« Lé moniman yo ka ritapé yo, lé stati yo ka déplasé yo ; an tjè félé pa fasil pou djéri lè sa ki sav sav sa ki pa sav pa sav. »
(« Ils restaurent les monuments, ils déplacent les statues, ce n’est pas facile de guérir un cœur brisé si vous savez ce que c’est vous savez de quoi je parle. ») Eugène Mona [Face à face. Chanson figurant sur l’album Blanc Mangé (1994)]]
De mai à juillet 2020, une vague de destructions de statues a eu lieu à Fort-de-France en Martinique. Alors qu’elles ont parfois été présentées comme une version locale de la « vague Black Lives Matter » mondiale, ces destructions ne peuvent pas être comprises ainsi. Elles renvoient plutôt à une série de problèmes spécifiques au contexte postdépartemental [1] de la Martinique et s’inscrivent dans les actions menées par de jeunes « activistes » connus sous le nom de mouvement RVN (Rouge-Vert-Noir, couleurs du drapeau créé par les partisans martiniquais de l’indépendance).
Après le renversement de statues le 22 mai 2020, le maire de Fort-de-France, Didier Laguerre, a mis en place une commission sur le thème « Mémoire et transmission ». Sa création avait déjà été annoncée lors de la campagne municipale plusieurs mois auparavant, mais les destructions ont accéléré son lancement en juillet 2020. Celle-ci, en sommeil pendant plusieurs mois, est composée de 30 membres, principalement des élus, des universitaires, des experts des thématiques « identité et histoire », des membres d’associations et de la « société civile » – dont des représentants du mouvement qui a renversé les statues – et des professeurs d’histoire de l’enseignement secondaire. Sa mission était de guider les actions de la ville sur les questions mémorielles et les controverses [2].
Pour ses partisans, la départementalisation devait garantir l’égalité entre les habitants des « vieilles colonies » françaises (y compris la Martinique et la Guadeloupe) et les citoyens français, un siècle après l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises de 1848. Si les anciens esclaves sont alors devenus officiellement citoyens, le statut colonial de leurs territoires est demeuré et, avec lui, des lois et des règles spécifiques, leur donnant moins de droits qu’en France métropolitaine et assurant un pouvoir important aux gouverneurs nommés par l’État central. La départementalisation aurait dû entraîner l’assimilation juridique et l’application des lois françaises dans les anciennes colonies.
Cependant, malgré quelques progrès économiques et sociaux, les espoirs sont vite déçus. Et dans le paysage urbain de la Martinique, les traces du passé colonial persistent.
Ainsi à travers l’une des rues principales de la ville qui porte le nom de Charles de Courbon Blénac, gouverneur de la Martinique entre 1677 et 1696 qui a contribué à la création et à l’édification de la ville de Fort-Royal (ancien nom de Fort-de-France). Tortionnaire d’esclaves, il les a utilisés pour construire la ville. Ainsi par la présence de la statue de Joséphine de Beauharnais, première épouse de Napoléon, née en Martinique dans une famille de propriétaires terriens blancs (des « Békés »), impératrice de France lorsque l’esclavage fut rétabli par son mari. Sa statue avait été inaugurée en 1859. Sans oublier celles de l’abolitionniste français Victor Schoelcher érigée en 1904 pour le centenaire de sa naissance, ou encore de Belain D’Esnambuc, colonisateur et premier gouverneur de la Martinique, élevée en 1935 pour le tricentenaire de la colonisation française, tandis que la Porte du Tricentenaire était construite. À différents moments de l’histoire, des monuments ont été érigés à la gloire du colonialisme, marquant le paysage urbain de Fort-de-France.
Une dizaine d’années plus tard, dans les années 1950, Aimé Césaire devient maire de la ville et commence à mettre en place une « nouvelle grammaire ». Les rues sont nommées en l’honneur de révolutionnaires français et francophones du dix-neuvième sièce : le quartier des Terres-Sainville reçoit les noms de personnalités du siècle des Lumières, de la Révolution française et des révolutionnaires des Caraïbes et d’Amérique du Sud.
Les quartiers plus récents se voient attribuer les noms d’écrivains, de penseurs et de figures des mouvements indépendantistes du vingtième siècle. Césaire déploie le « cannibalisme » – notion théorisée avec sa femme Suzanne Roussi Césaire dans leurs écrits littéraires et politiques autour de la réappropriation des symboles coloniaux afin de mener une véritable décolonisation – dans de nombreuses rues et avenues de Fort-de-France qui deviennent des odes aux révolutions et émancipations de la diaspora africaine. Des révolutionnaires caribéens et sud-américains comme Toussaint Louverture et Louis Delgrès, des intellectuels afro-américains comme Toni Morrison et des grandes figures des mouvements anti- colonialistes comme Lumumba et Gandhi se retrouvent dans les rues de cette petite ville des Caraïbes.
