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L’enseignement de la haine

Production et reproduction du racisme anti-arménien dans les manuels scolaires turcs

par Nazli Temir Beyleryan
27 juin 2023

L’importante thèse de doctorat soutenu en 2016 par Nazli Temir Beyleryan, portant sur la mémoire individuelle et collective des Arméniens de Turquie, vient enfin d’être publiée sous forme de livre. Cette recherche se base sur des entretiens nombreux et approfondis menés pendant trois ans (2009, 2010, 2011) en Turquie, dans plusieurs villes d’Anatolie et surtout à Istanbul, auprès de trois générations d’Arméniens et d’Arméniennes. Le résultat est aussi vivant et puissant que la rhétorique négationniste de l’État turc est scientifiquement morte et politiquement mortifère. L’autrice retranscrit longuement et fidèlement la parole de ses « enquêté·e·s », et mobilise dans son analyse aussi bien les outils, les concepts et les analyses de la sociologie (les travaux fondateurs de Maurice Halbwachs sur le concept de « mémoire collective », bien sûr, mais aussi les analyses de Pierre Bourdieu sur la domination politique, sociale et symbolique, et son concept d’habitus) que ceux de la philosophie (celle notamment de Jacques Derrida sur le « mal d’archive »), des études littéraires (Zabel Essayan, Marc Nichanian) et de la psychanalyse (Janine Altounian, Hélène Piralian, et bien sûr les analyses de Freud sur le travail de deuil). Il en ressort une dissection implacable du système génocidaire et de sa continuation négationniste, de la terreur d’État et de l’injonction à l’oubli à laquelle est soumise la minorité arménienne, par mille canaux institutionnels (de l’École aux médias, en passant par l’ensemble des rapports sociaux), et des « politiques de rappel » qui assurent la perpétuation du récit national et du silence arménien (notamment le Varlık Vergisi de 1942 et le pogrom d’Istanbul en 1955, ou plus récemment l’assassinat de Hrant Dink). Mais Nazli Temir Beyleryan n’en reste pas là. Tout en dévoilant l’ensemble des mécanismes d’intimidation et de silenciation, leur transmission et leur incorporation, en somme tous les ressorts psychologiques qui poussent à oublier, et désignent même comme impossibles la transmission et la commémoration, elle rappelle que l’oubli est lui-même tout aussi impossible, voire davantage. La condition arménienne apparaît finalement comme un état de tension invivable, et pourtant vécue, indicible et dite pourtant (quand on veut bien entendre, voire solliciter cette parole, en un espace-temps d’interlocution sécurisé, où « tout ce que vous direz » ne sera pas « retenu contre vous »), entre ces deux impossibilités : se souvenir et oublier, en tout cas selon les modalités ordinaires. Attentive aussi bien à l’écrasante puissance d’assujettissement d’un État suprémaciste et négationniste qu’à l’agentivité et la créativité des survivant·e·s et de leurs héritier·e·s pour « malgré tout » se souvenir « comme on peut », et retrouver aussi ces soupapes d’ « oubli vital », là encore « comme on peut », la chercheuse parvient à nous faire comprendre – et même sentir – comment un siècle d’oppression et de résistance, de massacre et de survivance ont façonné des subjectivités, institutionnalisé et routinisé le silence, installé la peur comme une seconde nature et imposé la mélancolie comme ultime refuge pour la mémoire et la transmission ; mais aussi comment, bien au-delà de ce qui est communément entendu derrière des mots-valise comme « résilience », les opprimé·e·s résistent (à armes plus qu’inégales) et inventent (avec les moyens du bord, qui ne sont pas exorbitants) des modes de pensée et d’existence pour vivre malgré tout, et devenir chaque jour qui passe autre chose que des « restes de l’épée » – comme continue de les appeler la « majorité morale » turque. De ce travail important, salutaire, nous proposons un second extrait, en guise de présentation – et d’invitation à l’acheter, l’offrir, le lire, le méditer, le faire vivre.

Exrait précédent : Les Arméniens de Turquie, entre stigmatisation médiatique et déni ordinaire

L’analyse du déni ordinaire nous conduit au nationalisme ordinaire. Un autre exemple montre bien comment ce nationalisme ordinaire se produit par l’intermédiaire du système éducatif. L’analyse du discours des manuels scolaires officiels en Turquie révèle que le discours de haine et de discrimination ethnique se reproduit dans les milieux éducatifs. Les recherches précédentes nous montrent déjà bien que la rédaction des manuels scolaires d’histoire privilégie toujours l’aspect ethnique de l’histoire des Turcs. Dans les années 1945-1950, un élan humaniste a voulu donner une importance à l’Antiquité gréco- romaine, mais à partir de 1975-80, de nouveau, la dimension ethnique a pris la première place, avec la composante religieuse [1]. Il est intéressant de rappeler ici la recherche effectuée par Étienne Copeaux, chercheur spécialisé dans le nationalisme turc. En observant des cartes géographiques extraites des manuels scolaires d’histoire turque parus de 1931 à 1991, il a mis en évidence un discours uniforme « provenant d’une part du contrôle exercé par l’État, et d’autre part, d’un consensus qui a longtemps existé quant aux principales options historiographiques, au moins dans le milieu universitaire » [2]. Le contenu de ces manuels scolaires présente l’histoire de l’islam dans un sens « anatoliste » et « turquiste ».

