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Pourquoi les mots sont importants

Retour sur dix années d’analyse des discours

par Pierre Tevanian, Sylvie Tissot
30 août 2015

Des sondages faussement neutres et vraiment orientés, des éditoriaux agressifs et donneurs de leçon, des bavures médiatiques, des indignations publiques à géométrie variable (suivant que vous serez puissant ou misérable, blanc ou noir, catho-laïque ou musulman), des inventions lexicales faussement bienveillantes (comme la mixité ou la diversité) ou franchement malveillantes (comme le communautarisme et la repentance), des évolutions idéologiques inquiétantes (la lepénisation, le sarkozysme, l’islamophobie et ses déclinaisons faussement « laïques-et-féministes »), et enfin la radicalisation et la « décomplexion » du racisme, du sexisme et du mépris de classe : voilà de quoi, entre autres, il est question dans le recueil Les mots sont importants, dont voici l’introduction.

À côté des raisons biographiques ou sociologiques qui expliquent notre intérêt pour le langage et notre goût pour la critique, les raisons politiques qui nous ont poussé à investir le champ de la critique du langage, et plus spécifiquement de la langue des dominants, n’ont au fond rien d’original ni de nouveau. Georges Orwell, dès les années 1940, les expliquait avec force :

« À notre époque, les discours et les écrits politiques sont pour l’essentiel une défense de l’indéfendable. Des événements comme la continuation de la domination britannique en Inde, les purges et les déportations en Russie, le lancement de la bombe atomique sur le Japon, peuvent bien sûr être défendus, mais seulement avec des arguments que la plupart des gens ne peuvent pas reprendre à leur compte, et qui ne s’inscrivent pas dans les buts professés par les partis politiques.

Ainsi le langage politique consiste-t-il pour une grande part en euphémismes, pétitions de principe et pure confusion. Des villages sans défense sont bombardés par l’aviation, les habitants sont chassés vers la campagne, le bétail est passé à la mitrailleuse, les maisons sont incendiées : on appelle cela pacification. Des millions de paysans se font voler leur ferme et sont jetés sur les routes avec pour seul viatique ce qu’ils peuvent porter : on appelle cela transfert de population, ou rectification de frontière. Des gens sont emprisonnés pour des années sans jugement, ou abattus d’une balle dans la nuque, ou envoyés mourir du scorbut dans les camps de bûcherons de l’arctique : on appelle cela élimination des éléments suspects. Une telle phraséologie est nécessaire pour susciter les images qui leur correspondent.

Prenez par exemple un professeur anglais qui vit à l’aise et qui défend le totalitarisme russe. Il ne peut dire d’un trait : “je crois qu’il faut tuer ses adversaires toutes les fois qu’on peut en tirer un résultat profitable”. Par conséquent, il dira plutôt quelque chose de ce genre : “Tout en concédant volontiers que le régime soviétique affiche certains traits que les humanistes sont enclins à déplorer, nous devons, je pense, reconnaître qu’une certaine restriction du droit de l’opposition politique est un corollaire inévitable des périodes de transition, et que les rigueurs avec lesquelles le peuple russe a été confronté ont été amplement justifiées dans la sphère des réalisations concrètes”. » [1]

Le fait qu’Orwell ait ciblé son travail critique sur des régimes totalitaires ou coloniaux et que nous nous consacrions pour notre part à des contextes démocratiques et post-coloniaux ne change pas fondamentalement l’enjeu, bien au contraire : plus un régime se dit démocratique et égalitaire, plus il doit légitimer la violence qu’il exerce et l’ordre inégalitaire qu’il instaure.
Quant au rôle politique de plus en plus important que jouent les images du fait de l’essor et de la quasi-hégémonie des médias audiovisuels, s’il appelle en réponse une attention critique spécifique aux choix d’images, à leur cadrage et à leur montage – celle d’un Serge Daney, par exemple [2] – il n’annule pas, loin s’en faut, la centralité du langage dans la sphère du combat culturel et idéologique. Pierre Bourdieu l’a souligné :

