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Nous sommes les 100%

A propos d’un sondage sur le harcèlement sexiste dans les transports en commun

par Dorothée Billard
27 avril 2015

Je n’avais pas le souvenir d’avoir déjà vu un sondage dont le résultat à une question posée soit 100%. – jusqu’à la semaine dernière, déclarée "semaine internationale contre le harcèlement de rue". À cette occasion, le "Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes" publie ce chiffre : 100% des utilisatrices de transports en commun interrogées ont subi au moins une fois dans leur vie du harcèlement sexiste ou une agression sexuelle. [1]

À première vue, c’est bizarre : une question dont la réponse est la même pour 100% des sondés est sûrement une question inutile. Du type : avez-vous parfois le nez qui coule ? Je suppose en tout cas que c’est une question dont la réponse ne doit étonner personne.

Et pourtant on s’étonne – oui enfin, la presse s’étonne et découvre l’ampleur de ce chiffre - sans nuance, sans marge d’erreur, rétif à toute interprétation. Les articles sur ce sujet me paraissent étranges et je ne m’y fais pas : ils accumulent les témoignages de femmes, multiplient les exemples jusqu’à l’écœurement, tout en récitant sagement les recommandations du "Haut Conseil". Finalement, au lieu de me réjouir que le sujet soit à l’ordre du jour, je ressens à les lire un vrai découragement.

Je remarque que souvent, ces articles sont écrits par des femmes [2] [3] [4]. Alors j’imagine la journaliste, rentrant chez elle, attendant sa correspondance à Montparnasse ou à Châtelet-les-Halles. Je me dis – je lui dis : "enfin, tu sais bien ce dont tu parles, et moi aussi je le sais, et tu sais que je le sais. Nous connaissons tout ça par coeur, n’avons-nous rien d’autre à dire là-dessus ? Qui veux-tu convaincre avec cet article ? À qui parles-tu ?"

Là, j’entrevois vaguement que les journaux ne s’adressent pas à moi. À nous. Aux femmes. Et ne l’ont jamais fait. On ne nous interdit pas de les lire, mais ce n’est pas vraiment la même chose.

Nous restons désespérément la troisième personne du pluriel de ces articles, même quand nous les écrivons. Le mode passif, les sondées, les draguées, les emmerdées, les tripotées.

En fait, ces articles sur le harcèlement de rue s’adressent aux autres 100% - aux 100% de l’autre moitié des gens, aux hommes. Pour les sensibiliser, les informer, les convaincre. C’est aussi ce que font les initiatrices du débat : Les femmes demandent poliment aux hommes de s’intéresser à leur problème et de faire quelque chose.

Voilà, il y a ce sondage, vous vous rendez compte, 100% des femmes disent se faire harceler et agresser dans l’espace public, ah oui, ma femme aussi le dit, la mienne, c’est bien simple, elle ne sort pas après 10h du soir. Les commentaires aux articles s’allongent, ça discute ferme.

Bref, le débat est à sa place, là où il doit être, là où nous essayons éperdument de le mettre pour le rendre visible : entre mecs. Le débat est entre les hommes – et à la réflexion, c’est à ça que doit servir une semaine internationale de quelque chose.

À ce qu’ils agissent enfin ! Qu’ils disent, avec cette première personne du pluriel qui est la leur : "Nous allons nous en occuper, nous allons mettre nos lois, notre police, notre vidéosurveillance, nos numéros d’appel d’urgence sur le coup. Nous la majorité des hommes qui trouvons ce harcèlement odieux, nous allons y remédier et punir la minorité d’hommes qui le pratique. D’ailleurs ça tombe bien, nous avons notre petite idée qui c’est…"

Mais à nous qui sommes l’objet de ces harcèlements – et l’objet de ces articles – ces 100% doivent absolument dire autre chose. Ces 100% sont bien plus que la réponse sans surprise à une question inutile.

Ils sont d’abord le constat que nous sommes d’accord.

Et être d’accord, c’est beaucoup quand on est la moitié des gens – et les deux tiers de ceux qui prennent les transports en commun. Cela permet d’imaginer ce qui se passe si nous voulons toutes quelque chose, si nous refusons d’être exclues de l’espace public, si 100% d’entre nous se lèvent quand l’une de nous est agressée.

Nous ne sommes pas seules, nous sommes les 100%.