Cette analyse montre l’influence de la cartographie historique sur les mentalités. L’objectif d’inculquer la turquification est toujours présent et consolidé : dans ces manuels scolaires, l’historiographie turque repose sur l’idée d’une « antériorité absolue de la civilisation turque par rapport à celle de tous les autres peuples ». Cette analyse nous montre la force du manuel scolaire, surtout visuel, qui pèse fortement dans les esprits des élèves. Les cartes, en tant que corpus, sont des emblèmes, des signes qui se présentent en tant que discours étatique, basé sur l’idéologie turquiste et nationaliste et niant l’existence de l’autre. Les élèves apprennent, ainsi, au cours de leur scolarité, leur appartenance identitaire et spatiale fondée sur l’historiographie officielle turque.

L’idéologie turque républicaine a donc accordé une priorité à l’Éducation nationale, à tous les niveaux, autant par ses outils scolaires que par ses professeurs d’histoire. Les cartes constituent, en particulier un élément essentiel pour inculquer l’histoire officielle. Comme Étienne Copeaux le précise : « la carte agit sur le mental, par la représentation qu’elle suggère. Elle fournit le cadre géographique du sentiment d’appartenance, par sa puissance de suggestion. Elle établit la frontière de l’identité en même temps qu’elle est un support de rêve. Elle est une image qui donne une forme et, par sa nature spécifique, une étendue au sentiment identitaire, étendue littéralement mesurable, quantifiable lorsqu’il y a une échelle. L’expression fréquemment employée de nos jours en Turquie « de l’Adriatique à la mer de Chine » a sa représentation géographique, qui permet de le mesurer : ces quelques mots mesurent huit mille kilomètres ».

Si nous analysons une recherche analogue, effectuée par un groupe de scientifiques autour du sociologue Kenan Çayır, nous mesurons à nouveau combien l’école reproduit son discours discriminatoire à l’égard des citoyens « non turcs ». Kenan Çayır montre dans ce travail que la définition de l’identité turque dans les manuels scolaires est ethnicisée et discriminatoire : la turcité est liée au sang turc et à l’identité d’Atatürk. Il souligne notamment une phrase sélectionnée dans les manuels scolaires : « Les enfants turcs vont connaître des hommes qui font des merveilles et ils croient qu’ils appartiennent au même sang »1. [3]. La définition de l’identité turque, de fait, ne constitue pas une appartenance globale, mais est plutôt discriminatoire à l’égard d’autres groupes ethniques. Il est d’ailleurs rarement fait mention de non-musulmans ou de Kurdes, et si ce n’est, dans quelques paragraphes, pour présenter des groupes minoritaires comme une menace contre l’identité turque [4].

Ce travail confirme donc le fait que l’identité nationale turque construit une appartenance singulière et fermée autour d’un « nous » suprémaciste et séparatiste. Cette identité du « nous » est enracinée ethniquement dans la turcité et religieusement dans l’islam sunnite : les non-musulmans et les Kurdes n’en font pas partie [5]. Il s’agit d’une exclusion de la mémoire de l’autre, par une politique d’assimilation, mais le but essentiel est toujours de nationaliser les identités et la vie quotidienne de tous les citoyens.

Selon l’approche de ce travail, le contenu des manuels scolaires devrait au contraire inclure toutes les cultures différentes du pays sans faire de discrimination et pour cela il est nécessaire de résoudre le problème de la mémoire nationale. L’un des objectifs essentiels du projet de l’État-nation, comme nous l’avons déjà mentionné, est de former une mémoire nationale et de supprimer celle des autres. La nation turque émergée sur le territoire d’un empire multiculturel, a progressivement transformé la vie quotidienne avec des codes nationaux, par une série de changements (par exemple la transformation vestimentaire, une nouvelle langue fondée sur la révolution de la langue turque, etc.) et a ainsi tenté d’effacer la mémoire du passé pour créer une identité nationale turque [6]et les manuels scolaires et l’école sont de fait les moyens les plus efficaces pour construire cette identité nationale et exclure celle de l’autre. Les écoles sont les lieux où l’on reproduit le discours du pouvoir et l’opposition entre un « nous » et un « autre » et ce nationalisme ordinaire est engendré et reproduit à la fois par les écoles et par les institutions nationales.

Ces cadres « nationalisés » peuvent-ils permettre une mémoire plurielle ? Çayır souligne notamment que, des questions comme le problème kurde, sont encore insuffisamment traitées par les manuels scolaires pour permettre la discussion. Notre recherche de terrain montre également que ces questions sont toujours méprisées dans les écoles nationales. Les jeunes nous parlent toujours de leurs constats concernant les manuels scolaires. Ils mentionnent le fait que le « nous » unique et turc n’inclut pas toutes les identités et exclut la mémoire plurielle.

