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Pour Manouchian

Réminiscences arméniennes et internationalistes, à l’occasion d’une célébration nationale

par Rosine Rocipon Boyadjian
26 juillet 2023

La lettre d’adieu de Manouchian en tête, et notamment ses quasi derniers mots : « Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement », nous avons appris, en lisant L’Humanité du lund 19 juin 2023, que notre président, recyclant pour la centième fois une célèbre « licence poétique » (et politique) d’Aragon, et l’élevant au rang de « ait alternatif », avait rendu hommage au Groupe Manouchian en célébrant les « vingt trois qui criaient la France ». Et que sur sa « gauche », le dénommé Roussel avait salué « la reconnaissance du rôle des communistes dans la résistance ». Moralité : si tu es communiste internationaliste et arménien, n’espère pas être reconnu et honoré comme tel. Tu seras arménien mais nationaliste et franco-centré, ou bien communiste tout court, mais sans histoire spécifique, sans origine, sans « particularisme »  [1]. C’est encore cette intersection-là, entre État français, classe ouvrière, immigration « levantine », engagement communiste et internationalisme, qu’explorent les lignes qui suivent, écrites en réaction à la « récupération cocardière » du groupe Manouchian, et à un article, publié ici-même, qui dénonçait ladite récupération.

« Lorsqu’on commença à déporter les Arméniens d’Adiyaman, de Samsat et des villages alentour, les femmes furent envoyées à la gare d’Arabpunar et les hommes furent jetés dans le fleuve, attachés les uns aux autres. » (Hayg Toroyan-Zabel Essayan, L’agonie d’un peuple [2])

« Mieux vaut tard que jamais, dira-t-on, en termes de reconnaissance historique » : ainsi débute l’article de Pierre Tevanian, une lecture nécessaire qui éclaire, sans projecteurs superfétatoires, le destin de Missak Manouchian. Un destin qui, s’il a fait l’honneur de la France, le fit au nom de la lutte contre la barbarie nazie et de l’internationalisme de la classe ouvrière.

Il m’est toujours apparu que mon grand-père, pour dépasser sa condition d’exilé apatride et gagner une dignité, presque une raison d’être « quelque part », avait trouvé un ancrage dans sa proximité avec le parti communiste.

La preuve par l’échec de sa demande de naturalisation :

La notice de renseignement est signée René Pecherot, maire de Valence (Drôme) en 1934. Elle accompagne une demande de naturalisation, déposée en vertu de la loi du 10 Août 1927. La première page renseigne l’état civil du demandeur, manoeuvre, né en 1898 à Afion Kara Hissar, résidant en France de façon ininterrompue depuis le 28 décembre 1922. S’il n’est pas fait mention du pays où se trouve Afion Kara Hissar, c’est sans doute qu’on n’a pas trouvé la case qui correspond à la nationalité – laquelle, elle, est bien précisée : « arménienne ».

Pourtant, en réponse à la question « Pour quels motifs a-t-il quitté son pays d’origine ? », on lit : « Pour échapper aux persécutions turques ». Et « Pour quels motifs est-il venu en France ? » : « Pour s’y réfugier ».

Sous l’intitulé « Conduite, moralité et loyalisme » au paragraphe suivant, on s’intéresse à « son attitude politique », et la réponse est « ne manifeste pas ». On note que sa conduite et sa moralité n’ont donné lieu à aucune observation, qu’il jouit de la considération publique, qu’il n’a fait l’objet d’aucune mesure de police et que, s’il sollicite sa naturalisation, c’est qu’il désirerait se fixer définitivement en France, ayant « perdu tout espoir de retour dans son pays ».

On se préoccupe donc de savoir s’il est « complètement assimilé à la population française », s’il a conservé des « coutumes nationales », si la naturalisation aura pour effet de « créer une famille vraiment française ».

On se préoccupe enfin de sa « valeur professionnelle » : « Les patrons qui l’ont occupé » ont-ils été « satisfaits de ses services ? ». On demandera aussi s’il y a « pénurie de main d’œuvre française dans les spécialités du postulant » ou s’il « exerce une profession déjà encombrée ou susceptible de le devenir » – et la réponse sera oui.

Le postulant, qui paye ses impôts, déclare un revenu de 800 francs par mois, on lui en demande 1276 pour la naturalisation, et 675 pour la « réintégration » (???).

L’avis du maire sera défavorable.

Motif : « assimilation incomplète. »

Il semble que le maire actuel de Valence a joué un rôle de premier plan pour l’entrée de Missak Manouchian au Panthéon. C’est savoureux, même s’il faut justement se garder d’invoquer une quelconque réhabilitation ou réparation. Je me demande si Missak Manouchian était titulaire du certificat d’apatride « Nansen » ou s’il avait la nationalité libanaise. Il semblerait que la française lui a été refusée à deux reprises… Contrairement à la carte du parti communiste, celui d’alors, qui au nom de l’internationalisme – et c’est pour moi tout le sens du poème d’Aragon – accueillait les étrangers en son sein.

P.-S.

Adiyaman, évoquée en exergue, est la ville, située en Anatolie, où est né Missak Manouchian.

Notes

[1L’honnêteté oblige à dire que la reconnaissance pleine et entière se trouve tout de même ailleurs, dans divers recoins des huit pages de l’Huma (et notamment dans les paroles simples et justes de Robert Guédiguian), et dans la société française en général. Mais cela même est singulier, instructif, édifiant, sur l’état de notre aristocratie politique, son rapport au réel, et enfin sa dignité

[2Traduction Marc Nichanian, Classiques Garnier Paris 2013 , page 53