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On ne peut pas tout dire

Introduction d’un petit éloge de la « censure »

par Sebastien Fontenelle
7 décembre 2022

Un jour, un livre : pendant toute la durée du mois de décembre, nous publions chaque jour la présentation et / ou un extrait d’un livre paru cette année, à offrir, s’offrir ou se faire offrir à l’occasion des fêtes de la Saint Nicolas, de Hanoukkah, de Noël, de la Saint Sylvestre, du Noël orthodoxe, du Noël arménien ou à toute autre occasion. Le livre du jour est consacré à un nouveau lieu commun : « On ne peut plus rien dire ! ». L’idéologie « woke » serait en effet à l’œuvre, annulant débats et représentations théâtrales, interdisant des livres, baillonnant les esprits libres qui font la France. Dans un ouvrage plus qu’utile, Sébastien Fontenelle revient sur cette curieuse thématique de la censure, les mensonges sur lesquels elle repose et la manière dont certain-es s’en sont tout de même prévalus pour dire tout et n’importe quoi, et surtout partout. Il montre aussi qu’il s’agit d’un discours défensif face à un profond renouvellement du débat public, et plus précisément face à l’apparition de voix longtemps minoritaires, peut-être insupportables pour certain-es, mais porteuses d’une nouvelle vision de ce qu’on peut dire et de ce qu’on ne peut pas dire. Nous reproduisons ici l’introduction d’une démonstration implacable – et finalement optimiste.

Le débat public est, en France, d’une rare cruauté.

Depuis des années, plus un jour ou presque ne s’écoule sans que des boutefeux ne lancent des anathèmes contre des cibles triées, appartenant pour la plupart à des groupes ou minorités qui, tous, sont déjà chargés d’une longue histoire de souffrances et d’humiliations. Ces vociférations tombent parfois sous le coup de la loi. Mais même lorsqu’il arrive qu’elles soient sanctionnées par une condamnation, leurs auteurs continuent de jouir d’un prestige intact auprès de leurs pairs, de leurs publics et de leurs employeurs, et peuvent par conséquent continuer, le plus tranquillement du monde, à se répandre publiquement en invectives. Le cas le plus symptomatique est celui du journaliste Éric Zemmour, qui a déjà été condamné deux fois pour provocation publique à la haine raciale ou religieuse – et qui fait l’objet de nouvelles poursuites aux jours où ces lignes sont écrites –, mais qui a tout de même continué à bénéficier d’une faveur et d’une ferveur médiatiques sans pareilles.

Une telle impunité, professionnelle et sociale, n’est bien sûr pas indifférente : elle démontre que beaucoup d’horreurs peuvent aujourd’hui être dites publiquement.

Pourtant, ces mêmes boutefeux, qui disposent donc d’un droit presque illimité de stigmatiser autrui, ressassent cette curieuse antienne : « On ne peut plus rien dire. » Car des minorités de gauche agissantes et « bien-pensantes » imposeraient partout la proscription de certaines idées, de certaines opinions, de certains propos. Au début des années 2020, les adeptes de cette théorie ont même trouvé aux États-Unis, pour cette prétendue censure, une nouvelle appellation : ils parlent désormais de « cancel culture ». Soit, puisque telle est la traduction littérale de cette expression, une « culture de l’annulation » consistant à réduire au silence les voix disso- nantes et à excommunier toute dissidence, qui serait elle-même, affirment-ils, un sous-produit de ce qu’ils appellent – décidément friands de ces idiotismes anglo-américains – « l’idéologie woke ».

Ses contempteurs soutiennent désormais que cette soi-disant doctrine, prétendument portée par le « décolonialisme », par l’« écologisme », par « l’islamo-gauchisme » et par le « néoféminisme », est une « tyrannie » farouchement opposée à toute forme de débat ou de discussion, qui muselle des intelligences et ruine des existences par des campagnes haineuses. Elle « menace nos libertés » et prépare, assurent ces alarmistes, l’avènement d’un « monde terrible » : celui des « nouveaux censeurs ».

Les dénonciateurs de cette censure imaginaire sont des personnalités installées, en vérité peu nombreuses mais hégémoniques dans la presse et les médias. Depuis plusieurs décennies, elles usent de cette influence sur l’opinion pour banaliser dans le débat public leur dialectique réactionnaire. Non sans succès, puisque leur credo s’est imposé presque partout.

Leurs cibles principales sont les victimes du racisme et du sexisme, les militants qui dénoncent ces discriminations, mais aussi les jeunes activistes qui protestent par exemple contre l’inertie de leurs aînés face au dérèglement climatique : ces accusateurs s’attaquent donc à des gens qui ont en commun d’avoir été longtemps tenus à l’écart des lieux de pouvoir, médiatiques notamment, où se construit la pensée dominante.

