Catherine Delcroix : Quelle est la place du Mouvement des indigènes de la République dans ce processus ? Peut-il jouer un rôle dans la lutte contre la précarité dans la société française ?
Le Mouvement des indigènes de la République est très important dans ce moment de l’histoire française et de la lutte contre le racisme, qui est différente de la lutte contre la précarité. Car la lutte contre la précarité concerne tout le monde, tandis que la lutte contre la discrimination ne concerne que les gens discriminés [1]. Ce mouvement est important parce qu’il est une des réactions à la loi contre le port du foulard à l’école. C’est une réaction de lutte et de radicalisation. Et c’est ce qu’il faut comprendre : maintenant, à chaque répression, la protestation contre l’inégalité et le racisme prendra des formes plus radicales et plus déterminées. Ce mouvement a renoncé à se fondre dans les grands mouvements réformistes – et blancs – de lutte contre le racisme, qui voient le racisme d’abord, sinon uniquement, comme l’idéologie des personnes racistes et non comme un système qui comprend certes ces attitudes, mais aussi et surtout des mécanismes de discrimination, ainsi que les effets de ces mécanismes et des attitudes racistes contre d’autres personnes. Le Mouvement des indigènes de la République voit le racisme comme un système, et sa forme de lutte n’est pas une communication morale en direction de la société blanche, du style « ce n’est pas bien, le racisme », mais un message de dénonciation et d’appel à l’autoorganisation, message destiné aux indigènes “sociologiques” : aux descendants d’immigrés issus de la colonisation.
C’est évidemment uniquement ce type d’organisation qui risque de faire bouger les choses. Les associations du type Ligue des droits de l’homme (LDH) ou Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), qui sont contrôlées par des Blancs, refusent de voir le caractère systémique de la discrimination raciale. L’une des preuves de cela est la façon dont nous parlons de “lepénisation”, comme si avant Le Pen le racisme n’existait pas ! Or non seulement les “idées” racistes existaient, mais surtout l’organisation raciste de la société existait. Le Pen n’avait pas — et n’a toujours pas — le pouvoir de créer cette organisation. Parler de “lepénisation” c’est réduire le racisme à des “idées”.
C’est aussi ce qu’ont fait les plus connus des sociologues et philosophes spécialistes du racisme : pour eux le racisme est un ensemble d’idées, et ce qui est important à leurs yeux, c’est de classer ces idées selon… d’autres idées : selon qu’elles sont de type “biologiste” ou de type “culturaliste”, etc. Ils s’intéressaient uniquement aux personnes professant des opinions racistes lors d’entretiens. Ils n’étudiaient pas les victimes du racisme – d’ailleurs, à leurs yeux, il n’est pas sûr que ces victimes existaient en tant que victimes, puisqu’ils n’étudiaient pas la discrimination raciste, étude qui leur semblait trop compliquée. Ils estimaient que c’était à “l’Administration” de leur fournir des données sur ce sujet. Comme si “l’Administration” avait des données sur la discrimination ! Leur souci majeur était de comprendre les racistes, et ils le faisaient avec beaucoup d’empathie, trouvant des explications qui ressemblaient étrangement à des circonstances atténuantes : ainsi on trouve des théories qui présentent comme inévitable le fait que des prolétaires blancs menacés par une mobilité descendante s’en prennent aux prolétaires “de couleur” [2]. Ainsi, le racisme – des Blancs – est quasiment naturalisé par cette “théorie” – et par ailleurs, les actes racistes sont négligés et les victimes ignorées.
On retrouve cette naturalisation dans le refus général, y compris chez les intellectuels progressistes, de reconnaître la spécificité de l’organisation raciste et sexiste de la société, de ce que j’appelle le système de castes : racistes ou de genre. Ces intellectuels considèrent qu’il n’y a pas de problème spécifique, ils affirment que nous nous trouvons devant un “simple” problème de classes sociales. Certes, les classes sociales existent, et la majorité des personnes “castées” sont dans la classe inférieure – c’est le but ou en tout cas l’effet principal du système des castes. Cependant, ces mêmes intellectuels n’ont pas d’explication pour le fait que les femmes, les Noirs et les Arabes soient non seulement dans la classe inférieure, mais de plus dans la strate inférieure de cette classe. Et en fait ils n’ont pas d’explication parce qu’ils estiment qu’il n’y a pas besoin d’explication.
Lors d’un passage à la télévision, Emmanuel Todd soutenait cette position : selon lui, le problème des “jeunes de banlieue” est un problème de classe, bref, Noirs et Blancs sont pareillement opprimés par le capitalisme. Et quelques minutes plus tard, il ajoutait : « Et bien entendu, les Noirs et les Arabes se retrouvent en bas ». Mais est-ce un phénomène spontané ? Ces gens tombent-ils, d’une façon quasiment physique, au fond de la classe, comme s’ils avaient une densité corporelle supérieure ? Le fait que ce soient toujours des gens “de couleur” – et des femmes – qui sont au bas des classes déjà inférieures ne requiert-il pas d’explication sociologique ? Ne s’agit-il pas d’un phénomène social ? Or, s’il n’est pas social, alors c’est un phénomène naturel : ces gens posséderaient des caractéristiques qui les prédisposeraient à “tomber”, à être en bas. Et évidemment, ces intellectuels ne se demandent pas plus pourquoi les Blancs et les hommes surnagent sur les strates supérieures de chaque classe sociale. Pourquoi ont-ils un tel avantage ? Par hasard, n’en seraient- ils pas les organisateurs ? Bref, n’existerait-il pas un autre système qui se combine avec le système de classes ? On est donc confronté-e à des présupposés naturalistes qui sont si ancrés, y compris chez les intellectuels, qu’ils ne sont pas exprimés. Emmanuel Todd, par exemple, n’a même pas eu conscience de se contredire à deux minutes d’intervalle : d’abord les racisés n’avaient « pas de problème spécifique », et deux minutes plus tard ils « tombaient bien entendu au fond ».