« En fait, paradoxalement, le monde de l’image est dominé par les mots. La photo n’est rien sans la légende qui dit ce qu’il faut lire – legendum –, c’est-à-dire bien souvent des légendes qui font voir n’importe quoi. Nommer, on le sait, c’est faire voir, c’est créer, porter à l’existence. Et les mots peuvent faire des ravages : islam, islamique, islamiste – le foulard est-il islamique ou islamiste ? Et s’il s’agissait d’un fichu, sans plus ? Il m’arrive d’avoir envie de reprendre chaque mot des présentateurs qui parlent souvent à la légère sans avoir la moindre idée de la difficulté et de la gravité de ce qu’ils évoquent et des responsabilités qu’ils encourent en les évoquant, devant des milliers de téléspectateurs, sans les comprendre et sans comprendre qu’ils ne les comprennent pas. Parce que ces mots font des choses, créent des fantasmes, des peurs, des phobies ou, simplement, des représentations fausses. » [3]

Il est dès lors assez indifférent, du point de vue de notre travail, que les discours critiqués émanent de la presse écrite, de la radio ou de la télévision – cela d’autant plus que c’est la même langue qui s’y exprime… et souvent les mêmes locuteurs : ces fameux éditocrates [4] (Alain Duhamel, Laurent Joffrin, Jacques Attali, Bernard-Henri Lévy, Alexandre Adler, Christophe Barbier, Nicolas Baverez, Caroline Fourest, Jacques Marseille, Jacques Julliard, Philippe Val et une poignée d’autres) qui sont devenus, que nous le voulions ou non, les ténors de l’air du temps.

Il serait bien entendu abusif d’envisager de manière trop massive la langue des grands médias, en méconnaissant son hétérogénéité : même si la soumission à l’ordre établi demeure en tout lieu la règle, et même si l’on peut affirmer que tous les grands médias promeuvent pour l’essentiel une langue normalisée et appauvrie, une certaine hétérogénéité se manifeste toutefois. D’abord entre des médias populistes comme TF1, RTL ou Le Parisien, qui propagent une version pauvre, caricaturale et édulcorée de la culture populaire : la culture de masse – avec son avatar linguistique : une langue de masse – et des médias élitistes comme Le Monde, Le Nouvel Observateur, France Culture ou Arte, qui cultivent davantage la distinction et la cuistrerie. Ensuite entre les programmes de divertissement (jeux, reality-shows, talk-shows sans dimension politique affichée), la fiction, les programmes culturels, l’information, le commentaire politique et les « débats de société ». Du point de vue de la critique de la langue, tous ces types d’émissions méritent une lecture politique même si, de fait, nous concentrons pour notre part l’essentiel de notre attention sur l’information, le commentaire et le débat, en pointant deux langues sensiblement différentes, mais passibles des mêmes critiques :

 la langue du journalisme d’information ou d’enquête, dont nous dénonçons la fausse neutralité, la croyance naïve au « fait » et la méconnaissance de sa construction sociale (nous avons par exemple produit plusieurs analyses déconstruisant l’apparente réalité objective du « problème de l’immigration », du « problème des quartiers sensibles », du « problème de l’insécurité » et du « problème du voile à l’école », ou encore la fausse évidence, considérée comme acquise dans la plupart des reportages, d’une augmentation et d’une spécificité banlieusarde et « arabo-musulmane » des violences sexistes).

 la langue du commentaire autorisé, désormais rebaptisé « décryptage », dont nous dénonçons la fausse impartialité en mettant à jour leurs partis-pris implicites, leurs points aveugles et leurs présupposés idéologiques.

Nous avons retenu ici trente textes, regroupés en sept thématiques. Un premier chapitre, intitulé « Poupées ventriloques », analyse à partir d’exemples précis la manière dont la parole populaire est confisquée par ceux là-même qui prétendent la recueillir et la publiciser : les éditorialistes armés de sondages qui font dire à « l’opinion publique » absolument tout ce qu’ils veulent. Le chapitre suivant, « La France d’en bas vue d’en haut », s’intéresse à la manière dont ces mêmes éditorialistes, populistes lorsque le peuple opine sagement aux « inquiétudes » et aux « réformes » que lui ont concoctées les sondeurs, deviennent tout à coup anti-populistes à chaque fois qu’émerge une expression populaire authentique et autonome : la grève, l’émeute ou cette émeute électorale que fut la victoire du Non au référendum européen de 2005. Dans ces moments incontrôlés où les élites ne parviennent plus à « parler le peuple », le commentaire politique autorisé change de registre et parle du peuple – en des termes révélateurs d’un profond mépris de classe.

