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Du sentiment et du ressentiment

Pour en finir avec la raison d’État mémorielle (Troisième partie)

par Pierre Tevanian
28 août 2023

« En finir avec la raison d’État mémorielle » : tel est l’objectif que se fixe le texte qui suit, initialement paru en conclusion du livre de Pierre Tevanian, Politiques de la mémoire, publié aux Éditions Amsterdam. En guise de feuilleton de fin d’été, et en écho à la frustrante et questionnante « panthéonisation » de Missak Manouchian, sur lequel cet été s’est ouvert, nous republions ces réflexions en six parties.

Partie précédente : Des vertus de la cancel culture

J’ai déjà eu l’occasion de le rappeler : on apprend en rhétorique que ce qui compte dans un discours est ce qui vient après le « mais », plus que ce qui est avant, comme dans « Je ne suis pas raciste, mais ». Cela ne manque pas dans l’actuel discours présidentiel : le chef de l’État ne concède qu’il faut « entendre la victime » que pour affirmer aussitôt qu’on le fait déjà assez (sans bien sûr se donner la peine de citer une seule mesure politique forte qui aille dans ce sens), et il enchaîne aussitôt sur un « mais », plus précisément sur l’incrimination outrancière, extravagante, d’un chimérique « primat » du « discours de la victime », qui « écrase tout, y compris celui de la raison ».

« Dictature des minorités », « tyrannie des susceptibles », « victimisation à tout-va », « lynchage », « chasse aux sorcières », « police de la pensée », « police de la culture » [1] : les mots sont plus ou moins jeunes, mais la méthode est vieille, aussi vieille que la domination. C’est une loi immémoriale : au fur et à mesure que les dominé.e.s s’organisent et arrachent quelques victoires qui les rapprochent de l’égalité de traitement, fût-ce à pas lents, ils sont présentés comme les nouveaux dominants, tandis que les vrais dominants, inquiets pour leur avenir, se vivent comme déjà déchus, et même renvoyés à la place des dominé.e.s. C’est ainsi qu’on en vient à parler de « pouvoir gay » et de « dictature des minorités », de « revanche des femmes » et de « masculinité en crise », de « colonisation à rebours », d’« islamisation de la France » et de « racisme anti-blancs », de « syndicratie » ou d’« enfant-roi ».

Tout aussi classique est la manière dont l’incrimination des dominés s’articule à un ensemble d’oppositions binaires entre la « raison », prérogative du dominant, et les « émotions », forcément irrationnelles, excessives (« écrasantes », nous dit le président), émanant d’une « société » devenue « victimaire et émotionnelle ». J’ai déjà évoqué ce partage à tous égards discutable – et tout à fait « simpliste », pour le coup. Plusieurs axes doivent en l’occurrence être tenus.

Tout d’abord la critique d’un très opiniâtre déni de rationalité, frappant tout ce qui relève de la mémoire et de la colère des opprimé.e.s, et d’un travail tout aussi opiniâtre de pathologisation, reléguant cette colère au rang de rage aveugle ou de « peste de la sensibilité » (la formule est de Caroline Fourest [2]), alors que ladite colère, et le militantisme qu’elle génère, a maintes fois démontré sa puissance heuristique, du point de vue des sciences sociales en général et de la science historique en particulier [3]. Et à la colère il conviendrait en outre d’ajouter la peur – évoquée dans plusieurs chapitres de mon livre [4] – qui peut être, elle aussi, tout à fait heuristique : les groupes qui ont subi une oppression dans le passé peuvent développer une sensibilité plus aigüe aux signes avant-coureurs d’un « retour de la bête », volontiers disqualifiée sous le nom de « paranoïa », et pourtant tout à fait utile.

L’autre critique à mener porte sur une autre dénégation, en miroir : celle de la matrice émotionnelle, passionnelle, pulsionnelle même, qui sous-tend les postures dites « raisonnables » du dominant – cette inquiétude fébrile qui se manifeste jusque dans l’interview du président Macron, par l’outrance du propos (les victimes « écrasent tout », est-il dit par exemple, avec le plus grand sérieux). Ce fond pulsionnel doit être tenu pour ce qu’il est : un fond phobique, une peur panique qui saisit les dominants face à toute contestation du statu quo mémoriel, toute manifestation d’une mémoire minoritaire, toute doléance et toute demande – bref : toute manifestation concrète d’égalité.