Püzant, étudiant et jeune commerçant de 24 ans :

« Pour me préparer aux examens universitaires, je fréquentais les cours privés pendant les weekends comme tous les autres tandis que je m’étais inscrit à l’école arménienne la semaine. Pendant les weekends, dans ces cours privés, l’étudiant assis derrière moi me harcelait en me disant “gâvur gâvur” (infidèle). C’était une violence pour moi. Pour lui, j’étais un “autre”... Et pendant la semaine, celui qui était assis derrière moi, n’était pas un autre mais quelqu’un qui appartenait au “nous”. Je veux dire que cette notion de gâvur est inculquée aux étudiants. Il ne me connaît même pas mais m’appelle gâvur parce qu’il l’a appris comme ça ».

Un autre jeune qui a fréquenté l’école nationale turque à Ankara nous explique qu’il a caché son identité arménienne à l’école. Ses motifs sont compréhensibles : il ne croit pas que ses condisciples turcs étaient capables de comprendre son identité. Il semble bien y avoir une impossibilité à vivre ensemble chacun avec sa propre culture dans les écoles. Le modèle éducatif ne nous permet pas d’envisager d’autres histoires et mémoires.

Ari, étudiant de 25 ans, vivant à Ankara :

« Quand je dois passer au service de la scolarité, je montre en cachette ma carte d’identité sur laquelle ma religion, chrétienne, est mentionnée [7]… Parce que je sais bien qu’ils ne connaissent pas ma culture et qu’ils vont me poser plein de questions par rapport à mon identité. Quand même, je ne suis pas fâché, parce que ce n’est pas leur faute, parce qu’ils n’ont jamais appris une autre histoire. »

Un autre étudiant, Şant, 23 ans, insiste sur l’importance de la fréquentation d’une école arménienne pour sauvegarder et apprendre l’identité arménienne, parce que dans les écoles nationales turques, c’est totalement impossible. Selon lui, l’histoire enseignée dans les écoles nationales turques n’est qu’un tissu de mensonges :

« Je crois que tu peux apprendre ton identité arménienne, soit dans ta famille, soit à l’école arménienne. Si tu vas à l’école nationale turque, tu vas apprendre l’identité turque que nous apprenons d’ailleurs toujours par la télé, dans la rue, partout et partout. En plus, c’est toujours inutile, je crois, d’aller à l’école nationale dans laquelle l’histoire est enseignée de manière partiale. Je n’ai pas envie d’écouter des mensonges. Tu sais très bien, même dans nos écoles (arméniennes), l’enseignement de l’histoire est toujours pareil. Tu sais comment sont les livres d’histoire que nous avons entre les mains à l’école. C’est exclusif. Il n’y a rien par rapport à notre histoire ».

Les manuels scolaires enseignent donc l’histoire nationale de la même manière que les grands médias et cela est fortement intériorisé par les citoyens. Le fait que tout cela soit devenu un habitus nous montre à quel point l’État a réussi à faire oublier le passé, afin de créer cette identité nationale. Comme cette politique d’oubli perdure dans la vie actuelle et que le pouvoir persiste dans sa politique d’amnésie, les acteurs sociaux continuent leur combat à travers une série de mouvements sociaux. Le discours de haine est toujours actif, et la politique d’oubli est toujours vivante, mais la mémoire cherche à s’en souvenir.

Nous assistons aujourd’hui à une émergence de la mémoire des Arméniens, qui cherchent à rassembler des traces du passé. Nous ne pouvons pas négliger une série d’évènements sociopolitiques qui aident à remémorer ce passé oublié et ouvrent la voie pour briser la mémoire nationale et donner une place aux autres mémoires. Depuis les années 2000, les questions qui ont été longtemps taboues deviennent des sujets de discussion. Non seulement les questions kurdes, arméniennes ou des non-musulmans au sein de la sphère publique, mais également la question des homosexuels, celle des femmes et/ou des femmes voilées, tous les « problèmes » qui demeuraient tabous sont de plus en plus abordés. Ces tabous sont brisés par des mouvements sociaux, ainsi que des conférences, des recherches scientifiques, des publications... Tout ce changement est vu comme un signe d’espoir et comme une ouverture vers une société plus démocratique surtout par les enquêtés de la deuxième et de la troisième génération alors que les plus âgés sont fermés à ce type de changement. Avant de revenir sur les sentiments d’espoir que fait naître ce climat démocratique, il convient de présenter les derniers évènements essentiels qui aident à briser ces tabous et constituent un espace alternatif, formé avec d’autres cadres sociaux de la mémoire.

Depuis une dizaine d’années, les intellectuels jouent un rôle plus que jamais actif dans l’espace public en Turquie, ouvrant la voie à un espace plus démocratique. Mais après l’assassinat de Hrant Dink (le 19 janvier 2007), le climat politique s’est trouvé bouleversé. Tout d’abord, une campagne inédite de reconnaissance et de pardon, ouverte à la signature publique, a été lancée en faveur des Arméniens le 15 décembre 2008, sur l’internet, par environ 350 intellectuels et leaders d’opinion. Cette pétition, signée par d’importantes personnalités des médias turcs, et dont les initiateurs sont les professeurs et éditorialistes Ahmet Insel, Ali Bayramoğlu, Baskın Oran, Cengiz Aktar, Nilüfer Göle et d’autres, a suscité de nombreuses réactions dans la société de Turquie, a recueilli en quelques jours plus de 30 000 signatures [8] :

