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À droite toute

Retour sur un discours présidentiel

par Pierre Tevanian
16 juin 2020

Le président a donc parlé, pour nous proposer, je cite, « un nouveau chemin ». Autant le dire : celles et ceux qui attendaient, à la faveur de la crise du covid, une redécouverte de l’État Providence, un virage « social » ou « keynésien », ou simplement « une nouvelle présidence », plus « modeste », « moins verticale », moins « jupitérienne » (ainsi parlent nos éditocrates), risquent une franche déception. Le président le dit lui-même explicitement : le temps de « la santé avant l’économie » est passé. L’heure est à la « vie » qui reprend ses droits, même si l’on ne voit pas bien laquelle. Il suffit toutefois de bien écouter cette allocution pour l’entrevoir : l’heure est, tout simplement, à la reprise du process macronien, autrement dit à une droitisation tous azimuts, qui vire désormais à l’extrême.

Le virus se transmet beaucoup plus en espaces clos qu’ouverts, nous a-t-on appris au fil des dernières semaines, et notre président n’a pas manqué, en ouverture de son allocution, de nous mettre en garde contre « les rassemblements », car « nous savons qu’ils sont les principales occasions de propagation du virus ». À bon entendeur, puisque nous sommes au lendemain d’une grande manifestation contre le racisme et la violence policière, et à quelques jours d’une autre grande mobilisation, celle des personnels soignants en demande de moyens. Gare aux « rassemblements publics », donc, mais la logique aurait voulu que le président ajoute, à propos des rassemblements en vase clos, bien plus dangereux, par exemple dans les bus et les métros aux heures de pointe pour se rendre à l’école, ou à trente dans ces boites à chaussure que sont les salles de classe, quelque chose comme :

« Je les interdis formellement ».

Mais ce n’est pas cela qui fut dit. Ce qui fut dit est :

« Rentrée obligatoire pour tous des élèves ».

Comment nommer un tel mépris pour la logique, pour le bon sens, pour la santé publique, pour des vies humaines ?

Les fact checkers et les économistes critiques déconstruiront sans doute autant que nécessaire les déclarations autosatisfaites qui ont suivi ces propos inconséquents voire irresponsables en termes de santé publique, et par exemple ces fameux « près de 500 milliards d’euros » mobilisés pour « sauver l’emploi » et « soutenir les plus précaires ». On pourra aussi souligner le grand flou des annonces ronflantes sur la « reconstruction économique, écologique et solidaire ». Contentons-nous pour le moment de retenir la seule annonce claire en matière de politique économique de relance et de solidarité, en soulignant ce fait marquant : elle concerne non pas ce qui sera fait, mais ce qui ne sera pas fait. Rien ne sera fait, donc, en matière de politique fiscale. Pas de redistribution, pas de retour de l’ISF, pas de nouvel impôt ni de hausse d’impôts sur les hauts revenus, pas même sur les très grandes fortunes. Les ultra-riches peuvent se rassurer : le président leur reste fidèle et dévoué, il ne leur demande pas le moindre effort de solidarité.

Il est en fait inexact de dire qu’aucune mesure positive n’est annoncée. Une orientation est donnée, et elle aussi part à droite toute : il faudra « produire plus » et donc « travailler plus ». Traduisons : destruction accélérée des acquis sociaux.

On relèvera par ailleurs, dans ce discours présidentiel, un nouvel hommage très appuyé à tous « les soignants » – mais toujours sans aucune traduction en termes de salaires, de budgets, de conditions de travail, alors que lesdits soignants, aux abois, ulcérés, ne cessent de dénoncer la misère matérielle qui leur est faite et la « surdité » volontaire du chef de l’État.

Puis un autre hommage, tout aussi appuyé, « à tous ceux qui parmi vous ont continuer à travailler » (ce qui sous-entend clairement que « certains » ne l’ont pas fait, nous allons bientôt deviner qui), car grâce à eux « nous avons pu continuer de vivre et nous nourrir ».

Puis un troisième hommage, encore plus appuyé, aux policiers, garants de la sécurité, « sans laquelle il n’y a pas de liberté possible », alors que depuis deux semaines sortent tous les jours, sur cette police, de nouveaux témoignages accablants de violences sur enfant, de racisme quotidien, d’omerta, de dérives racistes violentes et massives sur Facebook, de sexisme, d’homophobie, d’infiltrations fascistes et même de tentations séditieuses.