Il y a enfin une déconstruction plus profonde qui s’impose : celle de l’illégitimité de l’émotion et de son expression. Et donc une réhabilitation tout aussi nécessaire : celle des affects de peine et de peur, et de leur expression – que j’esquisse dans certains chapitres, sur la mémoire arménienne principalement, et sur les vertus du déboulonnage. Cette expression vaut en elle-même, et pas seulement comme une ruse de la raison historienne, politiste ou sociologique, car il en va, comme l’a fort bien expliqué la psychanalyste Janine Altounian, de la survie subjective des vaincus et de leurs descendants :

« Malgré l’indifférence voire l’agacement que les militants affichent parfois à l’égard de l’attention portée aux événements psychiques, la prise en compte de la subjectivité en souffrance après un traumatisme collectif a nécessairement un impact politique chez les intéressés. Ce qui entérinerait chez eux la suprématie de la visée exterminatrice, ce serait au contraire leur repli, soit dans la position persécutive soit dans la projection paranoïaque de la haine qui alimente les exacerbations nationalistes. À l’opposé, toute remise en dialogue de la conscience de l’effondrement et du plaisir à vivre avec ce qui reste subvertit l’emprise du trauma et libère de nouvelles affirmations identitaires. » [5]

Le débat sur la mémoire, comme le débat sur l’injustice sociale en général, est pourtant saturé d’exhortations à « dépasser le ressentiment », à ne pas s’y « enfermer », à ne pas s’y « complaire ». Tous les ressentiments sont en général renvoyés vers le même néant politique, ou la même infamie, sans que jamais soit spécifié de quel ressentiment on parle, de qui, suite à quel tort subi – comme si le ressentiment du dominant qui vient de perdre trois pouces de privilèges pouvait être pensé dans les mêmes termes que celui d’une personne ou d’un groupe écrasé depuis des lustres. Un livre de Cynthia Fleury, intitulé Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, et plébiscité médiatiquement en 2020, donne un aperçu assez représentatif, voire emblématique, de cette tendance à la dépolitisation, à l’essentialisation, à la pathologisation et à la condamnation principielle du ressentiment :

« Le ressentiment est un délire victimaire, délire non pas au sens où l’individu n’est pas victime – il l’est potentiellement –, mais délire parce qu’il n’est nullement la seule victime d’un ordre injuste. L’injustice est globale, indifférenciée. Certes, elle le concerne, mais la complexité du monde rend impossible la destination précise de l’injustice. Par ailleurs, victime par rapport à quoi, à qui, à quel ordre de valeurs et d’attentes ? Enfin c’est une chose de se reconnaître temporairement victime, de se reconnaître un instant comme tel, c’en est une autre de consolider une identité exclusivement à partir de ce “fait” à l’objectivité douteuse et à la subjectivité certaine. Dès lors, il s’agit bien d’une “décision” du sujet de choisir la rumination, de choisir la jouissance du pire, que ce choix soit conscientisé ou non – il ne l’est généralement pas. Il y a “délire” parce qu’il y a aliénation, non perception de sa responsabilité dans la plainte réitérée, délire parce que le sujet ne voit pas qu’il est à l’œuvre dans la mécanique de rumination. Il refuse de défocaliser, de renoncer à l’idée de réparation, sachant que la réparation est illusoire car elle ne sera jamais à la hauteur de l’injustice ressentie. Il faut clore et le sujet ne veut pas clore. »

Dans ces lignes se donne à entendre, sous sa forme la plus distinguée, sublimée, enrobée de jargon médical, la sempiternelle leçon de maintien que les biens nantis adressent depuis des lustres à tou.te.s les opprimé.e.s – à coup, il faut bien le dire, de jugements péremptoires, d’effets d’autorité et de généralisations abusives.

Il arrive en effet souvent, contrairement à ce que prétend Cynthia Fleury, qu’on soit victime effectivement, et pas juste « potentiellement ».

