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Un féminisme sélectif

Brèves réflexions sur le cas Élisabeth Badinter

par Leila Belkacem
17 juin 2010

On voit souvent Élisabeth Badinter dans les magazines féminins, les journaux télévisés, les émissions sur les femmes ou s’adressant aux femmes. Ce qui n’est pas étonnant : elle est une des actionnaires principales de Publicis, quatrième groupe mondial de communication, qui entretient des rapports très étroits avec les médias. Avec 10,3% du capital du groupe hérité de son père, Marcel Bleustein-Blanchet, Élisabeth Badinter est en somme une « intellectuelle féministe » , qui milite donc pour les femmes…mais pas toutes !

En tant que présidente du conseil de surveillance de Publicis, Élisabeth Badinter assume sans aucun problème un héritage paternel véhiculant des représentations de la femme fort discutables. On doit par exemple à Publicis, en 2002, cette campagne de la marque de soutien-gorge Barbara qui faisait dire à une jeune femme dénudée :

« Quand on me dit non j’enlève mon pull »

Ou encore :

« Mon banquier me préfère à découvert, allez comprendre ».

L’association féministe La Meute, qui milite contre la publicité sexiste, a également mis en cause une affiche de Publicis qui vantait le produit Irresistibol (du fabricant de soupe Maggi) avec les slogans suivants :

« À quoi rêvent les blondes ? Irresistibol, au moins 7 minutes d’intelligence par jour. »

« Quel est le secret des brunes ? Irresistibol, au moins 7 minutes d’intelligence par jour. »

Publicis sexiste ? Cela ne perturbe pas du tout l’auteure de Fausse route, un ouvrage qui s’indigne contre ce qu’elle nomme la « victimisation du genre féminin ».

À propos des Afghanes, en revanche, madame Badinter ne se tait pas :

« Enfermées chez elles, exclues de la société civile, interdites d’emploi, d’instruction et de soins, les Afghanes, humiliées et sans cesse menacées, sont les otages d’une des sectes les plus barbares parmi les barbares. Il est vrai que la politique discriminatoire menée par les Talibans est largement dénoncée par les gouvernements étrangers ainsi que par les organisations intergouvernementales qui font ce qu’elles peuvent pour desserer l’étau. Mais les talibans, soutenus et financés par le Pakistan, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, ne veulent rien entendre. » [1]

Remarquons d’abord que madame Badinter aurait pu remplacer « les Afghanes » par « les Françaises voilées », qui ne subissent pas un sort très différent, si ce n’est qu’en France, ça se fait « proprement », sans « violence », avec des lois – comme savent le faire « les gens civilisés ».

À propos du voile intégral, notre féministe est tout aussi bavarde :

« Après que les plus hautes autorités religieuses musulmanes ont déclaré que les vêtements qui couvrent la totalité du corps et du visage ne relèvent pas du commandement religieux mais de la tradition, wahhabite (Arabie Saoudite) pour l’un, pachtoune (Afghanistan/Pakistan) pour l’autre, allez-vous continuer à cacher l’intégralité de votre visage ? Ainsi dissimulée au regard d’autrui, vous devez bien vous rendre compte que vous suscitez la défiance et la peur, des enfants comme des adultes. Sommes-nous à ce point méprisables et impurs à vos yeux pour que vous nous refusiez tout contact, toute relation, et jusqu’à la connivence d’un sourire ? Dans une démocratie moderne, où l’on tente d’instaurer transparence et égalité des sexes, vous nous signifiez brutalement que tout ceci n’est pas votre affaire, que les relations avec les autres ne vous concernent pas et que nos combats ne sont pas les vôtres. Alors je m’interroge : pourquoi ne pas gagner les terres saoudiennes ou afghanes où nul ne vous demandera de montrer votre visage, où vos filles seront voilées à leur tour, où votre époux pourra être polygame et vous répudier quand bon lui semble, ce qui fait tant souffrir nombre de femmes là- bas ? En vérité, vous utilisez les libertés démocratiques pour les retourner contre la démocratie. Subversion, provocation ou ignorance, le scandale est moins l’offense de votre rejet que la gifle que vous adressez à toutes vos soeurs opprimées qui, elles, risquent la mort pour jouir enfin des libertés que vous méprisez. C’est aujourd’hui votre choix, mais qui sait si demain vous ne serez pas heureuses de pouvoir en changer. Elles ne le peuvent pas... Pensez-y. »

Pour notre défenseuse des droits de la femme, les porteuses du voile intégral ne sont donc pas françaises, et il faudrait qu’elles aillent vivre sous la coupe de la secte barbare des Talibans, ou en Arabie Saoudite ! Il faut sauver les Afghanes des Talibans, mais leur envoyer en contrepartie les Françaises porteuses du voile intégral, qui font à Élisabeth Badinter l’affront de se soustraire à son regard ! Ou envoyer ces dernières en Arabie Saoudite, pays démocratique s’il en est !

Concernant les prostituées, le discours change :

« La passe de la prostituée occasionnelle ou la multiplicité des passes des professionnelles peuvent-elles être assimilées à une mutilation irréversible de leur corps ? Seules les prostituées sorties de la prostitution peuvent répondre à cette question. À supposer qu’elles répondent par l’affirmative – ce qui ne va pas de soi – un droit chèrement acquis depuis à peine trente ans appelle le respect de tous : la libre disposition de son corps. C’est au nom de ce principe-là que les femmes ont acquis le droit d’avorter. La banalisation de l’avortement ne doit pas faire oublier qu’il s’agit toujours d’une véritable mutilation. Mais, en dernier ressort, c’est la femme qui doit être maître de cette décision et non l’État. C’est également au nom de la libre disposition de son corps que nous devrons admettre un jour ou l’autre le droit des transsexuels à se faire opérer, c’est-à-dire à la castration. Des voix s’élèveront contre cette atteinte - définitive - à l’intégrité du corps, d’autres fustigeront ce délire des victimes que sont les transsexuels, mais là aussi, en dernier ressort, c’est à eux de choisir. Alors si une femme préfère gagner en deux nuits ce qu’elle ne gagnerait pas en un mois à l’usine, qui peut décider à sa place de l’utilisation de son corps ? » [2]

Élisabeth Badinter défend donc les prostituées et les Afghanes, mais pas les voilées : les unes ont le droit de s’instruire, de s’émanciper et de disposer de leurs corps, tandis que les autres, qui n’habitent pas très loin de chez elle, n’y ont pas droit – et c’est l’Etat qui devrait décider à leur place ! Les femmes ont donc le droit de choisir leur mode de vie… sauf celles qui ne respectent pas le dress code d’Élisabeth Badinter.

Notes

[1« Il faut secourir les femmes afghanes », Le Monde, 23 novembre 2000)

[2« Rendons la parole aux prostituées », Le Monde, 31 juillet 2002