Et comme un discours politique fait sens par ce qu’il dit mais aussi, tout autant, par ce qu’il ne dit pas, il faut souligner qu’un corps de métier manque à l’appel dans cette série d’hommages. Pas un mot de gratitude, pas un seul, n’est adressé aux enseignant.e.s qui pourtant, dans un contexte inédit et extrêmement difficile, sans aucune aide ministérielle, et même en dépit de l’incurie du ministère et d’une floppée désarçonnante d’annonces contradictoires, se sont occupés de leurs élèves confinés. Pas un mot de reconnaissance, donc, alors qu’une immense campagne médiatique monte en puissance depuis des semaines, traitant « les profs » de feignants et de déserteurs, dénuée de tout fondement empirique (contrairement aux mises en cause de la police), et s’appuyant essentiellement sur la déclaration anonyme… d’un ministre ! Nul besoin de faire un dessin : le président, quelques jours après avoir accusé publiquement « le monde universitaire » d’avoir « cassé en deux la république » (rien de moins !), a fait le choix de livrer en pâture à l’opinion publique la totalité du corps enseignant.

En résumé, pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu, le président cloue au pilori la « main gauche » de l’État tout en caressant sa « main droite » – qu’on pourrait même rebaptiser « la main d’extrême droite de l’État » puisque le vote des policiers aux dernières présidentielles s’est porté massivement sur Le Pen – à 51% dès le premier tour ! (et même à 68% chez les policiers actifs et chez les policiers de base). Ce faisant, il reproduit à l’identique, cela peut se vérifier, un positionnement qui est, depuis des décennies, celui de l’extrême droite française, celui de Le Pen fille et plus encore de Le Pen père.

La suite est, hélas, à l’avenant : « Nous unir autour du patriotisme républicain est une nécessité », tel est « le deuxième axe » que nous balance le président des ultra-riches. Unis, donc, mais pas solidaires ! Tous ensemble mais sans ISF ! Riches et pauvres, on est une grande famille, on serre les rangs, on communie autour de notre beau drapeau tricolore, mais pour ce qui est du porte-feuille, chacun sa merde !

Aux mauvais esprits qui entendraient dans cette « union » autour du « patriotisme » une reprise quasi terme à terme d’un célèbre nom de parti politique : « Rassemblement National », on rétorquera sans doute que ce qui fait la différence est que le patriotisme macronien est « républicain » – à quoi à leur tour les mauvais esprits répondront que Marine Le Pen ne cesse de qualifier son propre patriotisme de… républicain.

Reste à voir alors si l’usage que l’une (Le Pen) et l’autre (Macron) font de ce signifiant « République » en effet équivoque est le même ou non. L’actualité, secouée par de multiples manifestations de racisme et de violence policière, et par un mouvement social mondial de protestation contre ces fléaux, permet d’en avoir le cœur net. Écoutons donc le président expliciter ce qu’il entend par « union », par « patriotisme », et par « république », quand il fait face à ces enjeux : toute-puissance policière ou défense de l’État de Droit ? Statu quo raciste, ou lutte pour l’égalité ?

Le discours présidentiel, ici encore, frappe d’abord par son grand flou, même si ce flou laisse transparaître un parti-pris finalement très net. Au lieu de dire clairement aux manifestants qu’il les a entendus, au lieu de reconnaître l’existence d’une réalité avérée, la violence policière, documentée par maintes enquêtes journalistiques, études scientifiques, rapports d’Amnesty International ou du Défenseur des droits, au lieu d’annoncer des mesures précises pour y remédier, ou au moins de dire sa volonté d’y remédier, le président esquive le réel et se réfugie – en un tour de passe-passe rhétorique d’une absolue banalité – sur le terrain vague des valeurs et des pétitions de principe. Et encore faut-il préciser que lesdits principes – ces fameux principes « républicains », justement – sont singulièrement revus à la baisse :

« Nous sommes une nation où chacun, quelle que soit ses origines, sa religion, doit trouver sa place ».

Il se trouve que notre Constitution parle plutôt d’égalité des droits, ce qui est très différent de cette injonction à l’intégration renvoyant chacun à « sa place », sans dire laquelle ni où, en haut, au milieu ou tout en bas.

