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Voies précaires, jusqu’à la mort

Second extrait d’un livre important d’Anouche Kunth : Au bord de l’effacement

par Anouche Kunth
7 septembre 2023

« Les empreintes rendent sensible ce qui tient tête ». Ainsi s’achève l’un des trente courts chapitres du singulier et fascinant ouvrage d’Anouche Kunth : Au bord de l’effacement. Sur les pas d’exilés arméniens dans l’entre-deux-guerres, qui vient de paraître aux Éditions La Découverte, alors que l’histoire sans fin de l’effacement des Arméniens connaît de nouveaux épisodes plus que préoccupants. À partir de quelques cartons contenant des certificats administratifs, recueillant des « données » basiques comme le nom, la date de naissance, l’adresse, le pays d’origine ou la profession et de sommaires et lacunaires « informations annexes », ainsi que des photographies, l’autrice nous fait partager, de manière pour ainsi dire intime, tous les mouvements de sa pensée – aussi bien son travail d’historienne que l’empreinte affective, précisément, que ladite archive produit sur sa subjectivité. Singulier, le livre n’en est pas moins exemplaire, sur la manière dont une archive qui pourrait paraitre pauvre – et l’est pour de bon, à maints égards – peut receler tout de même, dès qu’on prend le temps de s’y confronter, de s’en imprégner, de se laisser hanter par elle, quantité de traces, d’indices, d’ « empreintes » sur la destinée des « infâmes » parmi les « infâmes », ceux qu’en Turquie l’on appela – et l’on appelle toujours – les « restes de l’épée » : les Arméniens rescapés du génocide de 1915 ou des pogroms qui l’ont précédé et suivi, et débarqués à Marseille au début du siècle dernier. C’est autant un style d’écriture qu’un style de pensée et de travail sur l’archive qui rend ce livre si fort : une écriture simple et fluide mais d’une implacable précision, qui conjugue la rigueur et la beauté de l’écriture historienne, archéologique, épistémologique, sociologique, psychanalytique, littéraire. Une écriture qui résonne, disons, avec celles de Vernant, Canguilhem, Foucault, mais aussi Altounian mais encore Perec, Walser, et qui parvient à faire entendre, avec une justesse confondante, ce qui peut l’être pour rompre le silence de mort voulu par les bourreaux. Une voix en somme qui réussit à « nous parler », au sens le plus fort du terme, qu’on adopte les attendus du poème en prose ou ceux du « papier » de science historique. De cet écrit important, nous proposons une série de cinq brefs extraits, accompagnés d’un dernier mot. Un mot déjà prononcé mais qui mérite d’être redit, car il résume cette intersection de l’excellence épistémique exigée par les pairs et de l’exigence éthique face aux pères, aux mères et à leurs ascendants. Le mot justesse.

Aussi, dans mes notes, la liste « Décès prématurés » vient- elle s’associer, vertigineuse, à celles portant sur les conditions de vie ; des pages entières font le relevé des disparitions précoces, survenues en France des suites d’une maladie, d’un accident du travail, plus rarement d’un meurtre. Tirés de la seule boîte 5, ces quelques aperçus :

Siranouche perd en 1932 l’homme qu’elle a épousé en 1926. Il décède à l’hôpital marseillais de la Conception. Leur fille Sarah a vu le jour à Paris en 1929.

Arakel épouse à Marseille, le 27 juillet 1933, une femme qui décède un an plus tard, le 16 juin 1934.

Haiganouche Raphaëla épouse en janvier 1928 un homme qui décède à Marseille en mai 1929. Elle est veuve à vingt-et-un ans.

Marie décède en 1933. Elle laisse à son mari – épousé à Marseille en 1929 – et à ses deux enfants en bas-âge, Jean Marcel et Jeanne, la somme de 4 070 francs et 41 centimes.

Ohanès épouse à Marseille en 1927 une femme née en 1911 à Arabkir. Elle meurt en 1932. Elle a vingt-et-un ans.

Giraïr, né en 1920, perd d’abord sa mère à Marseille, puis son père en 1932. Étant à douze ans le plus âgé de la fratrie, il est le porteur d’un certificat destiné à récupérer les objets, effets, papiers d’identité que son père a laissés à La Conception. Puisse « l’Administration de l’Hôpital » permettre à l’Office « de régulariser la situation de ces deux pauvres orphelins de père et de mère. »

Comment ne pas entendre la portée heuristique du « cri d’alarme » que jetait Krafft-Bonnard sur le sort des exilés  [1], sur l’inquiétante morbidité qui les frappait « dans nos pays » – il insiste – et non plus seulement là-bas, en Grèce par exemple, dans les camps de réfugiés ?

Question délicate, que les morts différées, dès lors qu’elles surviennent dans une temporalité distincte de celle des massacres – à bas bruit, dans une chambre d’hôpital ou d’hôtel, de toute évidence au contact prolongé de la misère et de ses privations : une traversée fatale du dénuement, que font également bien des tubards. Certaines morts, pourtant, portent la marque singulière du génocide. À Marseille dans les années 1930, des Arméniennes meurent à l’asile Saint-Pierre de « paralysie générale », appelée encore « méningo-encéphalite ». Les médecins psychiatres constatent l’évolution démentielle de la maladie, sans en expliciter l’origine bactérienne. Or les symptômes correspondent au stade ultime de la syphilis, dont les phases de développement suggèrent, par déduction, une infection initiale durant le génocide. Les violences sexuelles s’accomplissent dans ces morts lentes.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre d’Anouche Kunth : Au bord de l’effacement. Sur les pas d’exilés arméniens dans l’entre-deux-guerres, pages 156-158. Nous le reproduisons, avec l’amicale autorisation de l’autrice et des Éditions La Découverte.

Notes

[1Des notes, indiquant les références précises du corpus d’archive, figurent dans le livre, mais n’ont pas été reproduites ici.