La « guerre d’Artsakh », en effet, l’a révélé cruellement, en octobre dernier :
« La mise à mort du peuple arménien et la négation de la dignité humaine de ses membres est un processus qui se déroule devant nos yeux. On ne commémore que le passé, pas le présent. » [2]
L’offensive d’octobre 2020 n’est qu’un début : tel était le message explicite du président-autocrate Aliyev et de son allié (et chef d’État-major de fait) Erdogan, lors de la cérémonie de victoire à Bakou, en décembre dernier. Le premier annonçait même une nécessaire reconquête allant jusqu’à Erevan, en Arménie, le second inscrivant explicitement cette guerre dans le sillage d’Enver Pacha, organisateur du génocide de 1915 – honoré dans le discours du président turc, aux côtés de plusieurs autres responsables actifs de ce génocide.
Et puis il y eut ce timbre immonde, édité par Bakou au lendemain du massacre, qui revendiquait, au-delà de toutes les caricatures possibles, une politique de nettoyage ethnique :
Puis il y eut, le 12 avril 2021, l’inauguration par le président Aliyev du « Parc des trophées militaires », c’est-à-dire des tanks, armes et autres casques pris au côté arménien – je cite le reportage de RFI :
« Des mannequins en cire représentent les soldats arméniens : des hommes hirsutes, avec de gros nez crochus, des visages apeurés et souvent enchaînés, comme des chiens. Une comparaison répétée plusieurs fois par le président Ilham Aliyev a pendant le conflit du Haut-Karabakh, parlant de “chasser comme des chiens” les soldats arméniens de la province sécessionniste. Terrifiante aussi cette espèce de couloir où sont suspendus des dizaines de casques de soldats ennemis. Elle fait immanquablement penser à ces tas de crânes que l’on entassait après une guerre dans des temps très reculés. Pour le reste, ce parc de cinq hectares, situé dans la capitale Bakou, et que le président Aliyev a inauguré en treillis militaire, montre des tanks arméniens détruits, des restes de missiles. »
Dans ces conditions, pour reprendre à nouveaux les termes de Yériché Gorizian :
« Les "je me souviens", "je n’oublie pas" ou autre "il y a 106 ans" sont complètement déconnectés de la réalité ».
Cela étant dit, et bien dit, il me parait utile d’ajouter une précision : contrairement à ce qu’on pourrait conclure de manière expéditive, cette « prison mémorielle » est moins la manifestation d’un « trop de mémoire » que d’un « pas assez ». Ce qui nous y enferme, ce n’est pas la mémoire en elle-même, ni même une mémoire trop encombrante, mais plutôt un confinement de la mémoire « arménienne de France » dans trois ou quatre clichés d’une accablante pauvreté, à commencer par cette expression désormais proverbiale, censée nous « honorer » :
« le premier génocide du vingtième siècle »
– et qui, en vérité, nous déshonore, en niant, en notre nom, le génocide des Hereros de Namibie, en 1904.
Quand allons-nous cesser de les répéter, ces mots infâmes, ou d’accepter, à la tribune de la Place du Canada, à Paris, chaque 24 avril, que des ministres, des élus ou des responsables communautaires continuent de les prononcer ? Comment peut-on reprocher à l’État d’Israël son déni de reconnaissance, comment peut-on critiquer les usages odieux de la thématique de « l’unicité de la Shoah », tout en reproduisant le même chauvinisme mémoriel et le même négationnisme ? Comment peut-on accepter que soit énoncées, dans une même phrase, l’existence de « notre génocide » et l’inexistence de « celui des autres » ?
Ce qui ouvre sur d’autres questions : pourquoi, plutôt que ce malvenu « premier génocide du vingtième siècle », ne prendrions-nous pas l’habitude collective de rappeler plus systématiquement : « génocides des Arméniens, des Assyro-Chaldéens et des Grecs Pontiques » ? Et que vaut la mémoire d’un processus génocidaire si elle n’aide pas aussi à réagir plus et mieux aux processus similaires qui se produisent aujourd’hui, notamment contre les Rohingyas ou contre les Ouïghours ?
Un autre « barreau » de cette « prison mémorielle » est le motif de « l’Arménien, modèle de bonne intégration », véritable médaille en chocolat narcissique destinée à faire passer les pilules les plus abjectes, à commencer par l’abandon du Haut Karabagh – ainsi, bien entendu, qu’une bonne dose de négrophobie, d’arabophobie et d’islamophobie. Cette vieille rengaine pourrie, il serait temps aussi que les autorités françaises [3] et les « représentants communautaires » cessent de l’entonner – et qu’elle cesse d’être applaudie.
