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Pour une écologie politique des lieux de mémoire

Pour en finir avec la raison d’État mémorielle (Quatrième partie)

par Pierre Tevanian
29 août 2023

« En finir avec la raison d’État mémorielle » : tel est l’objectif que se fixe le texte qui suit, initialement paru en conclusion du livre de Pierre Tevanian, Politiques de la mémoire, publié aux Éditions Amsterdam. En guise de feuilleton de fin d’été, et en écho à la frustrante et questionnante « panthéonisation » de Missak Manouchian, sur lequel cet été s’est ouvert, nous republions ces réflexions en six parties.

Partie précédente : Du sentiment et du ressentiment

On l’aura noté : c’est à chaque fois l’égalité qui est en question, une égalité mémorielle qu’il n’est en fait pas nécessaire d’articuler à l’égalité sociale, dans la mesure où elle en fait partie. Cette égalité mémorielle est tout simplement une dimension – parmi d’autres – de l’égalité sociale, raison pour laquelle j’ai pu parler de « métonymie » : la partie peut dans une certaine mesure résumer le tout, l’inégale légitimité des mémoires (et en particulier des mémoires traumatiques, des mémoires qui pleurent les morts) peut en l’occurrence dire l’inégale importance des vies et donc, en dernière analyse, l’inégalité des races humaines.

L’inégalité de traitement de toutes les mémoires est en somme une espèce de reflet, exprimant un certain état – préoccupant, il faut bien le dire – du rapport de force global. Mais sa valeur n’est pas simplement indicative : cette inégalité mémorielle produit également des effets, en particulier sur le terrain subjectif, en entretenant des replis, des défiances et des concurrences qui sont autant de freins pour les luttes unitaires, massives, puissantes, qu’appelle très manifestement un contexte général d’oppression et de démantèlement des acquis.

L’égalité des mémoires n’est donc pas un simple supplément, qui viendrait en bout de course couronner la victoire des « vraies luttes sociales », focalisées quant à elles sur « le présent ». Elle est un enjeu tout aussi « actuel » et « déterminant » que les autres, et c’est pourquoi la lutte sociale ne peut pas durablement faire l’économie d’une lutte, sur différents fronts, pour l’égalité mémorielle. Non pas après, mais à côté de toutes les luttes sociales pour le travail, le logement, la santé, le loisir ou l’environnement.

Si les politiques de la mémoire doivent être considérées comme des luttes sociales à part entière, pleinement ancrées dans le présent, c’est tout simplement parce que la mémoire est, par définition, l’acte qui réinscrit le passé dans le présent, et qui détermine notre rapport au présent. La lutte pour l’égalité mémorielle n’est finalement, pour le dire autrement, qu’une lutte parmi d’autres pour la liberté d’expression : pour un droit égal de chacune et chacun à parler de son passé et à se faire entendre, à dire et faire entendre son sentiment et son ressentiment – celui des Juifs à l’égard de l’Allemagne nazie et d’une Europe complice, celui des Arméniens à l’égard de l’Empire ottoman, des Jeunes Turcs et d’une Europe passive, celui des descendants d’esclaves à l’égard d’une Europe blanche qui s’est enrichie grâce au crime, celui des descendants de colonisés enfin, face à un État qui reconnaît moins ses torts passés qu’il ne recycle des discours et des pratiques de pouvoir enfantées par ce passé.

Les politiques de la mémoire, en particulier celles qui se polarisent en positif ou en négatif sur des « lieux de mémoire » (à créer, parce qu’ils manquent, ou à déboulonner, parce qu’ils offensent), peuvent être inscrites dans le champ de la politique de l’habitat, au même titre que le droit à un logement décent et salubre ou que le droit à environnement non pollué. Elles s’inscrivent dans l’ensemble des luttes pour un droit égal de toutes et tous à un espace-temps vivable, habitable, en revendiquant plus précisément un égal accès aux lieux de mémoire consolants, et une égale protection contre les lieux de mémoire outrageants.

Par lieux de mémoire consolants, il faut entendre des monuments et des noms de rue ou d’établissements publics qui nous souhaitent la bienvenue là où nous sommes, qui que nous soyons, quels que soient nos sexes, nos races, nos classes ou nos sexualités. À titre d’exemple, la statue de Solitude (figure de la résistance des esclaves de Guadeloupe), inaugurée le 26 septembre 2020, est la première statue de femme noire à Paris, sur près de 700 statues de rue, ce qui fait de notre capitale un lieu qui ne souhaite pas – ou pas vraiment, pas franchement – la bienvenue aux femmes noires.