Il est en outre absolument faux de dire qu’on n’est jamais « la seule victime », ou que la victime est toujours « globale, indifférenciée » : au contraire, le tort qui frappe tout le monde de manière égale est plutôt l’exception que la règle, l’injustice consistant assez souvent, sinon toujours, dans une inégalité de traitement qui fait que, précisément, elle ne frappe pas tout le monde de manière « globale, indifférenciée ».

« La complexité du monde », enfin, a très bon dos : quelle que soit la complexité de chaque situation, il est assez simple de constater qu’il y a de l’injustice raciste, sexiste, homophobe. Il y en a même beaucoup, et de chacune de ces injustices on peut dire, toujours très simplement, quelle est la « destination », la cible, la victime, le bénéficiaire.

Mais il y a plus grave. Ici comme ailleurs, comme dans le discours du président Macron par exemple, le sermon adressé aux victimes est paradoxalement adossé à un relativisme moral intégral : « victime par rapport à quoi, à qui, à quel ordre de valeurs et d’attentes ? ». Le problème n’est évidemment pas que soit posée une telle question – et qu’ainsi soit rappelée la nécessité d’une base axiologique, posée a priori, pour que puisse être défini un tort et donc un statut de victime. Le problème réside plutôt dans le fait de s’arrêter à la question sans y répondre, comme si cette dernière avait valeur d’objection insurmontable, invalidant toute persévérance dans le ressentiment, la plainte et la doléance. Alors qu’une fois de plus il est tout à fait possible – et même tout à fait facile – de poser quelques principes simples, comme la liberté et l’égalité, au regard desquels apparaissent, facilement encore, des manquements, des coupables et des victimes indiscutables.

Enfin, on voit mal en quoi l’ouvrier.e licencié.e, le ou la noir.e tabassé.e par les flics, ou discriminé.e à l’embauche, l’Arménien.ne massacré.e par les bombes azerbaïdjanaises, la femme battue ou violée, et mille autres, auraient tort de se « reconnaître victime » un peu plus que « temporairement », un simple « instant », et de « consolider » leur identité de victime. Ni en quoi ce statut ne serait un « fait » qu’entre guillemets, ni en quoi son objectivité serait « douteuse ». Il se trouve au contraire que, par définition, l’oppression n’existe que dans la durée : ce qui assez souvent perpétue le statut de victime au-delà de l’instant n’est pas une capricieuse « décision du sujet de choisir la rumination », afin de goûter aux délices de la « jouissance du pire » et échapper à sa « responsabilité », mais bien plutôt la réalité objective d’un tort infligé dans la durée, et laissant, de manière tout aussi objective, de profondes et durables séquelles.

Face à ces appels à « défocaliser », et à « renoncer à l’idée de réparation, sachant que la réparation est illusoire car elle ne sera jamais à la hauteur de l’injustice ressentie », il est urgent de lire ou relire les méditations, autrement plus profondes, de Jean Améry, dans Par-delà le crime et le châtiment [6]. Améry explique, en partant de son expérience de déporté juif, qu’il y a du tort inoubliable, impardonnable et irréparable, et que c’est précisément pour cela que le ressentiment s’impose : il est parfois le seul viatique qui reste, la seule fidélité possible à l’événement traumatique, l’ultime expédient pour ne pas se laisser anéantir par la violence subie, et pour restaurer l’idée vitale qui a été bafouée par cette violence – l’idée qu’on vaut quelque chose.

Contre l’appel à la « raison », au « recul » ou à cette impossible « prise de hauteur » dont a pu parler, amèrement, Jean Améry, contre le comminatoire, glacial et brutal « Il faut clore » que nous assènent tant de Fleury et de Macron, peut donc se tenir une politique de la mémoire qui résiste, insiste et persiste dans le sentiment et le ressentiment, s’y entête même, et n’en finit pas de ne pas « finir ». Prenant acte du fait que l’on ne peut « clore » qu’après avoir lu le chapitre, soldé les comptes, réparé les dommages, la politique de la mémoire, lorsqu’elle fait face à de l’irréparable, de l’impardonnable, de l’inoubliable, peut revendiquer le refus de clore, l’extirper de la négativité où une « pensée positive » voudrait l’enfermer, et l’ériger au contraire en acte de résistance. Le ressentiment apparaît dès lors comme la « source affective de toute morale authentique, qui fut toujours une morale de vaincus » :