« Ma conscience n’accepte pas qu’on puisse rester insensible à la Grande Catastrophe subie par les Arméniens sous l’Empire ottoman en 1915 et qu’on continue à nier cette vérité. Je refuse cette injustice, je partage en mon nom propre les émotions et les souffrances de mes frères arméniens et je leur demande pardon. »

Un tel texte, qui circulait pour la première fois dans l’histoire de la Turquie, avait tout d’abord pour but de rendre compte et de partager les souffrances des Arméniens dans l’espace public. Ce partage a eu pour conséquence de briser le déni ordinaire, d’y mettre fin et de témoigner de l’existence d’autres mémoires voilées. Cet appel ne suffit certes pas à changer la mentalité officielle du pays ni à briser le déni mais, il contribue à l’engagement démocratique du pays. Comme le politologue Cengiz Aktar l’a noté :

« Cette recherche multiforme de la vérité n’a certes pas renversé la muraille du négationnisme, et des tabous afférents, qui étreint la Turquie. Mais elle l’a ébranlée de quelques brèches profondes. Ces développements sont les premiers pas d’un processus de dialogue tant à l’échelle nationale que par-delà les frontières » [9].

Ce texte est ensuite une campagne importante lançant un appel direct à la réflexion sur la responsabilité personnelle de chacun. Car le déni dont nous parlions précédemment résulte non seulement d’une idéologie étatique, mais aussi du silence des citoyens et cette campagne a, pour la première fois, brisé ledit silence.

Cette initiative a d’ailleurs provoqué, de fortes protestations chez les politiciens. La première réaction contre cet appel est venue d’Ankara, et plus précisément du procureur général : en s’appuyant sur l’article 301 du Code pénal, ce dernier a engagé une procédure visant les organisateurs de la campagne. Le motif invoqué était des plus simples : « Dénigrement de l’identité et de la nation turques » [10]. Pour les cadres politiques du pays, cet appel était une menace contre l’identité nationale turque. Certains diplomates ont immédiatement signé une contre-pétition intitulée « Nous ne nous excusons pas », qui a circulé sur l’internet. Le Premier ministre de l’époque, Recep Tayyip Erdoğan, s’est lui aussi adressé aux journalistes en ces termes :

« Doivent s’excuser ceux qui ont commis un crime. Je n’ai commis aucun crime, pourquoi devrais-je m’excuser ? »

Toutes ces réactions hostiles n’ont pourtant pas réussi à étouffer ces sujets naguère passés sous silence et désormais dicibles dans la sphère publique. Grâce à cette pétition, la mémoire des Arméniens devient désormais plus que jamais tangible dans la société. Cette action a permis d’ouvrir le dialogue entre les deux peuples, mais aussi de susciter des débats concernant ces enjeux de mémoire et d’histoire. C’est la première fois en Turquie qu’a été remis en cause le discours national. Un discours inculqué depuis la naissance de la République de Turquie (le déni du génocide) est contesté publiquement par des intellectuels turcs, 90 ans après son apparition : c’est un bouleversement majeur dans la société actuelle, et qui donne l’espoir pour d’autres revendications notamment de la part des Arméniens.

À propos de cette campagne de pardon, les plus enthousiastes sont surtout les plus jeunes de notre échantillon. Ils fondent toujours leurs espoirs sur l’évolution de la société et sont contents d’une telle avancée démocratique. Quand ils remarquent des faits concrets comme cette campagne de pardon, ils se sentent davantage en sécurité et s’attendent à d’autres évènements démocratiques. Ces jeunes sont à la recherche de changements sociaux politiques concrets, tandis que la deuxième génération n’a plus d’espoir sur ce même sujet. Ils sont contents de voir ces mutations positives, mais cela reste insuffisant à leurs yeux, surtout du point de vue politique. Quant à la première génération, celle des plus anciens, elle n’est pas d’accord avec les idées des plus jeunes : les personnes âgées gardent leurs « préjugés » et leur profonde défiance à l’égard de la société, alors que l’idée d’« espoir » ou bien d’« optimisme » pour le futur est plus répandue pour les deuxième et troisième générations.

Aras, 28 ans, commercial, originaire de ville d’Edirne :

« Juste après cette campagne, certains partis politiques ont manifesté leur désaccord. C’est ça qui me gêne. Sinon, je crois que cette campagne va changer des choses, une certaine mentalité dans ce pays. Tout le monde parle de démocratisation en ce moment. En revanche, je vois aussi qu’il y a une hostilité contre tout avancée démocratique. En plus, c’était une campagne menée officiellement sur l’internet. Si on disait que tout le monde était libre, laissez les gens agir sur les choses antidémocratiques... »

Armenuhi, 26 ans, comptable à Istanbul :

« Qui va nous demander de pardonner ? Les initiateurs sont formés par un groupe d’intellectuels. Ça, c’est bien. Mais après ? Je vois qu’on parle aujourd’hui beaucoup plus ouvertement qu’hier, mais est- ce que c’est suffisant ? »

Arman, 26 ans, étudiant en master dans une université d’Istanbul :
« Cette campagne et aussi d’autres... Par exemple l’apparition d’un journal qui s’appelle Taraf [11] me donne un espoir énorme pour vivre dans ce pays ».