La lutte contre la violence symbolique ne saurait toutefois se réduire à un travail d’« ouverture à la diversité ». Ce travail, nécessaire bien sûr, n’a de sens que s’il ne se cantonne pas à des figures consensuelles comme celles de Louis de Funès, Lino Ventura ou Haroun Tazieff (premiers noms suggérés par la commission Blanchard, missionnée à l’automne 2020 par le président Macron pour « trouver 300 noms » [1]), s’il assume la nécessité de célébrer aussi des « vies de combat » (pour reprendre le titre du beau livre d’Audrey Célestine, présentant soixante portraits de « femmes noires et libres » [2]), et enfin s’il accompagne une autre transformation de l’espace public, que les dominants sont beaucoup moins enclins à concéder (et que l’actuel président, en particulier, a expressément, catégoriquement, fanatiquement rejetée) : la fameuse « annulation », l’effacement, le déboulonnage des lieux de mémoire insultants – ceux qui, bien au-delà du mépris et du déni d’existence, signifient expressément, frontalement et brutalement à certain·e·s qu’ils ou elles ne sont pas « chez eux ».

C’est en somme une écologie politique des lieux de mémoires qui doit être pensée et pratiquée, qui déboulonne les statues de Colbert comme on arrache des mauvaises herbes ou comme on désamiante des immeubles. Les chantiers sont différents, le but final est le même : rendre habitable, et respirable, le monde humain.

Tout ceci vaut bien entendu pour les lieux de mémoire au sens propre, c’est-à-dire pour des formes de commémoration matérialisées dans l’espace (monuments, plaques, noms de rues ou d’établissements publics), mais aussi pour des modes d’inscription temporels plus que spatiaux : l’organisation du calendrier elle aussi, avec ses fêtes, ses jours fériés, doit manifester plus ostensiblement une prise en compte égalitaire de toutes les mémoires. Il en va du culte des ancêtres comme du culte des dieux : de même qu’une véritable laïcité (si laïcité est bien le nom d’une politique publique égalitaire en matière de liberté de culte) implique une égale facilité à pratiquer sa religion pour toutes les communautés religieuses, et donc des jours réellement fériés pour les principales grandes fêtes juives, arméniennes, orthodoxes, musulmanes, et pas seulement catholiques [3], de même il convient de férier, par exemple, la journée du 24 avril.

Ce congé permettrait non seulement aux Arménien·ne·s de se sentir reconnu·e·s, pri·se·s au sérieux, considéré·e·s, et de consacrer leur journée à la commémoration du génocide après avoir consacré celle du 6 janvier à la célébration de Noël, mais elle permettrait aussi au reste de la communauté nationale de s’approprier enfin cette histoire, de la penser et d’en tirer quelque chose. Enfin, puisque le président Macron fait mine de redouter la division et les « séparatismes », il est temps de le redire avec force : c’est l’absence de reconnaissance, et l’absence d’espaces et de temps communs pour la commémoration, qui produit de la séparation – les Juif·ve·s et Tsiganes se retrouvant seul·e·s, chaque année, le 23 janvier, les Arménien·ne·s le 24 avril, les Noir·e·s le 10 mai, les Algérien·ne·s le 8 mai et le 17 octobre, et ainsi de suite.

Partie suivante : Des limites et mérites de la comparaison

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Pierre Tevanian, Politiques de la mémoire, paru aux Éditions Amsterdam en 2021.

Notes

[1Voir Julien Duffé, « Emmanuel Macron veut des noms de rues reflétant la diversité », Le Parisien, 13 décembre 2020.

[2Audrey Célestine, Des vies de combat. Femmes, noires et libres, Paris, L’Iconoclaste, 2020. Parmi les figures arméniennes qui de la même manière mériteraient d’être célébrées plus massivement et ostensiblement, on peut citer Missak Manouchian, bien entendu, mais aussi des figures plus méconnues en dehors de la communauté arménienne, comme Zabel Essayan ou Soghomon Tehlirian, le « justicier » qui exécuta en 1921 Talaat Pacha, principal responsable du génocide de 1915.

[3Le calendrier actuel ne fait que tolérer la prise de congés, chez les élèves, les étudiants ou les salariés qui en font la demande.