Au-delà de la politique publique urbaine de Césaire, la ville est un témoignage vivant des luttes politiques de l’époque. Au début des années 1980, les mouvements nationalistes sont à leur apogée, avec de multiples groupes, parfois armés, opérant en Guadeloupe, Martinique et Guyane. Parmi eux, l’Alliance révolutionnaire caribéenne (ARC), une faction nationaliste armée, procède à de multiples attentats à la bombe dans les trois territoires ainsi qu’à Paris. Elle ne réussit pas à créer une nouvelle nation indépendante et la plupart de ses membres sont arrêtés et emprisonnés. En Martinique, les derniers survivants entreprennent un dernier acte symbolique : en 1991, ils décapitent la statue de Joséphine sur l’une des places principales de la ville, La Savane, et la recouvrent de sang de porc. Ils disparaissent ensuite. Aimé Césaire, dont l’administration avait déjà déplacé la statue du centre de la place vers son côté ouest pour qu’elle soit moins visible, décide de conserver la statue décapitée sans la faire restaurer. Celle-ci est également inscrite, en tant que telle, au registre officiel du patrimoine française. Il y a donc là un paradoxe : par ce processus de monumentalisation, l’un des symboles les plus vivants d’un acte de résistance nationale et d’anticolonialisme en Martinique devient aussi un témoignage de la défaite de ce nationalisme.
La récente destruction de la statue de Joséphine marque une nouvelle étape dans ce processus. La Martinique a connu plusieurs crises au cours des deux dernières décennies. Sa population vieillit rapidement et diminue numériquement, le chômage est beaucoup plus important qu’en France hexagonale, notamment pour les jeunes adultes, le coût de la vie est élevé et la qualité des services publics est faible par rapport à la métropole. Parallèlement, des scandales sanitaires ont éclaté. Depuis plusieurs années, celui du chlordécone, un pesticide utilisé légalement dans les bananeraies martiniquaises jusque dans les années 1990 alors qu’il était interdit dans le reste de la France, est au cœur des préoccupations politiques. Il est accusé d’être la cause d’un empoisonnement des terres et de cancers, une question sur laquelle des associations mènent des actions politiques et environnementales et qui a donné lieu à une décision de non-lieu pour prescription de la part du Tribunal de Paris le 2 janvier 2023.
À l’occasion de la commémoration de l’abolition de l’esclavage en Martinique le 22 mai 2020, le groupe qui avait détruit la statue de Joséphine s’en est pris successivement à deux statues de l’abolitionniste Victor Schoelcher, pour dénoncer la célébration de cet homme politique du XIXe siècle auteur d’écrits « anti-noirs » et membre de la commission qui accorda des compensations aux propriétaires d’esclaves (et non aux esclaves) au moment de l’abolition, ainsi que de son implication dans le projet colonial français. Les deux jeunes femmes qui ont revendiqué cet acte de destruction dans une vidéo mise en ligne, quelques heures après les événements, étaient déjà connues localement en tant que membres de groupes se présentant comme des « militants anti-chlordécone ». Ces groupes ont fait parler d’eux pour leurs actions perturbatrices contre les acteurs qu’ils tiennent pour responsables de cette crise : les Békés, ces descendants blancs des anciens colons européens et propriétaires d’esclaves en Martinique, propriétaires des plus grandes plantations de bananes.
Leur revendication explicite, ainsi que leurs trajectoires militantes, montrent qu’ils considèrent toujours la Martinique comme une colonie dont l’économie est entièrement dominée par les Békés. Ce faisant, les militants réactivent le principal cadre interprétatif des mouvements sociaux qui ont émergé au cours de la première moitié du XXIe siècle en Martinique. Ils soutiennent que l’État français n’y dispose d’aucune légitimité, brandissant régulièrement le drapeau indépendantiste sans pour autant prôner explicitement l’indépendance. Même si leur relation réelle avec les générations précédentes de leaders indépendantistes reste à étudier, certaines de ces figures semblent agir comme des « mentors ». Le groupe a également des liens avec des acteurs qui, tout en prônant aujourd’hui le panafricanisme, ont longtemps été « afro-suprémacistes ». Une autre dimension importante est la forte composante spirituelle du mouvement multiforme. L’absence d’organisation structurée se traduit par un manque de cohérence dans l’expression des idées et des actions, laissant place à un large éventail d’interprétations.
La destruction des deux statues de Schoelcher en mai 2020 a suscité de nombreuses réactions. Plus de 50 tribunes ont été publiées dans le seul journal local, France-Antilles, entre la fin du mois de mai et le mois de septembre. S’ils ne donnent pas une vision claire de « l’opinion publique », ces écrits permettent de comprendre les divisions et les conflits d’interprétation autour de la politique locale. À l’exception d’un article d’un plasticien déplorant la destruction d’œuvres d’artistes locaux, la plupart des contributions ne montrent aucun lien affectif avec les statues elles-mêmes.
