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Roi et Reine et Ange

Hommage à Little Richard l’interlope, bam, boom

par Pierre Tevanian
24 mai 2020

Les lignes qui suivent rendent hommage à un grand gars d’un mètre soixante-dix-sept, qui eut l’espièglerie de se rebaptiser le Petit Richard, et d’être un immense génie, l’un de ceux qui peuvent le plus sérieusement revendiquer le titre de Roi, et bien plus que cela : de créateur, d’inventeur du Rock’n’Roll. Il nous a quitté le 9 mai 2020, à l’âge de 87 ans, et n’a eu droit ni à la couverture de Libération, ni à celle des Inrockuptibles, ni à la moindre place en première page du Monde. Drôle d’époque, décidément.

Sans offense aucune pour le « King » Elvis, et pour les géniaux Buddy Holly, Eddie Cochran, Fats Domino ou Jerry Lee Lewis, Richard Wayne Penniman, dit Little Richard, aura sans doute été, de toute la génération des « pionniers du rock’n’roll », le plus novateur (avec Bo Diddley peut-être) et le plus important en termes de postérité, avec Chuck Berry – lui dans une lignée plus dionysiaque, si l’on parle comme Nietzsche, et le Chuck dans une lignée plus apollinienne. Autant, voire plus que son compatriote géorgien Ray Charles, il a bouleversé toute une génération et éveillé d’innombrables et sublimes vocations.

À la fin des années 1950, il est par exemple l’artiste préféré et le modèle absolu pour le tout jeune Otis Redding, qui s’inspire de son chant déchiré et déchirant – l’influence est flagrante lorsqu’on écoute Richard dans une ballade comme Directly from my heart to you, puis la merveilleuse reprise de Lucille par Otis. Un jeune musicien déjà sur la route, James Brown, est chamboulé lorsqu’il l’entend, au point de modifier sa musique et d’adopter son style, et on raconte même qu’il sera sa doublure le temps d’un concert, un soir où l’idole s’est désistée. L’influence, quoi qu’il en soit, est évidente, surtout lorsqu’on écoute le Richard dans les quelques morceaux lents dont il a parsemé son œuvre survoltée – ceux de sa période gospel, et plus encore ceux de son premier come-back dans la musique profane, avec des splendides soul ballads comme Hurry Sundown.

Au même moment, le jeune Robert Zimmermann, qui va bientôt se rebaptiser Bob Dylan, quitte son lycée en inscrivant dans le livre d’or, comme projet d’avenir : « rejoindre l’orchestre de Little Richard ». Et de l’autre côté de l’Atlantique, un teenager nommé David Jones, pris de la même envie en voyant le chanteur à la télévision, commande un saxophone pour Noël. Il deviendra finalement célèbre sous le nom de David Bowie.

La liste pourrait s’allonger encore longtemps, de tous ceux qui ont de longue date, et pas seulement à l’occasion de sa mort, payé leur dette, au moins en mots, à leur mentor déjanté. Citons simplement Lennon et McCartney, Michael Jackson, Mick Jagger, Freddie Mercury, et pour faire vite ajoutons ceci : sans Little Richard, pas de Rock’n’ Roll, en tout cas pas le même Rock’n’Roll, et pas de Soul moderne, pas de James Brown, pas d’Otis Redding, pas de Wilson Pickett, pas de Sam & Dave – et pas non plus de Tina Turner ! Pas non plus de Creedence Clearwater Revival, pas de Glam-Rock, pas de Punk-Rock. Pas d’Iggy & the Stooges, pas de Ziggy Stardust, pas de Sly and the Family Stone, pas de Hendrix, pas de Sylvester, pas de Prince, pas d’Outkast – je m’arrête, rien que d’y penser, c’est trop triste !

