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Michel Droit, pour mémoire

Brève réflexion anamnésique autour de la consternante et terrifiante affaire Aya Nakamura

par Pierre Tevanian
15 mars 2024

À l’heure où le climat et l’environnement se dérèglement à grande vitesse, à l’heure où l’on massacre des civils en Ukraine et à Gaza, où l’on détruit un peuple à petit feu en Chine, où l’on déporte en totalité les Arméniens du Haut Karabagh, où l’on réprime dans le sang au Soudan, à l’heure où, dans nos frontières hexagonales, l’hôpital et l’école publique sont dévastés par les coupes budgétaires, la grande pauvreté et les inégalités à des niveaux sans précédent depuis longtemps, la jeunesse méprisée, angoissée et psychiatrisée dans des proportions elles aussi sans précédent, de quoi croyez-vous qu’on se préoccupe dans les hautes sphères d enotre beau pays ? De « l’abaya » des lycéennes ? Non, le « problème » est réglé... jusqu’à la prochaine panique morale vestimentaire. C’est toutefois dans un registre voisin que se lâche, en grande fanfare, la « vie intellectuelle » et le « débat démocratique » que le monde entier nous envie (ou plus précisément : qu’on a envie qu’il nous envie) : celui de la panique morale, esthétique cette fois-ci, mais qui partage avec la précédente un solide socle commun : la haine raciale...

On nous apprend donc par sondage – ce qui implique qu’un agent social a voulu faire poser ces questions, et qu’une entreprise privée a accepté le (très sale) travail – que « 63% des Français » jugent que le choix d’Aya Nakamura pour l’ouverture des Jeux Olympiques est « une mauvaise idée » – ce que de nombreux médias traduisent sans vergogne en affirmant que lesdits 63% « sont contre » cette artiste, qu’ils « s’opposent » ou qu’ils « refusent » sa présence aux JO. Il n’a jamais été et ne sera jamais question, pour nous, de mettre un pied dans les eaux marécageuses de ce genre de débats – « Pour ou contre Aya Nakamura ? », « Pour ou contre sa présence ? » ou encore le pathétique et malhonnête « A-t-on tout de même le droit de ne pas aimer et de le dire ? ».

On se contentera d’un pas de côté, ou plutôt d’un petit saut dans le passé, qui nous a paru instructif. Car l’histoire se répète. À chaque génération en effet, plus ou moins bruyamment selon les aléas de l’histoire politique, des âmes distinguées hurlent au scandale ou prennent des poses ricanantes quand un·e mal-né·e, mal-baptisé·e et/ou mal-coloré·e (ou les 3 ensemble) profane un monument musical national. Que les indignés d’aujourd’hui soient de grands amateurs de Serge Gainsbourg (ou surtout de grands nostalgiques de ses « provocs » salement sexistes à l’heure où « on ne peut plus rien dire »), et que par ailleurs Aya Nakamura incarne une dynamique sociale bien plus engageante que ledit Gainsbourg, ne change pas grand chose au fond de l’affaire : la racaille Vieille-France fascisante d’aujourd’hui est la digne héritière de celle d’hier – celle, je veux dire, qu’incarna un certain Michel Droit.

Morceaux choisis (Le Figaro Magazine, 01/06/1979) :

« Oh, de Lily Pons à Line Renaud, on ne compte pas les artistes lyriques ou de variétés ayant chanté La Marseillaise quand l’occasion s’en présentait. En revanche, la vomir ainsi - et je pense à un autre verbe moins châtié mais plus imagé -, la vomir ainsi par bribes éparses, jamais nous n’avions entendu cela. Et encore, l’entendre est une chose. Mais le voir ! »

« Que l’on veuille bien m’excuser de dire aussi nettement les choses et de manquer peut-être à la plus élémentaire charité, mais quand je vois apparaître Serge Gainsbourg, je me sens devenir écologique. Comprenez par là que je me trouve aussitôt en état de défense contre une sorte de pollution ambiante qui me semble émaner spontanément de sa personne et de son oeuvre, comme de certains tuyaux d’échappement sous un tunnel routier. »

« Et puis, il faut bien aborder, pour finir, l’aspect le plus délicat et qui n’est pas le moins grave de cette minable mais aussi de cette odieuse ’chienlit’. Beaucoup d’entre nous s’alarment, souvent à juste titre, de certaines résurgences, dans notre monde actuel, d’un antisémitisme que l’on était en droit de croire enseveli à jamais avec les six millions de martyrs envoyés à la mort par son incarnation la plus démoniaque. Or, dans ce domaine de l’antisémitisme, chacun sait que, s’il y a des propagateurs, il peut y avoir aussi, hélas !, les provocateurs (...). Il n’est évidemment pas un homme de bonne foi, qui songerait à associer cette parodie scandaleuse, même si elle est débile, de notre hymne national et le judaïsme de Gainsbourg. Mais ce ne sont pas précisément les hommes de bonne foi qui constituent les bataillons de l’antisémitisme (...) En dehors de la méprisable insulte au chant de notre patrie, ce mauvais coup dans le dos de ses coreligionnaires était-il vraiment le seul moyen que Serge Gainsbourg pût trouver pour relancer une carrière que l’on disait plutôt défaillante depuis quelque temps ? »

Que dire après cela, sinon que notre « actualité », telle que l’organisent de concert empires privés fascisants et chaînes publiques rétrogrades, renoue avec les heures journalistiques les plus malodorantes de l’après-guerre, et qu’à trois ans d’une élection présidentielle de tous les dangers, nous sommes, décidément, bien mal embarqués ?