Une femme accompagnée
La première condition pour y entrer, c’est déjà d’être... accompagnée par un homme ! Accompagnée, Simone de Beauvoir (alias « compagne de Sartre ») l’est tout au long reportage du Nouvel Observateur. Celui-ci s’ouvre par le récit de sa liaison avec Claude Lanzmann, enchaîne avec Sartre, et se termine par l’amant américain Nelson Algren. Les premiers paragraphes font voir une femme qui vit une relation intense et conjugale (ses lettres à Lanzmann sont signées « ta femme »), une femme pleine de gratitude devant cet amour inespéré (« Elle qui se croyait désormais trop vieille pour l’amour en pleure alors de bonheur », écrivent les journalistes à propos d’une femme de... 44 ans !). Ou, pour reprendre les termes de Claude Lanzmann, « une vraie femme, complète ».
Un temps interloquée, on se demande : Lanzmann - et les journalistes - parlent-ils bien de Simone de Beauvoir ? L’auteure de « on ne naît pas femme, on le devient », celle qui a montré qu’être une femme ne renvoyait à aucune « nature » qui la prédéterminerait ? Il semble bien que oui, et le ton est donné : la vraie femme n’est pas la féministe et la militante que beaucoup connaissent, c’est la « grande amoureuse », nous explique Arielle Dombasle, sollicitée par le Nouvel Observateur – on ne sait à quel titre (peut-être parce qu’elle est, elle aussi, ce que Beauvoir semble être avant tout à leurs yeux : « femme de philosophe » ?).
Tout se passe donc comme si la vie amoureuse d’une femme qui ne s’est pas mariée, n’a pas eu d’enfants et semble avoir connu un certain nombre d’amant-e-s s’était en réalité déployée uniquement sous la tutelle des hommes (les relations homosexuelles de Simone de Beauvoir ne sont évoquées que comme manifestation de sa personnalité « manipulatrice »), sur le mode de la passion tragique et sur fond de réconciliation tardive avec la conjugalité monogame (elle est enterrée « portant au doigt l’anneau d’argent que lui avait offert Nelson Algren »). Antiféministe, la peopolisation de Simone de Beauvoir ? A plus d’un titre.
Le corps et l’esprit
La photo publiée en Une a beaucoup choqué. Elle est, comme l’insistance sur la vie amoureuse de Beauvoir, assurément choquante. Comme si la philosophe avait dû subir une autre épreuve avant d’avoir l’honneur des magazines et la gloire de la célébration nationale : non pas seulement donner des gages de son amour pour les hommes, mais aussi... se déshabiller. Le rappel à l’ordre est implacable : une femme est une « vraie » femme qu’en tant qu’elle est un corps, et un corps qui ne se refuse pas au regard des hommes... ni des publicitaires.
Mais cette photo dénudée ne prend tout son sens que par rapport au reportage de Agathe Logeart et Aude Lancelin, et à l’opposition radicale, manichéenne, sur laquelle il repose, entre la vie sexuelle et affective de Simone de Beauvoir d’une part et sa vie intellectuelle et militante d’autre part. « La compagne de Sartre déclara la guerre au patriarcat mais fut aussi victime de la passion », est-il expliqué en introduction. D’un côté Simone de Beauvoir agrégée de philosophie, auteure du Deuxième sexe et prix Goncourt, militante féministe et de gauche ; de l’autre Simone de Beauvoir femme et amante, emportée par le désir et les passions : les deux réalités sont pensées comme antagonistes ; comme si la vie amoureuse de Simone de Beauvoir, son compagnonnage intellectuel et son couple non exclusif avec Sartre, n’avaient rien à voir avec son questionnement des normes conjugales et familiales.
Rien, de fait, de ce qui ressort du « privé » de la vie de Simone de Beauvoir n’est jamais pensé comme « politique » : on en reste à cette opposition si « traditionnelle » - et plus exactement réactionnaire - entre l’affect et l’intellect, le corps et l’esprit [2]. Cette opposition est sans doute une ficelle journalistique (la révélation croustillante des secrets privés d’une personne publique), mais elle permet aussi de réaffirmer la distinction entre des domaines qui seraient « naturellement » investis par les hommes et les femmes. Aux hommes l’abstraction, aux femmes la passion. La tentative faite par Beauvoir de déconstruire dans ses livres, et de dépasser dans sa vie, cette sacro-sainte barrière ontologique est d’ailleurs associée systématiquement à l’intolérance, la sécheresse et finalement le malheur. Simone de Beauvoir est, toujours dans le même article, une « donneuse de leçons et corsetée dans ses certitudes » ; elle est assurément « sincère » dans son engagement, mais « si froide », expliquent les journalistes, qui n’hésitent pas à la qualifier de « Dame de fer sartrienne ».