Ce qui est en question dans ces deux chapitres est en somme la distribution de la parole : qui est sujet du discours autorisé, qui n’est qu’objet ? Bref : qui parle de qui ? On l’oublie trop souvent : les rapports du pouvoir s’expriment sur le plan linguistique autant que sur le plan politique, économique ou social. Le dominant est entre autres choses celui qui a la parole tandis que le dominé doit sans cesse la conquérir. Quand le second doit se battre non seulement pour avoir la parole mais aussi et surtout pour être écouté (c’est-à-dire pris au sérieux) et entendu (c’est-à-dire au moins compris, à défaut d’être approuvé), le premier est investi d’une autorité symbolique qui lui donne à peu près toute légitimité à dire à peu près tout ce qu’il veut sur à peu près tous les sujets et sa parole jouit d’une légitimité, d’un intérêt et d’un crédit quasi-naturels. C’est ainsi par exemple que, parallèlement à la domination militaire, politique et économique que la France coloniale a exercé et exerce sur une bonne partie de l’Afrique noire, s’est mis en place un ordre symbolique qui répercute la division sociale du travail sur le terrain linguistique en instituant les Français blancs dans le rôle de sujet ou d’agent d’énonciation tandis que les Africains sont relégués soit au rang d’objet soit à celui de destinataire des discours – c’est ce qu’a illustré sous une forme particulièrement brutale l’ahurissant Discours de Dakar de Nicolas Sarkozy [5].

Le troisième chapitre poursuit la réflexion en s’attardant sur le contenu des discours : comment nos clercs, éditorialistes et journalistes parlent-ils du peuple et de ses différentes composantes – immigrés, jeunes des quartiers populaires, lesbiennes, femmes émancipées ? Une même réponse se dégage, au-delà des différences et des nuances : mal. Le discours est mal construit, mal fondé logiquement, mal étayé empiriquement, mauvais en somme d’un strict point de vue technique au regard des exigences du bon journalisme, mais aussi malveillant et malfaisant. Stigmatisation des pauvres et des étrangers, légitimation de la violence économique, raciste, sexiste et homophobe : les raisons sont nombreuses d’intituler ce chapitre « Mauvaises langues, mauvais traitements ».

Cette analyse qualitative du contenu des discours est prolongée dans le chapitre suivant par une perspective quantitative : comment, à quelle échelle et à quelle intensité ces discours autorisés sont-ils diffusés ? Quel bruit médiatique font-ils ? Quelle est leur force de frappe politique ? La signification et les effets sociaux d’un discours dépendent en effet autant de ce qui est dit que de qui le dit et de la manière dont le discours est reçu. Nous soulevons en particulier un effet de quantité particulièrement opérant ces dernières années : la figure du deux poids deux mesures, en particulier dans la manière de publiciser, réprouver et combattre les différentes formes de violence raciste ou sexiste. Toujours au détriment des mêmes…

Le cinquième chapitre resserre encore plus la focale en se concentrant sur des mots. Il porte plus précisément sur ce que Gille Deleuze appelait les gros concepts : ces grands mots d’apparence savante qui ont en commun d’intimider et de servir à ne pas penser. À la fois vides (de sens) et trop pleins (de présupposés et de moralisme), ils forment l’armature de ce qu’Orwell a nommé la novlangue du pouvoir. Alain Bihr en a répertorié un certain nombre, en particulier dans le domaine des discours socio-économique [6], nous en avons retenus quatre, apparus récemment et vite devenus hégémoniques : la mixité sociale et la diversité (coefficientées positivement), le communautarisme et la honte d’être français (coefficientés négativement).

Ironiquement intitulé « Grandes questions », le sixième chapitre vient contester le monopole de l’objectivité et du discours vrai que se sont réservé les clercs de l’ordre dominant, qu’ils soient écrivains, éditorialistes, chargés de cours à Sciences-Po ou histrions télévisuels – ou, comme c’est souvent le cas, tout cela à la fois. Nous y proposons des analyses approfondies qui ont en commun d’aller à contre-courant des interprétations dominantes de divers phénomènes : la lepénisation et les dessous de l’identité nationale, la nature du sarkozysme et les raisons de son succès, les enjeux de la lutte contre le sexisme en banlieue mais aussi la construction-même de cet objet politique très particulier qu’est la banlieue.

