Partie précédente : Pour une écologie politique des lieux de mémoire
Comme tous les combats égalitaires, les luttes mémorielles tombent enfin sous cette accusation : elles méconnaissent et maltraitent « les différences » [1]. À vouloir tout égaliser, tout quantifier, tout comparer, elles piétinent l’irréductible singularité de l’événement historique, son unicité, et sombrent dans l’inexactitude ou, pire, dans l’indécence. J’ai répondu à cette objection dans un chapitre de ce livre, au titre éloquent : « Comparer n’est pas un crime ». Je me contenterai donc ici de citer Tzvetan Todorov qui, tout en concédant que l’usage de la comparaison peut être « inconvenant voire offensant », en particulier dans des interactions privées (« on n’ira pas dire à une personne qui vient de perdre son enfant que sa peine est comparable à celle de beaucoup d’autres parents malheureux »), souligne l’impérieuse nécessité de la comparaison dans le champ du « débat public » :
« Pour celui-ci, en revanche, la comparaison, loin d’exclure l’unicité, est le seul moyen de la fonder. Comment en effet affirmer qu’un phénomène est unique si je ne l’ai comparé à rien d’autre ? Nous ne voulons pas être comme cette épouse d’Usbeck, dans les Lettres persanes de Montesquieu, qui lui dit dans un même souffle qu’il est le plus beau des hommes et qu’elle n’en a jamais vu d’autre » [2].
Comparer permet d’abord d’alerter. Même si rien ne revient jamais à l’identique, il existe, tout au long de l’histoire, des ressemblances, des récurrences, des permanences. Il existe des analogies, qui permettent d’anticiper des futurs possibles, et donc de prévenir le retour du pire. C’est ainsi par exemple que peuvent se justifier, on l’a vu, les parallèles entre la montée de l’islamophobie contemporaine et celle de l’antisémitisme il y a un siècle.
Comparer permet ensuite d’égaliser. La comparaison des différents épisodes passés, mais également de leurs inscriptions respectives dans la mémoire officielle, permet de mettre au jour des écarts, des oublis, des dénis, pour ensuite les corriger. Cette approche « comptable », bien qu’abondamment décriée, doit absolument être défendue, au même titre que tout comptage statistique dans les différentes strates de la division du travail, car il n’existe guère d’outils aussi efficaces pour objectiver une discrimination qui sinon demeure dissimulée.
La dénonciation du « deux poids deux mesures » n’est donc pas suspecte en tant que telle : elle est au contraire une déclinaison nécessaire (au sens d’inéluctable, inévitable, mais aussi au sens d’utile) du principe d’égalité. Il est vrai, cela dit, qu’elle peut devenir suspecte, et même franchement odieuse, dès lors qu’elle joue à sens unique, en n’égalisant que « par le bas » – j’entends par là : lorsqu’on invoque le « deux poids deux mesures » pour contester un « trop » de mémoire au sujet de la Shoah plutôt qu’un « pas assez » de mémoire sur les autres crimes contre l’humanité, ou pour justifier le négationnisme d’un Faurisson plutôt que demander la même vigilance et la même rigueur contre la négation ou l’apologie des autres crimes contre l’humanité. Un nom résume ce dévoiement du comparatisme, même si ce dévoiement dépasse, hélas, largement son cas : le nom de Dieudonné [3].