Ce qu’il y a au commencement, c’est une décision politique : Lionel Jospin parvient au pouvoir avec un programme électoral annonçant "trois priorités : l’emploi, l’éducation et la santé", à un moment où "la lutte contre la violence et la criminalité" n’est la "priorité" que pour 9% des sondés [1], et il fait le choix, dès son discours "d’orientation" au mois de juin 1997, de revenir sur sa parole, d’abandonner son programme et d’annoncer "deux priorités : l’emploi et la sécurité".
La surenchère médiatique ne vient que dans un second temps, à partir de l’automne 1997, et elle commence par se caler sur l’agenda gouvernemental : Colloque de Villepinte (intitulé "Des citoyens libres dans des villes sûres"), lancement du mouvement Stop la violence, médiatisation des rapports Dray-Huchon, Lazerges-Balduyck, Bauer et Body-Gendrot, multiples "Conseils de sécurité intérieure", jusqu’au vote de la "loi sécurité quotidienne" (qui interdit de fait les rassemblements dans les halls d’immeuble et rend passible de prison la fraude dans les transports en commun) .
Il a en effet fallu que la question de la "violence dans les banlieues" soit "dépolitisée", c’est-à-dire rendue consensuelle, pour que les médias puissent entretenir la terreur sans se voir accusés de parti pris "droitier". Il a fallu que "la sécurité", au sens où la droite et l’extrême droite l’entendaient depuis des années, devienne "une valeur qui n’est ni de droite ni de gauche" - ou qu’elle soit "aussi une valeur de gauche", comme l’ont répété pendant cinq ans Lionel Jospin, Jean-Pierre Chevènement, Daniel Vaillant, Julien Dray, Jean-Claude Gayssot et tant d’autres.
Oui, nous ont répété ces dirigeants, nous avons été laxistes, angéliques. Oui, nous avons trop longtemps succombé aux sirènes des sociologues et des éducateurs. Oui, nous avons cru au mythe de la prévention. Mais tout cela est fini : la gauche veut réapprendre à réprimer. Elle est devenue "réaliste" et "responsable"... Et c’est ainsi que, quinze ans après s’être "réconciliée " avec " le marché " et avec " l’entreprise", la gauche s’est "réconciliée avec la sécurité".
La Bonne Nouvelle s’est alors propagée. La presse l’a rappelé régulièrement, et des intellectuels se sont chargés d’expliquer, de justifier et de saluer cette bienheureuse réconciliation. Les rapports officiels, les livres et les articles de presse se sont multipliés. Issus d’horizons divers, et animés par des motivations diverses, tous ont repris en chœur ce discours qui, jusque-là, et depuis 1968, n’était plus assumé qu’à la droite de la droite, et qui tient en une cinquantaine de mots :
Délinquance, insécurité, incivilité.
Préoccupation majeure des Français.
Expansion, spirale, explosion.
Inexorable, exponentielle, irrésistible.
Arrêter de se voiler la face,
Avoir le courage de le dire, lever le tabou.
Mineurs, enfants, jeunes.
De plus en plus jeunes, de plus en plus violents.
Violences urbaines. Banlieues, quartiers,
Zones de non-droit, où la police ne va plus.
Seine Saint-Denis, Bronx, États -Unis. Ghettos.
Bandes, gangs, zoulous, beurs.
Démission. De la police, de la justice,
de l’école, des parents.
Angélisme, laxisme, impunité, culture de l’excuse.
Crise de l’autorité, de la morale, affaissement des normes.
Perte des repères, manque de structure.
Enfants de 68 et de la télévision.
Enfants d’immigrés. Problèmes d’intégration.
Reconquête, restauration.
Ordre républicain, loi républicaine, police républicaine.
Courage. Rigueur. Fermeté.
Réaction rapide. Comparution immédiate. En temps réel.
Responsabilisation. Tolérance zéro.
Centres fermés, centres surveillés.
Emprisonnement, éloignement, suppression des allocations familiales
[2].
C’est dans un troisième temps, seulement, que "l’opinion" a fini par suivre : ce n’est que très progressivement, après plusieurs mois de matraquage médiatique, que "la lutte contre la violence et la criminalité" s’est péniblement hissée au second, puis au premier rang des "préoccupations des Français" (telles que les sondages prétendent les enregistrer) : elle passe de 9% à 14% des réponses entre mars 1997 et mars 1998 ; elle atteint la seconde place en 1999, avec 30% des réponses , et elle atteint finalement la première place en mars 2001, avec 46% des réponses (devant le chômage, qui recueille 35% des réponses), avant de repasser à la seconde plac en septembre 2002 [3].
Ce qui est remarquable dans cette évolution de "l’opinion", c’est qu’elle ne correspond à aucune augmentation du même ordre de la violence et de la criminalité réelle ou enregistrée [4], mais qu’elle suit en revanche très fidèlement la couverture que les gouvernements successifs et les grands médias ont accordé à cette thématique.
La chronologie que nous proposons dans cette rubrique rappelle les grandes étapes de ce matraquage idéologique quasi-ininterrompu, qui a été relancé par Lionel Jospin et Jean-Pierre Chevènement en juin 1997 puis récupéré, à son propre bénéfice, par Jacques Chirac à partir de 2001. Les effets en sont connus : une "opinion publique" artificiellement polarisée sur un débat unique et très mal posé, un racisme anti-arabe entretenu, une percée de l’extrême droite aux dernières élections présidentielles, une politique d’incarcération massive [5] et enfin, de Chevènement à Sarkozy, sans oublier Daniel Vaillant, toute une série de lois pudiquement qualifiées de "sécuritaires", alors qu’elles sont simplement brutales, injustes et liberticides.