Dans le domaine de la pratique militante des associations antiracistes, le discours était aussi privilégié par rapport aux actes. Aujourd’hui encore, ces grandes associations, contrôlées par des Blancs, quand elles intentent des procès, le font plus souvent contre des propos racistes, pas contre des actes racistes. En ce domaine, l’exceptionnalité française est marquée : aux États-Unis, un accent contraire est mis. La parole est plus libre, mais la discrimination de fait est pourchassée.
Ainsi la théorie comme la pratique antiracistes se sont-elles révélées jusqu’à présent inutiles ou contre-productives. Sans parler des grandes arnaques historiques telles que « Touche pas à mon pote » par lesquelles les mouvements de révolte comme la fameuse Marche pour l’égalité de 1983 – renommée avec familiarité et inexactitude “Marche des Beurs” – ont été récupérés, transformés en mouvements culturels et ainsi stérilisés par l’establishment politique. Et ça continue aujourd’hui, comme le montre l’exemple de Fadela Amara entre autres.
L’amertume des citoyen-ne-s français-es né-e-s en France de parents qui étaient des sujets de l’Empire français en Afrique est immense, et elle est très sous-estimée par la population blanche, y compris la population universitaire [3]. Il n’est que de lire les deux derniers livres de Saïd Bouamama, sociologue, qui n’a jamais arrêté de militer depuis la Marche pour l’égalité. Dans La France : autopsie d’un mythe national, ouvrage paru en 2008, il s’adresse à tout le monde, mais en fait surtout aux Blancs, et il explique avec patience et pédagogie que non, la France d’aujourd’hui n’était pas contenue comme un embryon dans le village gaulois d’Astérix ; que oui, elle a de multiples origines, avant même d’être envahie par les Blacks et les Beurs ; que l’apport de ceux-ci n’est pas plus à dédaigner que celui des Bretons, des Corses et de toutes les cultures qui constituent la culture “nationale” ; que notre pays n’est pas plus unique qu’un autre, puisque chaque pays est unique [4]. Bref, il reprend en sociologue le travail des historiens, et surtout de Suzanne Citron [5], et tente de désamorcer les bombes contenues dans le nouveau nationalisme français.
Dans Nique la France, devoir d’insolence, un livre collectif de la Zone d’expression populaire (ZEP), Saïd Bouamama a écrit la plus grande partie du texte d’analyse, et celle-ci est la même. Mais le ton du livre, donné dès l’introduction qui vaudrait la peine d’être citée en entier, est entièrement différent. C’est un appel au regroupement : les individus racisés ne se laissent plus culpabiliser par l’accusation de communautarisme. Ils revendiquent leur communauté comme un endroit de confort où on n’est pas méprisé, un endroit de ressourcement avec des gens qui vivent les mêmes choses que vous, un endroit de contact avec ses origines – qui ne sont plus honteuses – et un endroit de lutte contre une communauté de sort : l’oppression [6]. C’est aussi une déclaration de rupture avec une “communauté blanche” qui n’a cessé de les trahir en les isolant, en les adoptant au compte- gouttes, en parlant pour eux, en définissant pour eux le racisme dont ils souffrent, en décidant à leur place de leur façon d’apparaître, de lutter, de penser, d’être. Rupture avec la “communauté blanche”, mais aussi et surtout rupture avec le sentiment intériorisé de son infériorité, rupture avec la résignation de n’être jamais “dans la norme”, rupture avec la patience, rupture avec l’humilité, rupture avec l’acceptation d’un moins d’être. C’est dans cette prise de conscience de ce que les mouvements antiracistes autant que les partis ont exigé des racisés, et dans la rupture avec le consentement à ces exigences, qu’il faut voir l’importance du Mouvement des indigènes de la République et de tous les groupes qui adoptent la même démarche. Désormais, rien ne sera plus comme avant.
Roland Pfefferkorn : En même temps, en France, le monde ouvrier a largement été alimenté par l’arrivée de migrants, gens venus d’ailleurs, notamment des provinces, des “provinces” européennes de l’autre côté de la frontière… puis des “provinces” colonisées au-delà de la Méditerranée. Mais les premiers étaient européens, leurs visages étaient européens, ils n’avaient pas besoin de ce savon spécial pour enlever la “marque” sur leur visage.
Là est toute la différence. On se souvient des pogroms anti-italiens du Midi, des pogroms anti-polonais du Nord dans l’entredeux- guerres. Mais leurs enfants ne sont pas appelés « immigrés de la deuxième, de la troisième génération »… Personne n’appelle Sarkozy un « immigré de la deuxième génération », ce qu’il est dans la logique appliquée aux enfants d’immigrés africains. Ce n’est que pour cette population- là, française ou autre, celle dont les parents ou grands-parents sont venus des anciennes colonies, que le statut d’immigré devient héréditaire, ce qui est, il faut le souligner, totalement absurde, puisque, par définition, un immigré n’est pas né en France. Or, avec cette immigration postcoloniale, le statut de colonisé ou d’ancien colonisé contamine la génération des enfants, mais aussi celle des petits-enfants. Et c’est pour cette raison que je soutiens que nous nous trouvons aujourd’hui devant une situation et des problèmes qui sont des situations et des problèmes de castes, des castes qui sont ici, comme aux États-Unis, vécues et rationalisées sur un mode racial. Cela aurait pu être évité. Cela ne l’a pas été, même si une partie de l’immigration maghrébine a pu se constituer en ce que des auteurs ont appelé la « beurgeoisie », ce qui n’empêche pas qu’elle subisse, elle aussi, le racisme.