Le réel continue d’être escamoté lorsque la discrimination raciste est timidement évoquée, en une longue périphrase euphémisante :

« Le nom, l’adresse ou l’apparence réduisent encore trop souvent les chances que chacun doit avoir ».

Passons sur le concept d’égalité des chances, qui est mobilisé par le président en lieu et place de ceux d’égalité tout court, d’égalité des droits, et d’égalité de traitement, et dont les fondements inégalitaristes ont été bien analysés par exemple par Alain Bihr et Roland Pfefferkorn.

Passons aussi, cela vaut mieux, sur le « trop souvent », qui laisse entendre qu’un peu de discrimination, de temps en temps, ne nuit pas si ce n’est pas trop fréquent. Et rappelons la réalité, autrement plus crue : toutes les enquêtes indiquent que les entreprises et les bailleurs discriminent massivement selon la race, dans l’embauche, le travail ou le logement, au détriment des Noirs et des Arabes notamment, et cela dans une impunité quasi totale – seulement 4 condamnations par an en moyenne !

De nouvelles « décisions fortes pour l’égalité des chances » seront prises, s’empresse de promettre le président, mais là encore, on ne sait pas lesquelles. Pas un mot n’est dit sur une quelconque mesure concrète : les victimes du racisme, comme celles de l’arbitraire et de la violence policière, sont condamnées à attendre. Et cette extrême concision, cette extrême sobriété, cette extrême pauvreté de l’antiracisme présidentiel est d’autant plus inquiétante qu’elle est suivie par un « mais », lui-même suivi d’une interminable diatribe contre la « division » du pays, le « communautarisme », et même la « sécession » (rien que ça !), dont nous menaceraient d’obscures forces « dévoyant » la juste cause antiraciste – cela dans un contexte où l’on ne peut pas associer cette menace spectrale à autre chose qu’aux mobilisations antiracistes massives qui secouent le pays, entre lutte pour l’impunité policière et mise en cause des lieux mémoires racistes coloniaux ou esclavagistes.

En somme : loin de se réjouir de voir toute une population se mobiliser par dizaines voire centaines de milliers pour défendre les principes « républicains » de liberté, d’égalité et de fraternité, revendiquer leur effectivité, bref : faire vivre ces principes, notre président oppose un mépris souverain à ce mouvement social en l’ignorant, en refusant même de le nommer, en ne l’évoquant que par des périphrases injurieuses d’une outrance proprement délirante : « communautarisme », « combat inacceptable », « séparatistes », « réécriture mensongère et haineuse de notre passé ».

Pour le dire plus crûment, le président choisit son camp et le fait savoir : il apporte un soutien absolu, aveugle, inconditionnel, à une police que mille sources convergentes mettent en accusation, et il ne parle en revanche des forces antiracistes qu’en des termes péjoratifs, et même diabolisants.

Ce qui frappe aussi, c’est cet autre déséquilibre : ce président qui n’a pas une minute, une phrase, un mot à consacrer à l’annonce de ne serait-ce qu’une seule mesure précise contre les brutalités policières, contre le racisme et pour l’égalité, ce président qui demeure muet sur ce qu’il compte faire, devient tout à coup très bavard, une fois de plus, lorsqu’il s’agit de détailler ce qu’il ne va pas faire :

« La république n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire ! Elle n’oubliera aucune de ses oeuvres. Elle ne déboulonnera pas de statues. »

Plus fondamentalement, même si l’on fait abstraction de cette accablante dissymétrie, il reste la structure même du discours, sa construction, son ordre, qui nous dit sans équivoque à quoi l’on doit s’en tenir. Il est en effet établi, et chacun.e peut tous les jours en faire l’expérience, que dans une phrase qui contient un « mais », ce qui précède le « mais » n’a guère d’importance, l’essentiel étant ce qui vient après. Il y a d’ailleurs un exemple canonique qui l’illustre, et qui nous ramène à notre sujet : le tristement célèbre « je ne suis pas raciste mais... ». Un autre exemple m’est revenu en mémoire il y a quelques jours en apprenant la triste disparition de Maurice Rajsfus : il nous avait apporté son soutien (et plus précisément sa signature pour une pétition) contre la loi antivoile de 2003 en nous disant « je suis athée et bouffeur de curé mais là ce sont des gamines qui veulent aller à l’école », ce qui contrastait fortement et de manière heureuse avec la version opposée du mais, plus répandue hélas dans l’extrême gauche française : « je ne suis pas raciste mais je suis contre la religion » (donc non, pas de soutien, que ces « bigotes » se démerdent). Or, dans l’allocution présidentielle de ce 14 juin, les choses sont claires :