Depuis quelques années, cependant, de nouveaux moyens de communication échappent très largement au contrôle de ces idéologues : ce sont principalement les réseaux sociaux, où ceux qui ne disposent pas d’un accès garanti aux médias hégémoniques peuvent désormais, d’une part, répondre et riposter à leurs dénigreurs (déconstruire leurs attaques, questionner leur autorité et contester leur emprise sur le débat public), et, d’autre part, organiser de nouvelles mobilisations qui peuvent s’avérer redoutablement efficaces, et dont l’ampleur ne peut plus être ignorée. Dont il n’est par conséquent plus possible de ne tenir aucun compte, et dont l’effet peut se révéler spectaculaire.

Ces nouveautés ne sont pas bien sûr du goût des anciens maîtres dont la domination se trouve ainsi contestée : depuis qu’ils sont publiquement confrontés à des contradicteurs dont il n’est plus possible d’étouffer la voix et à des protestations dont les dimensions peuvent désormais devenir planétaires – comme l’ont montré le mouvement #MeToo et le succès des grèves pour le climat initiées par la lycéenne suédoise Greta Thunberg –, ils redoublent donc d’ardeur dans la réduction de toute remise en cause de leurs dogmes à une prétendue « censure ».

Ce bouleversement a quelques vertus : il révèle, par exemple, que ces idéologistes ont eux-mêmes longtemps pratiqué, dans la tranquillité d’un entre-soi où ne pouvait entrer nul intrus et au sein duquel ils poursuivaient le facile échange de vues à peu près identiques, une occultation systématique de tout ce qui n’était pas d’eux. C’est-à-dire, précisément, quelque chose qui pourrait ressembler d’assez près à de la censure.

Ils continuent d’ailleurs à ostraciser, mais aussi à calomnier, par des campagnes d’une virulence d’autant plus impressionnante qu’elles sont parfois relayées jusqu’au plus haut sommet de l’État français, quiconque va contre leurs édits. Ils y mettent même d’autant plus de hargne que ces bannissements et harcèlements s’effectuent désormais sous le couvert propice et quelque peu orwellien de leurs bruyants appels à défendre « nos libertés », menacées, expliquent-ils, par la libre expression d’opinions dommageables à leurs commandements.

Autre évidence : ce que ces truqueurs présentent aujourd’hui comme une censure est en réalité la critique pacifique de leurs dogmes et de leurs injonctions. Ou, pour le dire autrement, le libre exercice, consubstantiel à la liberté d’expression, d’un droit de ne pas être d’accord avec eux.

Il s’agit donc aussi d’une demande, éthique et politique, de rééquilibrage d’un débat public qui a été, au fil du temps, presque intégralement confisqué par une droite réactionnaire qui dispose même désormais de chaînes de télévision dédiées à ses obsessions, et dans lequel la profération d’opinions venimeuses est ainsi devenue la norme.

Car la contestation de cette norme est aussi le rappel, ô combien nécessaire, que certains discours de haine, même lorsqu’ils ne tombent pas directement sous le coup de la loi, ne peuvent pas être tenus impunément sans être au moins réfutés.

On l’aura compris : c’est une double exigence démocratique qui est ici en jeu. Celle, d’abord, de la nécessaire et pleine participation au débat public de ceux qui en ont si longtemps été exclus et qui ont si longtemps été attaqués sans jamais se voir offrir ne serait-ce que la possibilité de pouvoir se défendre. Et celle d’une pacification de ce débat, d’où les anathèmes brutaux et les provocations à la discrimination, à la haine ou à la violence devraient être enfin bannis. Car de fait, nos libertés n’incluent nullement celle de blesser ou de meurtrir autrui pour mieux imposer ses propres vues. Et de fait encore, on ne peut pas tout dire : l’oublier peut encore mener au pire.

Dans les pages qui suivent, nous verrons d’abord que le débat public a été rythmé, en France, pendant plusieurs décennies, par des propos discriminatoires visant des individus ou des groupes qui n’avaient pas les moyens de répondre à ces attaques brutales.

Nous verrons que ces violences verbales, systématiquement présentées comme relevant du plein exercice de la liberté d’expression, ont ainsi été banalisées.

Nous verrons que, dans un complet retournement de la réalité, ce sont les dénonciations de ces discours de haine – facilitées par l’apparition de nouveaux médias et des réseaux sociaux – qui sont désormais présentées comme intolérables et liberticides.

Nous verrons enfin que cette normalisation de la cruauté a permis l’installation, dans le paysage médiatique et politique, d’une démagogie réactionnaire devenue prépondérante, qui prospère dans l’excitation de l’animosité, de la malveillance et du ressentiment – et contre laquelle il convient de réhabiliter enfin l’attention portée à autrui, la bienveillance, et le respect des différences.

P.-S.

Ce texte est extrait du dernier livre de Sébastien Fontenelle, On ne peut pas tout dire. Petit éloge de la "censure", paru aux éditions Michel Lafon.