« C’est le droit et le privilège de l’homme qu’il ne doive pas se déclarer en accord avec tout événement naturel, et donc aussi avec toute croissance biologique du temps. Ce qui s’est passé, s’est passé : cette phrase est aussi vraie qu’elle est ennemie de la morale et de l’esprit. La puissance morale de résistance renferme la protestation, la révolte contre le réel qui n’est raisonnable qu’aussi longtemps qu’il est moral. »  [7]

« Si le sujet a tant de difficulté à se dessaisir de la plainte », objecte Cynthia Fleury, et avec elle plusieurs légions de maîtres-penseurs, « c’est parce que celle-ci fonctionne comme un fétiche » : « elle lui procure le même plaisir, elle fait écran, elle permet de supporter la réalité, de la médier, de la dé-réaliser. Le seul réel vivable devient la plainte, par le principe de plaisir qu’elle procure, et le ressentiment-fétiche agit comme une obsession. Le ressentiment ne sert pas uniquement à maintenir la mémoire de ce qui a été ressenti comme blessure, il permet la jouissance de cette mémoire, comme de maintenir vivace l’idée de châtiment. »

Libre à chacun.e, bien entendu, de vouloir pardonner ou oublier les torts non réparables, et tant mieux si l’on y trouve une délivrance. Ce qui en revanche doit être combattu est l’injonction à oublier ou à pardonner, et donc l’interdit du ressentiment. Ce que, dans le sillage de Jean Améry, il s’agit de comprendre, c’est que le ressentiment et la plainte ne sont pas nécessairement ces « fétiches » qu’on prend « plaisir » à adorer pour mieux esquiver la dure réalité : au contraire ils peuvent être, en particulier face à l’oppression, la réponse la plus « réaliste », la plus adéquate à un tort qu’on ne veut ou peut pas oublier, ni pardonner, ni réparer. La moins inadéquate en tout cas, puisqu’alors les autres options – l’oubli, le pardon, la réparation – sont vécues comme impossibles.

En somme, « maintenir vivace l’idée de châtiment », même lorsque le châtiment à la hauteur de la faute n’est pas possible, n’est pas une faute de goût ou une impasse existentielle – ou si impasse il y a, c’est une impasse qui peut être plus hospitalière, plus habitable que tous les chemins, toutes les routes et toutes les avenues du grand dépassement et de la grande guérison. Si « fétiche » il y a, ou jouissance fétichiste, ou déni de réalité, peut-être faut-il les chercher avant tout du côté des donneurs de leçon qui refusent de voir du tort objectif, de l’injustice réelle et durable, des victimes objectives qui restent victimes sans l’avoir choisi et sans y prendre plaisir, et des oppresseurs – ainsi que des bénéficiaires inconscients de l’oppression, vautrés dans leurs privilèges, trop contents qu’existent des Docteur Pangloss, Macron ou Fleury pour disqualifier, en général et abstraitement, toute idée de ressentiment.

Et puisque la psychanalyse est mobilisée pour nous intimer de prendre du recul et de la hauteur, et vite, Janine Altounian à nouveau vient nous rappeler utilement une tout autre leçon freudienne, qui place le lent travail d’anamnèse, de verbalisation et de décharge affective au cœur du processus de subjectivation ou de re-subjectivation :

« Reconnaitre par devers soi ou devant les autres des mutilations psychiques plus ou moins ressenties passe pour être une attitude victimaire ou un assujettissement à l’emprise enfermante des parents, alors qu’au contraire c’est bien en recevant son héritage en son nom propre, et en le soumettant à sa propre gestion, que l’individu réussit à se dégager de l’emprise du passé. »  [8]