Certains défendent la légitimité des destructions. Elles sont considé rées comme les « actions désespérées » de la « jeunesse martiniquaise » face aux problèmes structurels de la politique et de la société locales. Ces actions sont vues comme une lutte contre la puissance coloniale de la France, ainsi que contre les « erreurs et manipulations historiques » de la mémoire publique de l’esclavage et de l’abolition. Sont critiquées les réactions condescendantes des « intellectuels » et des politiciens qui ont « fait la morale » et porté des jugements en condamnant les actions spontanées d’une « nouvelle génération de militants ». Les destructions sont également perçues comme un nouvel acte dans l’histoire de la lutte anticoloniale du peuple martiniquais.
Pour d’autres, si les destructions sont « compréhensibles » à la lumière des problèmes structurels auxquels la jeunesse est confrontée, la « méthode » (antidémocratique, violente) ou le manque de clarté de l’agenda politique de ces « jeunes militants » sont à déplorer. Elles ont cependant tout de même permis d’ouvrir la voie à une discussion collective et politique sur l’avenir de la Martinique.
Enfin, une partie des articles parus condamnent les destructions. Ni spontanées ni cris de colère d’une jeunesse désespérée et sans repères, ces actions portent au contraire un contenu politique fort. Elles sont accusées de brutaliser la sphère publique, de falsifier la vérité historique et, plus important encore, d’éclipser les luttes récentes pour reconnaître le passé colonial et inverser les récits coloniaux de longue date dans la politique martiniquaise.
Cette typologie très sommaire des réactions souligne que le rapport au passé est rarement considéré pour lui-même, mais constitue le plus souvent une manière d’aborder les problèmes structurels de la société et de l’arène politique contemporains. Quel que soit le camp auquel appartiennent leurs auteurs, plusieurs tribunes affichent une croyance en la « mémoire collective » pour « rassembler la société » et guérir les « maux » de l’île. La « mémoire » est un outil de politique publique, même si, dans plusieurs textes, on doute qu’elle puisse à elle seule résoudre le problème des inégalités héritées de l’ère coloniale.
Au niveau municipal, la question des traces du passé dans l’espace public n’a pas émergé en mai 2020. La nomination d’une commission « mémoire et transmission » était en préparation depuis plusieurs mois lorsque le renversement des statues a eu lieu. Présentée comme la poursuite de la politique mémorielle de la ville (amorcée notamment par la dénomination des rues sous le mandat d’Aimé Césaire), elle constitue une nouvelle étape dans l’institutionnalisation d’une politique publique locale de la mémoire.
La commission, toujours en activité en 2021, semble aujourd’hui en sommeil. Les premières déclarations officielles de la ville de Fort-de-France sur ses travaux indiquent que l’expertise des historiens et des éducateurs a été jugée centrale pour déterminer les priorités (par exemple, l’évolution de la dénomination des sites, le déplacement ou le retrait des statues). La municipalité prévoyait dans les premiers mois d’organiser des consultations publiques avant de confirmer les propositions de la commission.
Les autorités municipales n’ont cependant pas eu le temps d’agir, ayant été devancées par les groupes responsables de la destruction des statues de Victor Schoelcher qui ont détruit eux-mêmes celles de Joséphine et de D’Esnambuc sans attendre.
Les interactions entre le maire et les militants ont été marquées par une grande tension qui semble aller bien au-delà du désaccord entre l’action de la ville en matière de mémoire et le désir d’abord exprimé de voir disparaître les symboles coloniaux. En réponse à la question de savoir ce qu’une municipalité entend faire lorsqu’elle traite de la mémoire, le maire a voulu insister sur le débat démocratique guidé par l’histoire et l’expertise. La réponse donnée par les militants montre que, pour eux, le cadre proposé par la mairie n’était pas considéré comme légitime. Selon eux, certaines suppressions de statues ne devraient pas nécessiter de discussion préalable ni de débat. Par une opposition entre les « débats » des élites et « l’action » du peuple qu’elles prétendent représenter, le retrait des statues semblait constituer la seule réponse acceptable à ces traces du passé colonial et esclavagiste dans l’espace public.
La séquence d’événements de l’été 2020 à Fort-de-France n’est pas une simple version martiniquaise du mouvement américain de dé-commémoration. La statue décapitée de Joséphine avait souvent été présentée comme une manière pédagogique et très positive de traiter les symboles coloniaux. Pour commencer à comprendre la destruction d’une statue qui semblait remplir une telle fonction de transmission historique, il faut comprendre les conditions locales qui ont façonné l’action politique depuis la fin du statut colonial en Martinique.
Au moment de la décapitation de Joséphine, le contexte politique local est marqué par le déclin important des mouvements nationalistes et indépendantistes des années 1970 et 1980, au profit notamment d’un militantisme essentiellement culturel autour de la valorisation des identités noires et métisses. Depuis lors, l’espace politique martiniquais semble être marqué à la fois par des débats techniques sur son statut juridique au sein de la république française et par une relative incapacité des forces politiques locales à proposer un projet politique dans un contexte de crises multiformes.