C’est évidemment une manière de parler, forcément simpliste. En vérité Richard Wayne Penniman n’invente pas tout, tout seul, et d’un seul coup. Lorsqu’à 22 ans il casse la baraque avec Tutti frutti et son célèbre « A-wop-bop-a-loo-bop-a-lop-bam-boom ! », puis Lucille, puis Long Tall Sally, Rip it up et quelques autres désormais classiques comme Jenny Jenny Jenny, Keep a knockin’, Good golly miss Molly, Ooh My Soul ou Bama lama bama loo, et des dizaines d’autres moins connues mais du même tonneau, il a déjà une longue carrière derrière lui, toute une initiation, toute une pléiade de mentors et de modèles. La religion d’abord, et le gospel, comme pour beaucoup des grands noms de ce qu’ont été au vingtième siècle le Blues, le Rhythm’n’Blues, le Jazz, le Rock et la Soul. La scène R&B interlope ensuite, Queer Of Color avant l’heure de cette appellation, où le jeune Richard rencontre, admire et assimile le style flamboyant de Billy Wright, artiste ouvertement homosexuel. Et avant cela le R&B furieux de Sister Rosetta Tharpe, homosexuelle aussi, qui fut son idole de jeunesse et lui offre sa première scène, en première partie, alors qu’il n’est âgé que de quatorze ans. Puis le style vocal slow drag de Big Maybelle, et les extravagances de Patsy Vidalia, la drag queen du Dew Drop Inn, un club de la Nouvelle Orléans [1].

Chassé du domicile familial tout jeune à cause de son « efféminement » et de sa sexualité « déviante », Richard lui aussi commence comme drag queen, sous le nom de Princesse LaVonne, dans des spectacles itinérants au Sud des États-Unis, à la fin des années 1940. Il accélère le tempo, monte le volume, pousse sa voix, travaille son cri délicieusement hystérique, et finit par se trouver. Un soir de concert en 1953, dans un de ces éclats de rires dont il a fait sa marque, il se proclame « le Roi du Blues, et aussi la Reine ! » [2].

Toute cette filiation, toute cette socialisation, toute cette incorporation d’une subculture populaire, noire, féminine et homosexuelle, est à la fois connue, racontée par l’intéressé dans la « biographie autorisée » de Charles White (The Life and Times of Little Richard), et méconnue, passée sous silence la plupart du temps, comme est passée sous silence la profonde empreinte de ce background dans l’œuvre de Little Richard. Les coiffures, le maquillage, les paillettes, les tuniques et les capes, le style « folle » assumé par l’artiste, l’érotisme incandescent qui imprègne ses hurlements, et enfin les textes de ses plus grands tubes, après comme avant leur réécriture à destination du « grand public » (Tutti Frutti parle de sexe anal, Lucille d’une drag queen) : tout cela n’a cessé d’être silencié, euphémisé ou minoré, tant par les médias mainstream que par la presse spécialisée ou les amateurs éclairés, fantasmant souvent une « authenticité noire », forcément rurale, ascétique et hétérosexuelle.

Quand d’aventure on n’édulcore pas la dimension hypersexuelle de son art, ni le super-trouble dans le genre et dans la sexualité qui émane de sa musique, son chant et son show [3], ni son ancrage dans les cultures afro-américaines, c’est une autre dimension qui est occultée ou minorée, en France plus encore que partout ailleurs : la dimension religieuse. Prisonniers d’un autre fantasme, celui du bluesman ténébreux et enténébré, dépravé, alcoolique et revenu de tout, qui en sécularisant sa musique aurait définitivement coupé toute attache avec sa religion, et pourquoi pas, même, sympathisé avec le Diable (appelons cela l’Imagerie « Robert Johnson »), beaucoup de rock-critics et de fans ont pris l’habitude d’opposer binairement et bêtement, sans nuances et sans dialectique, les joies forcément sulfureuses du sexe, des drogues et du rock’n’roll d’un côté, et de l’autre un mauvais opium du peuple, nommé religion, qui ne saurait être ni sexy, ni rock’n’roll.