« Nous serons intraitables face au racisme, et des décisions fortes pour l’égalité des chances seront prises, mais nous ne tolérerons pas le communautarisme... »

Passons sur l’usage du mot « communautarisme », que le président prononce avec une animosité sur-jouée – dans une de ces pathétiques performances de virilité belliqueuse dont il a le secret. Signalons simplement que, comme à l’accoutumée depuis au moins une décennie, le mot n’est pas du tout défini, et la cible pas du tout désignée, ce qui autorise les fantasmagories les plus bêtes, méchantes et tout bonnement racistes. Attardons-nous plutôt sur la conclusion du président, glaçante :

« Nous devons plutôt lucidement regarder ensemble toute notre histoire, toutes nos mémoires, notre rapport à l’Afrique en particulier, pour bâtir un présent, et un avenir possible. Avec une volonté de vérité, et en aucun cas de revisiter ou de nier ce que nous sommes. »

Sur la forme, comme l’a fait remarquer Louis-Georges Tin, nous sommes en pleine dérive autocratique :

« La statue de l’Assemblée relève de l’Assemblée. Les rues Colbert relèvent des mairies. Les lycées Colbert relèvent des proviseurs et des conseils régionaux. Donc quand il dit que la France ne déboulonnera pas, il faut lui rappeler qu’il n’est pas la France, et qu’il n’est en rien décisionnaire sur le sujet. » [1]

Et sur le fond, la confusion est à son comble. Dans une performance grotesque de virilité identitaire qui rappelle furieusement Nicolas Sarkozy dans sa pire période, le président mélange mémoire et histoire, Ancien régime et République, et bien d’autres choses encore, pour finalement produire une bouillie consternante de non-sens si l’on s’en tient au texte, mais plus consternante encore par le sens qu’elle prend quand on prête attention au contexte. Car les statues déboulonnées qui font aujourd’hui débat sont des statues de marchands d’esclaves, ou de dirigeants politiques directement impliqués dans l’esclavage des Noirs, comme Colbert, auteur de l’abject Code Noir – qui, soit dit en passant, ne fait pas partie de « l’histoire » de « la République », mais de l’Ancien Régime. Peu importe, en fait : le président défend farouchement, rageusement, les statues des esclavagistes et des colons, qu’ils soient ou pas républicains, comme il défendait il y a deux ans la maison de Pierre Loti, apologue du génocide des Arméniens. Il choisit de faire corps, littéralement, avec les patrimoines les plus pourris et les plus criminels, et crache sa morgue de nanti à la gueule de toutes les communautés massacrées. En somme, le contenu manifeste de cette tirade, dénué de sens au premier abord, laisse apparaître un sens latent, comme dans une psychanalyse : cet homme nous dit qu’il « est » Colbert le négrier, qu’au-delà de sa personne c’est « l’être » français qui se confond avec Colbert le négrier, et que toucher à Colbert le négrier revient à « nier ce que nous sommes ».

Cette panique identitaire, cette défense teigneuse d’un ordre social et symbolique rétrograde, correspond-elle à la pensée et à la sensibilité profonde d’Emmanuel Macron, dont les affinités avec l’extrême droite, de Zemmour à Villiers, commencent à être notoires ? Ou s’agit-il d’un calcul cynique pour faire prospérer le Rassemblement National et ainsi s’assurer une réélection, à la faveur d’un nouveau « second tour imperdable » ? Ou les deux ? Peu importe au fond : quelles que soient les intentions et les motivations, un discours produit des effets. La destruction du service public, l’enterrement d’un mouvement social salvateur, l’absolution d’une institution régalienne gangrenée par la violence, le racisme et les tentations fascistes, la sanctification d’un patrimoine national puant et excluant, l’adoption et donc la diffusion et la légitimation d’une vision du monde poujadiste, autoritariste et suprémaciste (à bas les profs, vive la police, et vos gueules les Noirs), et au final des succès offerts sur un plateau à l’extrême droite dans un futur proche, bien au-delà peut-être des proportions prévues par notre aspirant à la réélection : voici « le chemin » où cet individu veut nous embarquer. À nous de décider si nous le laissons faire.

Notes

[1Publication Facebook