Armaş, 49 ans, instituteur :

« Je suis au courant de cette campagne internet parce que j’ai reçu beaucoup de mails qui me disaient « non, il ne faut pas signer, il faut être hostile à cela, c’est de la traîtrise ». Je n’ai malheureusement pas beaucoup d’amis turcs qui ont une mentalité ouverte. Ils étaient contre. Mais à mon tour, je n’ai pas signé, non par peur, mais parce que comme je suis Arménien, ça me paraît bizarre de signer une telle pétition qui me demande pardon ! Ceci dit, je suis content que les Turcs la signent ».

Les anciens de leur côté ne sont pas toujours d’accord avec ces changements et ils demeurent suspicieux.

Boğos, 65 ans, habite à Adana :

« Nous, on ne demande pas le pardon ! Je ne vais pas demander de pardonner à moi-même, non ? Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui va changer ? Rien ».

Sevag, 60 ans, travaille dans le secteur de la santé :

« Cette campagne me paraît trop nulle ! Si tu veux agir, faire quelque chose, fais quelque chose de bien pour les Arméniens. Ce n’est pas clair et net, cette campagne ! Je ne sais pas, mais je ne suis pas d’accord avec ça ».

Suzan, 65 ans, femme au foyer :

« C’est une initiative d’intellectuels, mais les hommes politiques ne changent pas. Ils ont fait ça pour nous soutenir, c’est bien ça. Mais je n’ai plus d’espoir dans ce pays où il y a le slogan “si tu n’aimes pas, dégage !” (ya sev ya terket !) »

À l’échelle du groupe étudié, nous pouvons dire que les Arméniens de Turquie éprouvent tantôt de l’espoir et tantôt du désespoir vis-à-vis des mouvements démocratiques. Nous pouvons au moins affirmer que tous veulent un changement. Même si les anciens sont plus conservateurs, même s’ils gardent leurs craintes et leurs préjugés, ils expriment, eux aussi, au fond, leur souhait d’une certaine revendication concrète. Pour eux, ce ne sont pas les mouvements sociaux mais plutôt les politiques qui manquent de revendications en faveur des Arméniens. Mais il y a bel et bien, chez tous nos enquêtés, une demande de revendications sur la Question arménienne.

Nous pouvons affirmer aussi que cet élargissement du champ de la liberté d’expression nous permet aujourd’hui d’identifier certaines de ces revendications, comme par exemple la visibilité des convertis à l’islam. Le témoignage des Arméniens turquifiés appelés les « convertis », « les Arméniens cachés » ou « les crypto-Arméniens », est un élément extrêmement important pour briser les tabous.

L’interdiction tacite de les nommer « crypto-Arméniens » n’est plus le problème : il existe beaucoup de publications qui présentent leur témoignage, comme les livres de Fethiye Çetin Ma grand-mère (l’histoire d’une femme convertie à l’islam), et Les Petits Enfants (une série de témoignages enregistrés autour des petits enfants convertis). Récemment, le livre Les Arméniens de Diyarbakır s’expriment donne aussi la parole aux « crypto-Arméniens » de Diyarbakır [12]. Dernièrement, la conférence organisée par la Fondation de Hrant Dink, avec le soutien de l’Université du Bosphore et de Hayder et l’association des Arméniens de Malatya, les 2, 3 et 4 novembre 2013, intitulée « Les Arméniens islamisés (de force) à partir de 1915 » est un autre exemple qui montre que le tabou du génocide des Arméniens commence à se fissurer. Même si les médias turcs ne s’en sont pas fait l’écho, l’inauguration de cette conférence est importante pour briser le silence comme l’a souligné Rakel Dink, veuve du journaliste arménien assassiné Hrant Dink :

« Aujourd’hui, nous allons briser le silence, de mort sur le tabou arménien. Nous allons entrouvrir les secrets enfouis. La Turquie a réussi à passer sous silence le génocide des Arméniens. Les brèches dans ce mur du silence sont de plus en plus profondes. Cette conférence vise également à pousser les Arméniens à se regarder dans le miroir. Nous allons discuter de diverses théories bien sombres. Les murmures des “restes de l’épée” [13] prennent enfin voix et se transforment en cris. Et au centre de cette histoire, se trouvent les femmes. Nous parlerons d’elles et de leurs enfants restés en Turquie, souvent oubliés par tous ».

Ici nous pouvons citer aussi l’anecdote que nous avons vécue pendant notre étude de terrain à Diyarbakır en 2009. Quand nous observions la ville, nous avons croisé devant l’église de Saint-Giragos un jeune qui nous a demandé le motif de notre visite dans cette ville. Après notre conversation, il nous a affirmé qu’il était un Arménien « caché » :

« Nous aussi, nous étions Arméniens, je viens de l’apprendre. Les miens se sont convertis à l’islam et sont restés en tant que “kurdes”. Cependant, que puis-je faire ? Rien. Tout est passé. Mais à mon avis c’est bien qu’on s’exprime comme ça. Tu sais combien de gens existent ici en tant que convertis ? Plein ! »

Cette extension de la liberté d’expression a permis la recherche des récits oubliés et étouffés, méprisés. Les convertis ont commencé à prendre la parole dans la sphère publique, et leurs témoignages nous confirment l’existence d’autres récits mémoriels. Cette ouverture a servi de fondement pour différentes revendications, par exemple, une recherche effectuée sur le contenu des manuels scolaires par certaines organisations locales, subventionnée par l’Union européenne, intitulée « Les droits humains dans les manuels scolaires » et ayant pour but d’améliorer le contenu des manuels scolaires d’un point de vue démocratique. Les chercheurs ont relevé des discours discriminatoires dans les livres scolaires et ont proposé une série de changements de contenu sur la citoyenneté et les droits humains [14]. Selon leur étude, il est très commun de trouver des notions discriminatoires nous/autre et national/étranger dans les manuels scolaires [15], et ces cadres sociaux nationalisés attisent le nationalisme ordinaire et l’hostilité entre les écoliers.