Nous avons réuni pour finir plusieurs textes d’intervention sur l’hétérosexisme, et plus précisément sur ses formes machistes et virilistes, telles qu’elles se manifestent dans les hautes sphères de la politique, de la culture et de la communication – ce Gotha qu’on nous présente toujours comme policé et courtois par opposition aux maris violents, jeunes violeurs et autres harceleurs supposés tous d’origine populaire, pas très française et pas très catho-laïque. En épinglant entre autres Julien Dray, Ségolène Royal, Xavier Darcos, Eric Zemmour, Alain Soral, Patrick Buisson et Dominique de Villepin, sans oublier notre petite bite sur pattes nationale, Nicolas Sarkozy, ces textes sont autant d’occasions de rappeler que le sexisme, y compris le plus grossier, est loin d’être l’apanage des gueux et des basanés.

De cet ensemble se dégage, nous l’espérons, un souci qui anime le travail de publication poursuivi depuis dix ans autour du site lmsi.net : contribuer, avec bien d’autres collectifs et médias alternatifs, à promouvoir une contre-culture anticapitaliste, antiraciste et antisexiste. Ce travail et ce livre sont dédiés à toutes celles et ceux qui, loin des radicalités aristocratiques, du communisme mondain et des poses prophétiques, s’engagent en pensée, en paroles et en actes, et s’efforcent jusque dans leur vie professionnelle et affective de faire vivre un minimum les mots émancipation, égalité et amitié.

P.-S.

Le livre de Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, Les mots sont importants, est en vente en ligne sur le site des Editions Libertalia.

Table des matières

Présentation. Pourquoi les mots sont importants

I. Poupées ventriloques

1. La France d’en bas n’est pas sarkoziste

2. Le populisme contre le peuple

3. État de l’opinion ou opinion de l’État ?

4. Perdre son honneur ne fait pas gagner les élections

II. La France d’en bas vue d’en haut

1. Le 21 avril : usages et mésusages

2. Un cri de douleur de Serge July

3. Écrire contre la canaille

4. L’école du mépris

III. Mauvais traitements

1. Une bavure médiatique

2. Retour sur une émeute

3. Une nouvelle zone dangereuse : le festival du film féministe et lesbien

4. Beauvoir revisitée

5. Les chemins de la méconnaissance

IV. Deux poids, deux mesures

1. Un négationnisme respectable

2. Une fatwa contre Bové ?

3. Charlie Sarkozy et Nico hebdo

4. Un devoir de réserve à géométrie variable

V. Gros concepts

1. La mixité contre le droit

2. Le repli communautaire : un concept policier

3. Honte d’être français, honte d’être un homme

4. Des jeunes d’origine difficile aux candidats issus de la diversité

VI. Grandes questions

1. Racisme, lepénisme et lepénisation

2. Qu’est-ce que le sarkozisme ?

3. Bilan d’un féminisme d’État

4. Aux banlieues, la République reconnaissante

5. Les dessous de l’identité nationale

VII. Grosses bites

1. String, voile et poing dans la gueule

2. Les choses en main

3. Les mains, les couilles et le trou du cul

4. Les couilles de Villepin

5. Travail, Famille, Partouze

Conclusion. La langue des maîtres et sa fabrique

Notes

[1George Orwell, « La politique et la langue anglaise », in Tels étaient nos plaisirs et autres essais. 1944-1949, Ivrea, 2005.

[2Cf. notamment Le salaire du zappeur, P.O.L, 1993 et Devant la recrudescence des vols de sac à main, Alea, 1993

[3Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Raisons d’Agir, 1998

[4Cf. Mona Chollet, Olivier Cyran, Sébastien Fontenelle, Mathias Reymond, Les éditocrates, La Découverte, 2009

[5Cf. Achille Mbembe, « L’Afrique de Nicolas Sarkozy ».

[6Cf. Alain Bihr, La novlangue néo-libérale, Éditions Pages Deux, 2007