J’ai cité Fleury et Macron, mais j’aurais pu évoquer Pierre Nora, le coordinateur des fameux Lieux de mémoire en trois tomes, parus chez Gallimard, tant ce penseur incarne, depuis quatre décennies, l’idéologie mémorielle et la posture intellectuelle dominantes, partagées entre le mépris et la haine des mémoires dominées. Au-delà des prises de position douteuses de l’homme Nora et de ses « bons mots » abjects, en particulier sur le génocide des Arméniens [9], c’est toute l’entreprise de cet historien qui peut servir de contre-modèle, de repoussoir, ou tout bonnement d’ennemi principal. Monumentale jusque dans sa forme et son format, cette grosse œuvre se veut une « somme » exprimant « la mémoire » de « la collectivité nationale ». Pour reprendre une définition de Pierre Nora, un objet « devient lieu de mémoire quand il échappe à l’oubli, par exemple avec l’apposition de plaques commémoratives, et quand une collectivité le réinvestit de son affect et de ses émotions ». Tout le problème vient du l’image, tout à fait variable, qu’on peut se faire de la dite « collectivité », et de ce qu’elle doit être : consensuelle, homogène, disciplinée, parfaitement soudée derrière ses élites politiques (celles qui sont en droit et en capacité d’« apposer des plaques commémoratives »), ou au contraire traversée, configurée et reconfigurée sans cesse par des dominations, des tensions, des mésententes et des conflits [10].

Parce qu’elle prend franchement le parti de la vision « consensuelle », la version Gallimard des « lieux de mémoire » n’est en définitive que la déclinaison, sur le plan mémoriel, d’une certaine vision du monde social, qui est celle de Pierre Nora, tout simplement, et qu’il est difficile de ne pas désigner par des termes caricaturaux, tant elle est elle-même caricaturale. Quelque chose comme une utopie technocratique, celle d’un « consensus par en haut », invitant une « collectivité nationale » fantasmée à communier autour d’un « corpus » de mythologies bourgeoises [11] et patriarcales, singulièrement oublieuses sur les mémoires dominées : celle des femmes notamment, des classes ouvrières, des immigrations, des esclaves et des peuples colonisés – pour ne rien dire d’une autre mémoire endommagée et occultée, celle des enfants abusés. C’est précisément contre ces silences, contre ces constructions monumentales, contre ce consensus mémoriel au service d’un consensus social, qu’une politique de la mémoire se construit et trouve sa raison d’être. C’est à ce consensus qu’elle s’attaque, c’est à lui qu’elle tente de mettre fin, parce que de son côté cette approche consensuelle vise à mettre fin à toute politique.

La conflictualité doit donc être assumée : il ne s’agit pas là d’un devoir moral mais d’une nécessité ontologique – il n’y a de politique que conflictuelle. Les dominants le savent tellement bien que c’est cette conflictualité, plus que tout, que de toutes leurs forces ils cherchent à neutraliser. De l’« l’affaire Dieudonné » en 2005 à « l’affaire Colbert » en 2020, c’est d’une seule et même voix que gouvernants et éditocrates ont répondu : une voix paternelle, autoritaire, courroucée, condamnant la « division » du « corps social » par une funeste « concurrence des victimes », elle-même construite sur une « guerre des mémoires ». C’est le spectre de la guerre civile qui est sans cesse agité, et d’une « déchirure » du « tissu social ». Sur ce point comme sur les précédents, le stigmate peut donc être retourné, et la « guerre des mémoires » revendiquée. Pas pour le plaisir gratuit de choquer le bourgeois, moins encore pour s’inventer une vie de grand combattant de plume ou de clavier Apple, mais pour rappeler utilement cette double évidence : qu’il existe des paix pourries, qui ne reposent que sur l’écrasement d’une classe par une autre, et qu’il est donc de bonne guerre de venir les interrompre.

L’une des formulations les plus éloquentes de ce principe est celle de Martin Luther King, parlant de « paix négative » pour désigner un état de fait dénué de tout contenu éthique positif, qui ne se définit comme « paix » que négativement, par l’absence de trouble, de contestation, de conflictualité [12]. À cette « paix négative issue d’une absence de tensions », King oppose une « paix positive issue d’une victoire de la justice », qui ne peut advenir, dit-il, qu’au terme d’une phase de tension : entre l’injustice triomphante, écrasante, étouffante, qui inhibe toute velléité de révolte, et l’injustice mise en déroute, il y a ces moments particuliers, pas nécessairement sanglants mais toujours conflictuels, où les opprimé.e.s parviennent à se soulever contre le tort qui leur est fait.

