On aimerait tant voir Jean Plantureux, justement au nom de son aversion des armes, du nucléaire et de l’arme nucléaire, brocarder sans pitié ces ralliés de la dernière heure à une cause qu’ils avaient jusqu’alors piétinée allégrement. Et en rêvant un peu, on se plaît même à imaginer un caricaturiste qui voit et donne à voir ce qui n’est pas vraiment invisible mais que les puissants s’évertuent à occulter : le caractère profondément indécent, injuste, inégalitaire, et même colonial et raciste, d’un discours qui réserve aux plus riches l’enrichissement de l’uranium et distingue entre les bonnes et les mauvaises bombes, suivant que vous serez puissant ou misérable, du Nord ou du Sud, occidental ou oriental, aligné ou non-aligné.
Il est vrai qu’au fil des années, « le regard de Plantu » – puisque tel est l’intitulé de la vignette qui illustre quotidiennement la une du Monde – a singulièrement perdu de son acuité, et qu’il est plus d’une fois devenu fort complaisant à l’endroit des puissants. Sans doute était-il donc naïf d’attendre du dessinateur-vedette une dénonciation de l’instrumentalisation de sa cause pour des intérêts sordidement géostratégiques, et d’attendre qu’il clame, comme un vulgaire militant pacifiste : « Pas en mon nom ! ». Mais on ne s’attendait pas non plus à l’hallucinant délire pictural qui a fait la une du journal le vendredi 21 mai 2010.
La chose frappe déjà par son titre :
« Mélange explosif : Iran, Turquie, Brésil et… nucléaire ».
Plantu porte donc son « regard », on l’aura compris, sur l’accord qu’ont signé les trois pays à Téhéran le17 mai, qui permettra à l’Iran d’enrichir son uranium à l’étranger, conformément aux recommandations de l’AIEA (Agence International de l’Énergie Atomique) [1], et ce « regard » est étrangement sélectif : on ne se souvient pas que les accords du même type aient dans le passé attiré autant le regard de notre caricaturiste lorsqu’ils engageaient des pays comme la France, l’Allemagne, les États-Unis ou Israël, et on ne comprend pas bien non plus en quoi l’énergie nucléaire brésilienne, turque ou iranienne serait plus « explosive » que l’énergie nucléaire made in France ou made in Occident.
On croit par ailleurs se souvenir, au-delà de la question du nucléaire, que les pays qui ont ces vingt dernières années fait « exploser » le plus de territoires, de bâtiments et de personnes humaines sont, entre autres, les États-Unis et Israël, et l’on imagine pourtant assez mal, à la une du Monde, une équation mettant en exergue le caractère particulièrement « explosif » du « mélange États-Unis, Israël et nucléaire ».
Suivons toutefois un sage conseil méthodologique, si souvent asséné à la une de nos quotidiens de référence : ne crions pas trop vite au racisme, même lorsqu’est effrontément assumé un tel deux poids deux mesures. Après tout, les raisons sont peut-être ailleurs, les choses sont souvent « complexes »…
Sauf que… le dessin qui illustre ce « mélange explosif » Iran-Turquie-Brésil-nucléaire nous propose une représentation très particulière des parties en présence. Les dirigeants signataires de l’accord du 17 mai, à savoir Mahmoud Amahdinejad, Recep Tayyip Erdogan et Luiz Inácio Lula da Silva (dit « Lula »), ne sont pas simplement caricaturés. Ils ne sont pas non plus mis en scène dans un costume d’ « apprentis-sorciers » jouant avec inconscience avec des produits dangereux – comme on aurait pu l’attendre de Plantu, friand d’archétypes culturels voire de clichés. Non : le caricaturiste a choisi une autre allégorie, beaucoup plus éloignée du sujet (le nucléaire, ses dangers, les risques d’« explosions ») que celle de l’apprenti-sorcier, une image dont à vrai dire, après dix jours de cogitation perplexe, on a toujours du mal à voir quel rapport elle peut entretenir avec ledit-sujet. Les présidents iranien, turc et brésilien sont en effet représentés comme des animaux, et pas vraiment des animaux majestueux – voyez plutôt :
Non, vous ne rêvez pas : Amahdinejad, Erdogan et Lula sont des singes ! L’Iranien, le Turc et le Brésilien, ces bronzés qui ont l’outrecuidance de se mêler d’affaires nucléaires, ces non-alignés qui passent des accords sans demander d’autorisation à l’Oncle Sam, méritaient manifestement, aux yeux de notre dessinateur de référence, d’être remis à leur place – celle qu’ils occupent manifestement dans son esprit : celle des primates [2].
Le dégoût m’empêche de conclure – posons nous simplement une question : comment un racisme aussi violent et grossier, recourant au stéréotype le plus rebattu et le plus répertorié de l’imagerie raciste, a-t-il été possible – non seulement dans la tête de Plantu mais aussi et surtout à la Une du Monde (après tout, Plantu s’est souvent vu refuser des dessins) ? Comment enfin a-t-il pu passer comme une lettre à la poste dans le public sans être dénoncé par un quelconque média concurrent ni une quelconque association antiraciste ? Je laisse à chacun-e le soin de répondre.