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Le cas Tariq Ramadan ou le défi de lutter sur plusieurs fronts

Pour une approche intersectionnelle des luttes antiracistes et antisexistes

par Souad Betka
21 mai 2023

Le procès pour viol de Tariq Ramadan a eu lieu la semaine dernière, trois ans d’emprisonnement ont été requis. Au-delà du jugement, qui sera rendu le 24 mai, il nous paraît important de revenir sur les réactions qu’avaient suscitées les prises de parole publiques des victimes de T. Ramadan en 2017, et notamment celles de « Brigitte », qui s’est à nouveau exprimée lors du procès. Dans un texte que nous reproduisons aujourd’hui tel qu’il a été publié le 7 novembre 2017, Souad Bekta exprimait son refus de voir les plaignantes traînées dans la boue au nom de l’anti-racisme.

« Laissons la justice faire son travail ! ». « Et la présomption d’innocence ? ». Le texte qui suit n’a évidemment pas pour vocation à se substituer au verdict judiciaire. On voit vite à sa lecture, d’ailleurs, qu’il est finalement peu question de « l’affaire Tariq Ramadan » en elle-même : ce sont les réactions suscitées par ce nouveau scandale qui m’intéressent et qui m’ont poussée à réagir. Par ailleurs, l’usage abusif de la présomption d’innocence pour suspendre toute pensée critique et verrouiller le débat politique sert un agenda clair auquel je m’oppose fortement, d’autant plus lorsqu’il devient un moyen d’accabler les plaignantes.

C’est un bien triste spectacle qui a accompagné et suivi les accusations de violences sexuelles et de viol à l’encontre de Tariq Ramadan. Les réactions, comme toujours, ont été extrêmement polarisées. Ici, un déferlement de haine, d’insultes sexistes et de commentaires d’une bassesse inégalée à l’encontre des plaignantes ; là, des commentaires racistes et islamophobes qui accablent, à travers un homme, toute une communauté.

Et n’est-ce pas le propre du racisme que de recourir à des procédés essentialistes : un homme musulman est toujours plus qu’un homme. Il est l’arbre qui représente la forêt, faute de la cacher. Il est la forêt. D’autres ont vu dans ces accusations une occasion en or pour faire taire Tariq Ramadan, perçu et fantasmé comme le cheval de Troie de l’islamisme en Europe.

Beaucoup attendent des réactions de la « communauté musulmane » et du monde associatif et religieux musulman. Regrette–t-on l’absence d’une campagne de type #NotInMyName ? Faut-il encore une fois, montrer patte blanche ?

Bien que critique de cette injonction pressante à réagir, je me retrouve là, moi, musulmane de France, militante antiraciste, prise par l’urgence d’écrire sur ce que révèlent les réactions révoltantes suscitées par cette affaire. Il semble primordial de rappeler que des accusations aussi graves doivent systématiquement être prises au sérieux et être reçues avec gravité. On ne prend pas une accusation de viol à la légère, d’autant plus lorsque des personnalités publiques sont concernées et que par conséquent, la violence des réactions de part et d’autre est si prévisible.

La nécessité d’une approche intersectionnelle

Nous voilà aujourd’hui face au problème de l’intersectionnalité vécu et théorisé par les féministes noires américaines. Dans son article fondateur « Démarginaliser l’intersection de la race et du sexe : une critique féministe noire de la doctrine anti discriminatoire, de la théorie féministe et des politiques antiracistes », Kimberlé Crenshaw relate que lorsqu’en 1851, dans le cadre de la convention des droits de la femme, Sojourner Thruth, une abolitionniste noire américaine et fervente défenseuse des droits des femmes, se leva pour prendre la parole, « plusieurs femmes blanches exhortèrent à la faire taire, craignant qu’elle puisse détourner l’attention pour le suffrage féminin [au profit de l’abolition de l’esclavage] ».