Sauf que... Sauf que toute l’histoire de la musique afro-américaine témoigne contre cette réduction. Tutoyer le diable n’a jamais empêché de tutoyer Dieu, et réciproquement. Little Richard, comme Sam Cooke, comme Marvin Gaye, comme Al Green, comme Aretha Franklin, en fut la preuve vivante. Le diable au corps et Dieu en tête, tou.te.s ont pu ressentir et exprimer dans leur musique, chacun.e à sa manière, des tensions et des contradictions entre leurs croyances et leurs attirances, mais leur dernier mot (Marvin Gaye bien sûr, mais aussi tou.te.s les autres) fut toujours, d’une manière ou d’une autre, la quête d’une harmonie entre les plaisirs de la chair et l’extase mystique, l’amour de Dieu, l’amour de Jésus et l’amour du prochain. Dans le cas de Little Richard, il suffit d’écouter ses plus grands succès Rock (de 1955 à 1959) puis ses trois albums de Gospel (de 1961 à 1963), puis son come-back Rock et R&B (en 1964), puis son retour au Gospel (en 1979) et enfin son dernier retour au Rock’n’Roll (à partir de 1986), pour se rendre à l’évidence : sous des formes différentes, c’est la même voix, la même pulsation, la même ferveur, la même rage de vivre et d’aimer qui se donne à entendre, et la même beauté, avec ou sans cris, avec ou sans chorale, avec ou sans violons, qu’il s’agisse de Lucille, de Molly, de Jenny, de la grande Sally ou de Jésus, ou du Seigneur. La musicalité et la volupté ne se dissipent pas par magie quand on se tourne vers Dieu, pas plus que la spiritualité ou la religiosité ne disparaissent quand on se remet à hurler, rocker et roller.

Little Richard nous laisse donc pour l’éternité quelques dizaines de rocks endiablés, mais le terme est impropre pour dire quels démons visitaient l’artiste quand il hurlait ses hymnes orgasmiques à la vie et à l’amour. Je dirais même que pour lui qui a tellement été en guerre contre lui-même, et qui semble avoir eu tant de mal à concilier ses amours et sa foi, son éducation, son destin social et racial, sa masculinité et sa féminité, sans oublier les agressions sexuelles subies adolescent (de la part de femmes plus âgées, et d’hommes blancs), pour lui qui de décennie en décennie est passé par toutes les contradictions, toutes les postures (du placard au coming out en passant par la repentance) et toutes les solutions doctrinales, des plus sordidement gayphobes et lesbophobes (dans son interview de 1980 à Rolling Stone) aux plus généreuses et inclusives (en 1995 dans Penthouse, « I’ve been gay all my life and I know God is a God of love, not of hate »), en passant par la revendication « omnisexuelle » (dans GQ en 2012), pour lui donc qui s’est tant battu et débattu dans le monde social (celui où l’on donne des interviews aux magazines), la musique et la scène ont constitué dès l’origine un monde alternatif (Ernst Bloch dirait une utopie, Foucault une hétérotopie, Jésus Christ l’appelle le Royaume) où il a pu simplement et tranquillement être lui-même. Un monde où le sexe, le genre, la sexualité, la foi et toutes les parcelles de son être pouvaient se déployer et aller au bout de leur puissance, en paix, en harmonie, et même en amour et en amitié les unes avec les autres. Ses rocks sont donc endiablés, et en même temps peu de productions humaines contiennent aussi peu de diable, et autant de divinité. Grâces soient donc rendues à l’Ange Richard Wayne Penniman, dit Little Richard, merci à lui mille fois, et wop bop a loo bop a lop bam boom !

Notes

[1Cf. Tavia Nyong’o, « Too black, too queer, too holy : why Little Richard never truly got his dues », The Guardian, 12/5/2020, et Charles White, The Life and Times of Little Richard, Omnibus Press, 2003

[3Du temps de Tutti Frutti, bien qu’il se mette en scène clairement comme une « folle », c’étaient les filles qui lui envoyaient leurs petites culottes sur scène.