Ces moments n’en finissent pas de s’enchaîner, parce que les victoires de la justice ne sont jamais complètes et définitives, et parce que la domination se reconfigure toujours au fur et à mesure qu’elle est défaite : ils constituent donc le cadre, la trame temporelle, « l’élément » dans lequel nous déployons nos existences. Ce qui est sans cesse stigmatisé sous le nom de « guerre des mémoires » » n’est qu’une dimension parmi d’autres de cette lutte des classes, des sexes ou des races dont le nom le plus ordinaire est la politique, et qu’il est impératif de faire vivre, envers et contre tous les consensus, envers et contre tous les statu quo mémoriels.

Reste à ne pas se tromper d’ennemi. Comme j’ai pu le souligner à propos de « l’affaire Dieudonné », il importe de distinguer entre un combat nécessaire, celui des groupes diffamés, vaincus et opprimés contre leurs oppresseurs, et des luttes fratricides qui n’existent que trop et qu’il est urgent de déserter : celles qui opposent entre eux plusieurs groupes dominés, Juifs et musulmans par exemple, qui mettent en concurrence leurs mémoires, et qui font donc de notre État la solution alors qu’il est le problème. Si guerre il doit y avoir, ce n’est évidemment pas celle-ci, mais plutôt celle qui oppose à la « mémoire nationale » toutes les mémoires étouffées, mutilées, maltraitées d’une manière ou d’une autre. Juives, noires, arabes, arméniennes, asiatiques, ouvrières, immigrées, féminines et féministes, homosexuelles, ces luttes peuvent être menées ensemble ou séparément, mais il n’y a aucune nécessité, bien au contraire, à les mettre en concurrence ou en opposition.

Partie suivante : Pour une écologie politique des lieux de mémoire

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Pierre Tevanian, Politiques de la mémoire, paru aux Éditions Amsterdam en 2021.

Notes

[1Formules empruntées à la Une du Point du 7 juin 2018, et au livre de Caroline Fourest, Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée, Grasset, 2020

[2Caroline Fourest, Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée, Grasset, 2020

[3Voir Colette Guillaumin, « Des effets théoriques de la colère des opprimées », dans Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de Nature, Éditions Côté-femmes, 1992

[4Principalement le chapitre 4 : « Hommes femmes et enfants qui ne voulaient que vivre », et le chapitre 7 : « Comparer n’est pas un crime ».

[5Janine Altounian, La survivance. Traduire le trauma collectif, Dunod, 2000

[6Jean Améry, « Ressentiments », dans Par-delà le crime et le chatiment, Éditions Babel, 1966

[7Jean Améry, « Ressentiments », Par-delà le crime et le châtiment, op. cit..

[8Janine Altounian, La survivance. Traduire le trauma collectif, Dunod, 2000

[9Voir Mémorial 98, « Peut-on commémorer la Shoah et mettre en cause le génocide des Arméniens ? Le cas Pierre Nora. », memorial98.org. Les « bon mots » évoqués ici sont des propos tenus sur France Inter le 12 octobre 2011 (et immortalisés sur Youtube) – prestation qui constitue d’ailleurs, à sa manière, une forme de « lieu de mémoire » tout à fait marquant pour la communauté arménienne, avec ces moments forts : « historiquement l’affaire est très très compliquée, je n’en suis pas spécialiste, mais elle n’est pas univoque » ; « les Arméniens ont été à la fois les immenses victimes, mais pas seulement les immenses victimes » ; « Des génocides il y en a tout le temps et partout » ; « si vous écrasez trois mouches, on peut vous parler aussi d’un génocide ».

[10Sur la notion de mésentente, voir le livre de Jacques Rancière, du même nom, aux éditions Galilée, 1995.

[11Voir Suzanne Citron, Le mythe national, Éditions de l’Atelier, 2017.

[12Martin Luther King, « Lettre de la geôle de Birmingham », dans Je fais un rêve, Éditions Bayard, 2013