Les chercheurs ont donc proposé au ministre de l’Éducation nationale d’enlever les discours qui glorifient la turcité et qui méprisent les autres identités et les autres cultures. Les chercheurs de ce projet de rapport évoquent notamment « la perception de menace pour l’identité nationale et les notions discriminatoires telles qu’« ami » / « ennemi » qui constituent un obstacle au développement d’une culture de paix ». Le ministre de l’Éducation nationale a retenu quelques préconisations depuis 2004 : une révision a été enregistrée dans le règlement de l’Éducation nationale, avec notamment, le texte suivant : « Il ne peut être question d’hostilité à l’égard des droits fondamentaux de l’homme. Et les manuels scolaires ne peuvent inclure de discriminations selon la race, la langue, la religion ou telle pensée politique ou philosophique » [16]. Et de fait, on enregistre depuis 2004, une série de transformations positives dans les nouveaux manuels scolaires en Turquie. Cela peut revêtir une importance cruciale et jouer un rôle clé dans la construction d’une société démocratique et égalitaire en Turquie.

Ces types de changements sociaux se produisent de plus en plus en Turquie et suscitent un climat démocratique. Si l’on se demande à partir de quel moment cette mémoire devient visible dans l’espace public, nous pouvons dire que le discours du pouvoir politique, et parallèlement à cela, le mouvement social accéléré en Turquie, a facilité cette visibilité mémorielle. L’assassinat de Hrant Dink a également joué un rôle primordial dans ce changement, nous y reviendrons. Hrant Dink était sensible au fait que dans les écoles, les élèves ne découvrent pas dans les manuels l’identité de l’autre. Il soulignait également l’importance du vivre ensemble, et de ce fait, insistait sur le remplacement des nouveaux règlements dans les manuels scolaires en ce qui concerne les différentes identités. Nous apprenons à lire et à écrire avec la phrase « Ali, lance la balle ! » en classe préparatoire. Hrant Dink ajoutait : « Et si Ali lançait la balle à Hagop ? ». Une telle proposition dans les manuels scolaires était un bon début pour construire un véritable « vivre ensemble ». Ali, prénom turc qui présente l’identité turque, et Hagop, l’identité arménienne : il y a bien, métaphoriquement, l’interaction de ces deux peuples. « Ali, lance la balle à Hagop ! » est devenu un symbole du nécessaire changement et le ministère de l’Éducation a fait un pas dans cette direction en faisant publier et distribuer gratuitement des manuels scolaires pour les écoles arméniennes [17].

De plus, un « paquet démocratique » a été lancé par le parti politique l’AKP (Parti de la justice et du développement) [18], le 30 octobre 2013. Il vise une certaine réforme pour les droits des « minoritaires », particulièrement ceux des Kurdes (15 millions de personnes, 20 % de la population de Turquie). Selon ces réformes sociales et politiques, l’enseignement dans différentes langues et dialectes, comme la langue kurde, est désormais autorisé dans les écoles privées. Il existe aussi la possibilité, pour certaines localités kurdes, de reprendre leur ancien nom kurde, aujourd’hui turcisé. C’est ainsi notamment, que les lettres de l’alphabet kurde Q, W et X (n’existant pas dans l’alphabet turc), qui avaient été bannies sont aujourd’hui réhabilitées. Cet ensemble de réformes a, en outre, permis l’abandon du serment que les écoliers devaient réciter chaque matin, et dont nous avons parlé précédemment, ce serment qui glorifiait l’image d’Atatürk et de l’identité turque : « Heureux qui se dit Turc ».

Dans cette période que l’on peut appeler comme une « période d’ouverture » (débuts des années 2000 jusqu’à 2013), ces « minorités » sont, plus que jamais, des repères sensibles, autant pour le processus de démocratisation de la Turquie que pour les Arméniens. Et ainsi, la situation sociopolitique actuelle de la Turquie laisse exister un certain optimisme face à l’impasse dans laquelle les deux questions des défis arméniens et kurdes la mettent. L’ouverture d’un dialogue politique, désormais devenu le slogan de ce parti au pouvoir, a entrainé certains mouvements sociaux pour la démocratisation du pays, ainsi que l’apparition des mémoires plurielles dans la sphère publique. Les Arméniens qui avaient perdu progressivement leurs espaces, leurs lieux et leurs institutions ont récemment commencé à retrouver une place dans l’espace public. Cela redonne l’espoir du « vivre ensemble » avec toutes les composantes traitées comme les « autres », et les enquêtés le relèvent et l’apprécient. Il y a bien une rupture dans la mémoire nationale, avec l’entrée par effraction des autres mémoires.