L’intersectionnalité désigne la situation de personnes qui subissent simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société. C’est une théorie qui promeut une approche intégrée des inégalités sociales en faisant lumière sur l’imbrication de différentes structures d’oppression (race, sexe, classe, etc.) et sur leur caractère indissociable. Ainsi, si toutes les femmes sont oppressées en tant que femmes, un mouvement féministe ne pourra prétendre parler pour toutes les femmes qu’à partir du moment où il prendra en considération la situation de femmes qui subissent également du racisme au sein d’une société.

Par conséquent, en insistant sur la nécessité d’une approche inclusive, l’approche intersectionnelle refuse la hiérarchisation des différentes structures de domination sociale. Les féministes noires étaient à la fois critiques du racisme au sein du mouvement des féministes blanches et du sexisme au sein des mouvements antiracistes, et au sein de la société toute entière.

Or, c’est une chose de hiérarchiser les structures de domination sociale. C’en est une autre d’utiliser une forme de domination pour en nier une autre, et c’est ce que l’affaire des accusations à l’encontre de Tariq Ramadan génère à plusieurs égards. On s’indigne autant des commentaires sexistes à l’encontre des plaignantes pour sauver la cause d’un antiracisme androcentré que des réflexions racistes et islamophobes qui nourrissent un féminisme dévoyé à géométrie variable.

Nous, féministes musulmanes, refusons de sacrifier la lutte contre le sexisme et les violences patriarcales au combat antiraciste. Et ce n’est pas faire le jeu de ceux qui nourrissent le racisme dans la société que de dire cela parce que nous dénonçons avec tout autant de fermeté leur féminisme partiel, partial et bien souvent raciste. Le refus de mener ces deux luttes de front ne fait que renforcer le statu quo.

Le racisme nourrit le sexisme, en stigmatisant celles qui sont à l’intersection de plusieurs logiques de domination. Les femmes racisées, et en particulier, dans le contexte français, les femmes musulmanes qui portent un foulard, sont exclues du discours féministe dominant et sont l’objet d’un discours d’injonctions profondément paternaliste, anti féministe et sexiste qui leur nie la possibilité de faire des choix. Le racisme encourage par ailleurs des logiques de défense chez les racisés qui vont jusqu’à la négation des violences faites aux femmes. Dans un climat islamophobe, on préférera croire à un complot plutôt que d’imaginer que « l’un des siens » puisse se rendre coupable de violences sexuelles, qui pourront être instrumentalisées à des fins racistes.

Vers un féminisme inclusif ?

À en croire les réseaux sociaux, la violence des réactions parmi les musulmanes et les musulmans est à la hauteur du choc que ces accusations ont provoqué. Comment est-ce qu’un homme qui n’était pas seulement un homme de pouvoir influent (Harvey Weinstein) ou un intellectuel mais aussi un théologien, dont les écrits et les interventions portaient sur des questions de morale religieuse appliquée et de justice sociale, comment un tel homme peut-il faire preuve d’un comportement en parfaite contradiction avec ses enseignements ?

Pour beaucoup, c’était un mentor, un modèle, non seulement sur le plan intellectuel mais aussi sur celui du caractère voire de la vertu. Nombreuses sont les personnes qui témoignent de l’impact positif que ses écrits ont pu avoir dans leur vie, sur le plan spirituel, intellectuel et politique. Elles se reconnaissent dans la façon dont il articule l’éthique personnelle et l’engagement politique pour plus de justice sociale. Dès lors, on comprend que tout un monde s’effondre. Quelles que soient les conclusions auxquelles parviendra la Justice, cette affaire marque un réel tournant.

Ce qui m’attriste pourtant est quelque chose de bien plus profond. Nous, musulman.e.s français.e.s, serions-nous à ce point fragiles que nous aurions intériorisé la logique essentialiste du racisme et de l’islamophobie qui veut que si l’un des nôtres tombe, nous soyons toutes et tous contaminé.e.s, et que notre monde s’effondre ? C’est en même temps révélateur de la force avec laquelle beaucoup de personnes se sont identifiées à Tariq Ramadan, qui, à bien des égards, a contribué à articuler un discours contre l’islamophobie en France. Aujourd’hui, par cette affaire, il contribue à la nourrir. On observe parfois des réactions très similaires à celles qui ont suivi les attentats terroristes ces dernières années : un ras-le-bol de la récupération politique qui surfe sur l’islamophobie et une peur d’une nouvelle vague de stigmatisation. On aura beau répéter que le patriarcat et les violences sexuelles n’ont pas de religion, la meute est lâchée.

