C’est un des problèmes classiques que pose le mot « mémoire », et surtout de la métaphore du « sommeil » et du « réveil », singulièrement euphémisante sur les mécanismes de pouvoir réels qui sont à l’oeuvre : la vérité, ici comme en d’autres cas, est que la mémoire arménienne ne s’éveille pas, car elle n’a jamais dormi. Il y a quelque chose de quasi négationniste à employer ce mot, en tout cas de profondément banalisant. Il s’est passé un événement inoubliable – qui s’appelle un génocide, un mot qui n’usurperait pas sa place dans le titre de ce programme – et même le mot « événement » est piégé puisque ledit événement est en réalité un processus qui débute au moins deux décennies avant 1915, et se poursuit après.
Cet événement inoubliable, en bonne logique, personne ne l’a oublié.
Ni les Arméniens, qui l’ont transmis et commémoré de mille manières plus ou moins discrètes et prudentes, et donc justement tout sauf ensommeillées – au point que la condition arménienne dans la Turquie génocidaire et négationniste a précisément été marquée du sceau de la mémoire hyperbolique : bien en-deçà et au-delà du devoir de mémoire, une nécessité vitale d’être toujours en éveil, sur le qui-vive, de se souvenir de tout, de ne jamais s’oublier, de ne jamais rien oublier. Ni ce qui a eu lieu, ni qu’on doit le taire, précisément, dans les deux cas, parce qu’on est arménien – comme a su si bien le comprendre Pinar Selek, et comme l’a documenté et analysé le remarquable travail de Nazli Temir Beyleryan.
Ni les Turcs, qui l’ont dénié – ce qui produit au mieux un refoulement, qui n’est pas un simple oubli, un simple relâchement ou sommeil de la mémoire, mais manifeste au contraire, là encore sous une forme un peu détournée et paradoxale, un aveu et une obsession vivace sur ce passé qui ne passe pas.
Ce qui est ici, bien désinvoltement, appelé « éveil », est en fait tout autre chose : cette mémoire silencieuse, ou plutôt silenciée, prohibée, persécutée, se fait davantage entendre – ce qui signifie deux choses : d’une part que l’option de dire cette mémoire, dans l’espace public, est davantage prise, avec les risques afférents (jurisprudence Hrant Dink), et d’autre part qu’une fraction plus importante de la société civile turque accepte, voire demande à l’entendre.
Les treize minutes du documentaire ne vont hélas pas tellement plus loin que ces confusions, approximations et clichés euphémisants : des choses importantes sont dites, fort heureusement, le mot qui fâche les fachos turcs est prononcé (il y a bien eu un génocide), mais l’euphémisation reste de mise. L’actif et farouche négationnisme d’État, notamment, ininterrompu depuis Mustafa Kemal, et aujourd’hui réactivé comme jamais par Erdogan, n’est pas évoqué – tout au plus apprend-on qu’ « une grande partie » des « dirigeants » turcs « nie la responsabilité » du génocide.
L’accent est mis au contraire sur l’« ouverture » de la société turque « depuis vingt ans », sans que jamais les limites de cette ouverture ne soient évoquées, notamment le tournant illibéral du régime Erdogan depuis 2016, dont plusieurs dignitaires, à commencer par le président lui-même, ont réactivé ces dernières années le pire de la rhétorique arménophobe – à commencer par l’abjecte appellation de « restes de l’épée »...
On préfère se réjouir – et nous inviter à nous réjouir – de l’existence d’un quartier arménien à Istanbul (Kurtuluş), avec ses douces effluves de tcheurek, et du succès d’une pièce de théâtre faisant revivre l’oeuvre musicale (en effet immense) de Komitas. Ce sera le dernier mot du reportage :
« Grâce à la culture, une page commence à se tourner pour les Arméniens d’Istanbul »
Tout cela existe assurément, et n’est pas insignifiant. Mais on est en droit, surtout de la part d’une équipe de journalistes français, non soumise à la répression politique féroce du satrape turc, d’attendre un peu plus. Un peu plus d’exigence, un peu plus de rigueur, un peu plus d’enquête.
Après un siècle de déni ou d’apologie du génocide, d’impunité et de réitérations, les Arméniens d’Istanbul, comme ceux de partout ailleurs, méritent mieux que ces euphémismes, cet irénisme, cette petite musique qui, pour le coup, vient toutes et tous nous endormir.