L’opposition est renforcée par le propos implicite du reportage : la « nature », finalement, reprend toujours le dessus. Simone de Beauvoir n’est-elle pas restée « midinette jusqu’au bout de ses ongles laqués » ? Et Philippe Sollers d’expliquer que, par sa voix, « haut perchée, désagréable, butée, didactique, elle semblait vouloir nier sa belle image ». On l’aura compris : c’est dans le domaine de l’apparence, et non du langage articulé, que Beauvoir est la plus charmante. Ce que confirme Arielle Dombasle : « cachée derrière des tailleurs rêches et des turbans austères », elle était quand même « une femme ravissante ». Ouf ! Il aurait quand même été malséant qu’une femme célèbre et française soit moche et mal fagotée !
La Simone de Beauvoir intellectuelle et militante est définitivement enterrée par l’audace prophétique sollersienne : « elle restera comme une grande épistolière ». Décrétant supérieurs à son œuvre théorique, propice aux « récupérations militantes ou universitaires », les chefs d’œuvre que sont ses lettres d’amours, il nous invite à « (re)lire Beauvoir » épistolière, la Beauvoir du secret et du privé, des sentiments et de l’épanchement : Beauvoir enfin « sensuelle, drôle ».
Une histoire tragique
La revanche de la nature contre l’hybris intellectuelle et féministe est toutefois racontée, dans le Nouvel Observateur, comme une histoire tragique. Ce qui n’est pas sans conséquences sur la vision qui est donnée du féminisme. Le drame et le pathos dont est pimenté le reportage du Nouvel Observateur viennent en effet alimenter la thématique favorite du backlash antiféministe [3] : le combat des femmes dessèche, isole, rend malheureux.
Cette conclusion est amenée progressivement par l’idée que le combat de Beauvoir est un combat violent. La « guerre » qu’elle mène est réduite à quelques revendications rapidement évoquées : « refuser l’avenir mâle », la non mixité des groupes féministes, la défense du droit des femmes à la violence et l’apprentissage du karaté, la suppression de la famille au profit de la communauté... On aurait pu s’attendre à des explications, des commentaires. On devra se contenter d’une simple énumération, immédiatement suivie par cette ahurissante question, aux accents mi-compatissants, mi-accusateurs : « Lue et écoutée, célébrée dans le monde entier, est-elle pour autant heureuse ? ».
La réponse tant attendue nous est donnée quelques pages plus loin par la décidément incontournable Arielle Dombasle, qui va jusqu’à célébrer l’échec de la quête beauvoirienne d’une « liberté au-dessus de ses forces ». Et la comédienne-cantatrice de conclure sur une bouleversante vision de Beauvoir qui « allait s’asseoir sur un petit banc, seule, près de la tombe de Sartre, (...) pleurant l’amour de toute une vie ».
Patrimoine national
Pourtant, c’est ce destin tragique qui fait de Simone de Beauvoir - on le comprend à la lecture du Nouvel Observateur - une femme exceptionnelle. Pourquoi ? En raison de son caractère posé, de façon complètement tautologique, comme exceptionnel, et jamais en lien avec son œuvre et son action. Le titre du reportage « Une femme scandaleuse » est de ce point de vue très révélateur, car si les journalistes citent les réactions indignées de Camus ou de Mauriac après la parution du Deuxième sexe en 1949, elles ne jugent en revanche pas opportun de préciser quelles sont les thèses qui ont suscité cette mâle indignation !
Simone de Beauvoir entre en somme dans le patrimoine national à la manière de Guy Môquet dans le panthéon sarkoziste : comme un personnage complètement mythifié et dépolitisé, déconnecté de tout contexte social et tous rapports de domination [4]. Les conflits sont gommés, au profit d’une célébration du génie national, à laquelle Simone de Beauvoir est gracieusement invitée à participer. Il est d’ailleurs très symptomatique que l’article consacré à l’actualité de Beauvoir enchaîne les témoignages de personnalités féministes contemporaines, présentées comme des individualités et jamais comme actrices des luttes collective actuelles. A contrario, la part belle est donnée, dans des encarts, à Philippe Sollers ou Arielle Dombasle, célébrités parlant d’égal à égal avec Beauvoir, mais peu connus, c’est le moins qu’on puisse dire, ni pour leur œuvre philosophique ni par leur engagement féministe.
Roland Barthes a montré comment la description des écrivains en vacances venait renforcer l’image de personnages « à part », célébrés en tant que tels et jamais pour leur production et rôle singuliers [5]. Rien d’étonnant que le reportage sur Simone de Beauvoir se termine sur l’hommage des serveurs de la Coupole qui, « au passage du cortège, lui ont fait une haie d’honneur ». Le petit peuple respectueux, loin des « huées des féministes » contre Lanzmann évoquées plus haut dans l’article. Qu’il nous soit pourtant permis de préférer les huées, et d’espérer que d’autres huées viennent perturber le consensus bien peu féministe de cette patrimonialisation très ... patriarcale.