À ce stade, une précision s’impose. Ce texte n’est assurément pas un témoignage, pour autant je ne veux pas prétendre à la neutralité. S’il est sage, face à des accusations aussi graves que le viol, d’attendre que la Justice fasse son travail, je dois avouer que seule la violence des faits relatés dans les témoignages m’a surprise. Comme toute personnalité charismatique, Tariq Ramadan suscite beaucoup de fascination, et cela le place dans un rapport de pouvoir, surtout vis à vis de ses coreligionnaires.

Depuis plus de cinq ans, de nombreuses militantes associatives musulmanes de mon entourage m’ont témoigné avoir été victimes d’insultes, de manipulation et de harcèlement sexuel de la part de cet homme. Et si sentiment de trahison et colère il y a de ma part, ce n’est pas, loin s’en faut, parce que je considérais cette personnalité médiatique comme un modèle de vertu, ou parce que s’est manifesté un contraste saisissant entre le rigorisme moral qui est prôné et le libertinage dont nombre de témoignages se font l’écho – et si les viols sont établis à l’issue du procès, cela prendra une dimension bien plus grande encore, bien au-delà de ce que certains voudraient réduire à une simple « affaire de mœurs ».

Le plus scandaleux, c’est le fait de profiter de la fragilité de ses coreligionnaires. Si les agressions sexuelles sont établies à l’issue du procès, ce seront encore une fois les personnes les plus vulnérables, à en croire le profil des plaignantes au moment des faits, qui auront été victimes de ces abus de pouvoir. Et si elles ne le sont pas, l’affaire aura permis de libérer la parole quant aux abus de pouvoir et manipulations diverses qui ont été relatées par de nombreuses femmes, et de rappeler à quel point, plus que jamais, nous ne pouvons faire l’économie d’une approche intersectionnelle des dominations sociales.

Pour finir, on peut s’interroger sur l’utilisation de l’antiracisme comme seul ou principal argumentaire de défense face aux accusations d’agressions sexuelles, et sur le choix lourd de sens de l’avocat qui représente la famille d’Adama Traoré. Ce choix, manifestement, donne à penser que cette affaire d’agressions sexuelles est une question de racisme et tend à, sinon effacer, du moins minimiser la nature des principaux chefs d’accusation.

Refusons de fermer les yeux sur la violence sexiste et patriarcale au nom de l’antiracisme. Nous ne sacrifierons pas la lutte contre le sexisme et les violences sexuelles sur l’autel d’un antiracisme non inclusif. Malgré la violence et l’humiliation que représente cette affaire pour les musulman.e.s, qui n’ont décidément pas fini d’entendre parler d’elles.eux dans les médias et les débats publics, on ose espérer que cette affaire fera lumière sur le sectarisme et l’aveuglement aux violences sexistes au sein des milieux associatifs et militants, et qu’une introspection permettra de comprendre pourquoi des femmes musulmanes victimes d’agressions sexuelles peuvent être tentées d’aller chercher auprès de Caroline Fourest le soutien que d’autres, plus proches, tardent à leur apporter.

Enfin, je me ferai la défenseuse d’une certaine forme de Made in France (ce qui en étonnera plus d’un !). Nous ne voulons plus être les objets d’études et les fonds de commerce de personnalités extérieures qui vivent à mille lieues des réalités qui sont les nôtres. Avec des amis comme eux, nous n’avons plus besoin d’ennemis politiques. Nous avons suffisamment de ressources locales dans le monde associatif musulman pour pouvoir nous passer des services empoisonnés d’un imam tunisien, d’un journaliste algérien, d’un psychanalyste tunisien, ou même d’un théologien suisse.

P.-S.

Ce texte a été repris dans le livre Mots et maux d’une décennie publié aux éditions Cambourakis en 2020.