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Sondage à l’appui

Quand l’offre crée la demande… d’autorité

par Renaud Cornand
31 décembre 2010

Le texte qui suit vient, après plusieurs autres, nous rappeler comment, à l’aide de sondages biaisés et sur-interprétés, on arrive à faire passer pour une demande de « l’opinion » ce qui n’est, au mieux, que le consentement à un « air du temps » politiquement et médiatiquement construit. Un consentement extorqué, au prix d’une extravagante montée en généralité, qui pousse les sondé-e-s à oublier leur expérience, leurs préoccupations, leur vie propre, à se prononcer sur ce que le « Surmoi » médiatique a élevé au rang de « vrai problème de société », à jeter sur ledit problème de société le regard « réaliste » que leur dictent leurs JT et à rallier les « solutions » que l’éditocratie leur a mille fois présentées comme raisonnables, modernes et « incontournables ». Après l’offre xénophobe transformée en « demande de contrôle des flux migratoires », l’offre anti-pauvres maquillée en « demande de sécurité » et l’offre islamophobe voilée sous une « demande de laïcité », voici donc une nouvelle offre politique réactionnaire miraculeusement transfigurée, « sondage à l’appui », en « demande d’autorité »  [1].

Dans le rapport sur « La prévention de la délinquance des jeunes » qu’il a rendu au président Sarkozy en novembre 2010, Jean-Marie Bockel prétend expliquer les difficultés, notamment scolaires, des jeunes par l’origine étrangère des familles, l’Islam, le laxisme des parents et notamment leur manque d’implication dans les processus scolaires. La stigmatisation ethnique ou les poncifs culturalistes sur les effets de l’évolution des structures familiales ont déjà été dénoncés par d’autres. Par ailleurs, les discours accusant de démission les parents de milieu populaire ne sont pas prêts de disparaître, tant les recherches contredisant cette idée sont nombreuses et pourtant sans effet sur sa diffusion.

C’est sur un autre point que nous voudrions ici attirer l’attention. La notion d’autorité, parentale notamment, revient de façon récurrente dans le rapport de Monsieur Bockel. L’objectif est, on s’en doute, d’en déplorer
l’affaiblissement. Il n’est pas surprenant de retrouver cette idée chère aux réactionnaires de tous poils dans le très idéologique texte de celui qui était jusqu’à peu secrétaire d’État à la justice de Nicolas Sarkozy. Ce qui, par contre, peut paraître plus surprenant à la première lecture, c’est que Jean-Marie Bockel prétend relayer une demande d’autorité émanant des jeunes eux-mêmes :

« Les enfants ont des droits et des devoirs, mais le premier d’entre eux est le droit à l’autorité. Ils sembleraient d’ailleurs eux-mêmes le réclamer ».

D’où Jean-Marie Bockel tient-il cette information ? D’un sondage réalisé en avril 2010 par l’institut CSA pour l’association des parents d’élèves de l’enseignement libre et le journal La Croix, et intitulé « Regards croisés parents d’enfants scolarisés / jeunes de 18 à 24 ans sur l’autorité ». De la lecture de ce sondage, il retient les informations suivantes :

 « 79% des 15-24 ans interrogés attribuent une valeur positive à l’autorité ;

 66% d’entre eux considèrent que les parents n’ont pas suffisamment d’autorité ».

Jean-Marie Bockel n’est d’ailleurs pas le premier à utiliser les chiffres de ce sondage : le journal Le Monde, dans son édition du 1er juin 2010, évoquait un sondage « édifiant », cassant « les clichés », et titrait :

« Les adolescents demandeurs de plus d’autorité »

Puis il proposait l’« expertise » de divers « spécialistes » – dont la psychanalyste Etty Buzin, éclairant ces « données » d’une profonde analyse :

« Le vide d’autorité est une situation très angoissante. (...) Aujourd’hui, les enfants sont mis sur un piédestal. Les parents qui sont pour la plupart issus de la génération Mai 68 sont beaucoup plus permissifs. Avant on
imposait, maintenant on propose. »

Voilà donc les coupables ! Ces affreux parents soixante-huitards qui laissent tout faire et qui font toujours autant de dégâts, même s’ils ont coupé leurs cheveux !

Pourtant, à y regarder de plus près, tout ne semble pas si simple. Le premier problème que pose ce sondage, c’est qu’il appelle les acteurs sociaux à se prononcer sur le caractère positif ou négatif d’une entité vague, « l’autorité », qui n’est jamais définie. Grossièrement, cela revient à demander :

« L’autorité, c’est bien ou c’est mal ? ».

La formulation de la question du sondage est, plus exactement :

« L’autorité, en général, est-elle selon vous quelque chose de très positif, plutôt positif, plutôt négatif ou très négatif ? »

Ce type de question conduit nécessairement à favoriser la production de réponses conformes aux discours communs contemporains – sur le laxisme des enseignants et des parents, ou sur la démission de ces derniers – et donc à juger positive la notion d’autorité. Mais de quelle autorité parle-t-on ?

Celle de dirigeants politiques guidés par la volonté du maintien de la domination des puissants ?

Celle des forces de l’ordre se livrant à d’incessants contrôles sur des jeunes discriminés ?

Ou bien celle d’institutions dont les règles se fonderaient sur les principes de démocratie, d’égalité et de justice ?

On pourrait multiplier les questions, qui renverraient à autant de définitions de ce qu’on peut entendre par autorité. Répondre à la question posée sans savoir ce sur quoi elle interroge revient finalement à ne rien dire.

Par ailleurs, si ce sondage fait apparaître que « s’agissant des jeunes âgés de 15 à 24 ans, 66% estiment que les parents n’ont pas assez d’autorité sur
leurs enfants »
, on peut aussi lire, à la page 17 de la fiche technique du sondage, que :

 les mêmes jeunes interrogés sont 89% à considérer que leurs parents ont « suffisamment d’autorité » sur eux ;

 ce chiffre s’élève à 94% chez les jeunes de 15 à 18 ans.

Ce résultat occulté est non seulement plus spectaculaire mais aussi et surtout plus significatif que celui mis en avant par Jean-Marie Bockel et l’article du Monde : quand on parle de leurs cas et non de représentations générales concernant qui-plus-est une notion très floue, les jeunes ne réclament pas plus d’autorité. Si Jean Marie Bockel avait eu le courage de prolonger sa lecture, il l’aurait su.

Notes

[1Et tant qu’à faire, de même que la répression des immigrés (irréguliers) nous est présentée comme une demande des immigrés (réguliers), de même que la pénalisation de la misère devient « une demande de la France d’en bas » et que la déscolarisation de collégiennes et de lycéennes musulmanes (voilées) devient une demande impérieuse des (autres) collégiennes et lycéennes musulmanes, on veut aujourd’hui nous persuader que ce sont les jeunes eux-mêmes qui réclament un peu plus de « schlague » !