Un simple sursaut de dignité devrait y suffire, ainsi qu’un point d’honneur : ne pas jouer ce scénario « de merde », ce rôle du « premier de la classe » (pour reprendre les mots si justes de Simon Abkarian), qu’on ne distingue que pour taper sur d’autres. Ne pas cautionner une mascarade raciste, précisément parce que le peuple arménien devrait être vacciné contre ce type de mascarade, qu’il a payé tellement cher : le suprémacisme, la gestion paternaliste des minorités, avec ses savantes classifications, ses palmarès « raciaux » , « ethniques » ou « culturels », et pour finir ces procès en « mauvaise intégration » qui peuvent finir dans le sang…
Un peu plus de mémoire, donc, serait la bienvenue, sur ce que fut la condition minoritaire dans l’Empire ottoman, mais aussi sur l’exil, l’immigration, et l’« orientalisme malveillant » qui se déchaîna en France contre les premières générations d’Arméniens, leurs mœurs arriérées, leur hygiène douteuse, leur mentalité fourbe, duplice, « juive », et leur légendaire « séparatisme »… [4]. Le jour où ce travail d’anamnèse sera fait, les médailles en chocolat n’auront plus la même saveur, ni le même pouvoir sédatif, et peut-être pourra-t-on s’autoriser quelques exigences et quelques revendications.
Le troisième « barreau » qui me vient à l’esprit est l’année 1915. En disant cela, je ne veux évidemment pas dire ce que tant de maîtres penseurs aimeraient qu’on dise : qu’il faut arrêter de « se complaire » et de « s’enfermer » dans le passé, qu’il faut « dépasser » la « victimisation » et le « ressentiment », bref rentrer dans le rang du grand récit national colberto-napoléonien et cesser de demander des comptes. Ce que je veux dire est l’exact opposé : il n’y a pas trop de mémoire dans l’identité arménienne, ni trop de génocide dans cette mémoire, mais au contraire il manque de la mémoire, et le génocide prend trop peu de place dans cette mémoire. Il manque une mémoire collective – arménienne, et au-delà, française et internationale – du processus génocidaire tel qu’il s’est mis en place avant 1915 (la tutelle ottomane et les massacres hamidiens de 1894-1897, près de 400000 morts, puis ceux de 1905-1907 et ceux de 1909), et poursuivi après (la prolongation du processus génocidaire de 1915 à 1923, le « relais » azerbaïdjanais de 1918 à 1920, la construction de la Turquie négationniste par Kemal Atatürk, les « politiques de rappel » [5] sous les régimes kémalistes, la reprise des pogroms de 1988 à 1992 dans le Karabagh, jusqu’à l’offensive de 2020).
C’est le manque de production et de diffusion d’une mémoire collective sur ce long processus génocidaire qui autorise aujourd’hui l’ignare Emmanuel Macron à jouer les érudits, au calme, sans qu’aucun opposant français ni aucun « représentant » de la diaspora arménienne ne le reprenne, en érigeant un Kemal Atatürk en « héros » (sic) et en modèle de « laïcité » et de « tolérance » (re-sic). C’est elle aussi qui permet à la majeure partie de la gauche française et des mouvances anti-impérialistes de méconnaître la dimension impériale, suprémaciste et génocidaire de l’offensive azerbaïdjanaise d’octobre dernier, d’oser des terribles renvois dos-à-dos entre « deux nationalismes », et de pointer aux abonnés absents.
Il y a enfin un dernier manque, bien entendu, qui concerne l’histoire des luttes arméniennes – et je parle en premier lieu pour moi même, qui ne la connais que très sommairement, par bribes. De Tehlirian, Chiragian et tout le collectif de l’Opération Nemesis aux combattant·e·s d’Artsakh, il y a mille expériences militantes, en Orient, en France, aux États-Unis et dans toutes les diasporas, qui pourraient bien fournir, à tous et toutes, non seulement des motifs de fierté autrement plus consistants que les premiers prix d’assimilation décernés par une République bourgeoise et xénophobe, mais aussi et surtout des modèles, une inspiration, un élan, de la force pour le présent et le futur. Car il en faudra.