Monsieur Parseğ, 57 ans, originaire de Hatay et résidant à Istanbul :

« Vous savez, si on parle aujourd’hui des Arméniens, cela revient à dire qu’il y a un changement. Il y a à peine quelques années, on ne prononçait même pas les prénoms des Arméniens. On était tous des ennemis. Mais aujourd’hui tout a changé. On parle des Kurdes, des Alevis... Je crois que la Turquie pourra même entrer dans l’Union européenne dans quelques années ».

Nous trouvons dans la génération intermédiaire des Arméniens qui ont par exemple plus d’espoir que les anciens, et même que les plus jeunes.

Isdepan, instituteur de 39 ans, vivant à Istanbul :

« Vous savez que pour ma génération, il était difficile de parler de l’arménité, etc. On n’abordait pas certains sujets délicats. Pourtant la jeune génération parle de tout ce qu’elle veut. Je trouve que c’est un grand changement. Mais vous savez, c’est grâce à ce gouvernement. Les autres régimes passés n’ont rien fait... Ils ont tous le même discours nationaliste. Maintenant on dit que ces types-là, dirigeants de ce parti (AKP), sont très religieux... Ça va de soi... Quel est le problème ? Nous autres, Arméniens, en tant qu’Arméniens, ne sommes-nous pas chrétiens ? Parmi nous, qu’il y ait des croyants ou non, quelle est la différence ? Si chacun a le respect envers l’autre religion, l’autre différence ethnique, il n’y aura pas de problèmes ».

Monsieur Aram, architecte de 58 ans, Istanbul :

« De notre temps, tout était interdit. On ne lisait même pas de littérature arménienne devant les gens. On lisait en cachette. Maintenant l’atmosphère est beaucoup moins pénible. C’est vrai qu’il y a encore des choses qu’il faut éviter de dire, mais malgré tout l’ambiance est beaucoup plus supportable ».

Quant à la génération la plus ancienne, on y trouve aussi plus d’espoir dans le passé récent. Par contre ceux-ci gardent encore leurs préjugés envers le pouvoir.

Madame Takuhi, institutrice retraitée âgée de 78 ans :

« Avant, on ne parlait pas de ces récits de vie dont nous parlons ensemble ici... Notre famille ne nous a rien raconté tandis qu’aujourd’hui il y a des gens qui parlent, qui cherchent leurs racines et trouvent qu’ils étaient chrétiens, etc. Avant c’était impossible. Bref, cela a changé, mais si tu parles trop, ce n’est pas bien non plus. Tu as vu ce qui s’est passé quand Hrant Dink a osé dire les choses ».

Monsieur Baruyr, orfèvre de 68 ans :

« Quand on disait des Kurdes, ceux-ci ont été considérés comme des gens des montagnards qui faisaient ‘kart kurt’... [19]. Pour nous, les Arméniens c’est aussi clair. Nous avons vécu en cachette. Mais maintenant, autour de nous il y a des gens que je vois qui parlent kurde, dans leur langue maternelle sans aucun doute. C’était incroyable avant... Dans les années 1990, tu sais bien combien était difficile leur situation en Turquie. Je crois que ce n’est plus le cas. Il y a encore des problèmes, c’est vrai qu’on ne sait jamais. Un jour, les Kurdes pourraient encore faire la guerre avec les Turcs. Un jour on pourrait quitter ce pays à cause de la pression islamiste, etc. On ne sait jamais ».

Quand nous analysons les propos des jeunes, nous remarquons que leurs opinions sont diverses. Il y a des jeunes qui considèrent le changement sociétal comme une mutation importante, tandis que pour certains autres celui-ci n’est rien d’autre qu’une illusion. Ces jeunes restent plus désespérés que les autres parce qu’ils désirent vivre dans une société plus libre sans hésiter sur leur avenir. Ils veulent des changements plus profonds et tangibles à l’échelle politique, ils veulent être des témoins plus directs d’un système politique démocratique, comme dans « les pays étrangers ».

Garbis, 25 ans, commerçant à Istanbul, déclare par exemple :

« Je crois qu’en Turquie, les choses n’évoluent pas. Les gens sont très nationalistes. Est-ce que je peux mettre le drapeau arménien ? Non. On va me dire : “Va-t’en en Arménie”. Pourtant, ici et l’Arménie, cela n’a rien à voir. Je suis d’ici, je vis ici sur la terre de mes ancêtres qui y ont vécu pendant des siècles. Vous voyez donc que ce n’est pas un pays démocratique, vous savez que vous ne mettrez pas un autre drapeau. Nous ne sommes pas en France, au Canada ou ailleurs. C’est la Turquie, et je ne crois pas à ces changements : il ne s’agit que d’une illusion ».

Nous continuons à donner la parole à une autre interviewée de la jeune génération, très pessimiste pour son avenir.

Aras, 28 ans, jeune professionnelle dans le domaine du commerce :

« C’est vrai que par rapport au passé, les gens parlent plus à propos des minorités, de leurs droits, à droite, à gauche, et même dans la presse. Il y a pourtant une raison qui me rend pessimiste, c’est l’assassinat de Hrant Dink. Combien d’autres victimes aurons-nous encore ? Je suis tellement désespérée que je ne vois pas mon chemin... »

Arman, 26 ans, jeune étudiant d’Istanbul :

« J’aime ce pays, parce que nous sommes nés ici, c’est vrai que c’est mon pays. Par contre, si les politiciens nous gouvernaient mieux, j’en serais très contente. Car, tous les maux, toutes les souffrances qui ont été les nôtres provenaient des mauvaises gouvernances. Il y a toujours des conflits d’intérêts dans ce pays. Nous suivons de près la situation des Arméniens, c’est vrai qu’ils subissent diverses discriminations. Pourtant, à une autre époque, les Turcs pourraient aussi être victimes de l’État turc. Je crois que cet État turc ne se comporte pas correctement avec ses citoyens parce que ce n’est pas un pays démocratique ni égalitaire ».

En conclusion, quand nous avons analysé les cadres sociaux de la mémoire de Turquie, nous avons tout d’abord constaté une turquification, une nationalisation qui a pour but de dissimuler les autres mémoires et de poursuivre le déni ordinaire du génocide des Arméniens. Les cadres sociaux de la mémoire sont nationalisés et engendrent une politique d’oubli en ce qui concerne les autres mémoires dans un même État-nation. En effet, par ses lois, par son système d’éducation, par son historiographie, son organisation sociétale, sa vie culturelle, son changement démographique et par ses politiques d’oubli, l’État détient également le patrimoine du négationnisme hérité de l’Empire ottoman. Ceci est aussi analysé sous le nom de « post-genocide denialist habitus » par la chercheuse Talin Suciyan dans sa thèse intitulée « Surviving the Ordinary : The Armenians in Turkey, 1930 to 1950 ». Celle-ci explique que le « post-genocide habitus » joue un rôle important pour le processus de socialisation et de l’individualisation, ainsi que les politiques d’État. Elle ajoute aussi que ce déni est méticuleusement institutionnalisé, surtout après les années 1923, par la fondation de la République de Turquie [20]. Cet habitus du déni continue à rester présent dans l’espace public et les lieux de mémoire marqués par le nationalisme. Cependant, ces lieux connaissent actuellement une profonde métamorphose face à l’émergence des mémoires dans la société. L’ambiance sociopolitique donne désormais la possibilité de découvrir d’autres récits oubliés : les mémoires variées sont, plus que jamais, visibles dans l’espace public en Turquie. La politique identitaire nationale vient d’entrer en crise même si elle demeure encore fortement intériorisée par les citoyens.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Nazli Temir Beyleryan : La mémoire collective des Arméniens de Turquie. Du génocide au mémoricide, qui vient de paraître aux Éditions L’Harmattan. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’autrice.

Notes

[1COPEAUX, Étienne, Une vision turque du monde à travers les cartes, de 1931 à nos jours, Paris, éd. CNRS, 2000, p. 15.

[2Ibid., p. 24

[3ÇAYIR, Kenan (ed.), Toplumsal ve Siyasal Catişmaların Yaşandığı toplumlarda Uzlaşma Aracı Olarak Eğitimin Rolü, Tarih Vakfi, Istanbul, 2010, p. 29.

[4Ibid., p. 29

[5Ibid., p. 30

[6Ibid., p. 33

[7Les cartes d’identité turques actuelles mentionnent la religion du titulaire.

[9AKTAR, Cengiz, L’Appel au Pardon, des Turcs s’adressent aux Arméniens, Paris, CNRS édition, 2010, p. 73

[11L’hebdomadaire Taraf a été fondé en 2007 par un groupe d’intellectuels turcs. Ahmet Altan, écrivain, en était le rédacteur en chef. Son slogan « Penser, c’est choisir son camp » avait suscité des échos dans la société.

[12ÇETİN, Fethiye, Anneannem, Istanbul, Metis, 2005 ; ALTINAY, Ayşegül ; ÇETİN Fethiye, Torunlar, Istanbul, Metis, 2009 ; BALANCAR, Ferda, (Ed.), Diyarbakırlı Ermeniler Konuşuyor, Sessizlğiin Sesi II, Istanbul, ed. Uluslarası Hrant Dink Yayınları, 2012.

[13Terme utilisé pour les rescapés du génocide.

[14http://www.tarihvakfi.org.tr/dkih/ download/mutlu%20ozturk.pdf
« Ders Kitaplarında İnsan Hakları Projesi », in Tarih Ders Kitapları ve İnsan Haklarına Dair Bazı Satırbaşları, Tarih Vakfı, s. 262 -264.

[15Ibid., p. 4

[16Ibid., p. 10

[18L’AKP, parti pour la justice et le développement, est au pouvoir en Turquie depuis 2002, dont le fondateur Recep Tayyip Erdoğan était le Premier ministre de 2003 à 2014. En 2014, il est devenu le président de la République de Turquie.

[19Pour le discours officiel ces Kurdes ont été traités comme des montagnards et le mot “Kürt” est né des sons ‘kart-kurt’ produits par les craquements de la neige, les Kurdes étant des montagnards passant leur temps à marcher dans la neige.

[20SUCIYAN, Talin, thèse non publiée, Surviving the Ordinary : The Armenians in Turkey, 1930s to 1950, Munich, April 2013, pp. 18 et 22.