« Lui : “Passe-moi le beurre !” Elle : “Quoi ?” Lui : “Passe-moi le beurre, j’te dis !” Celle qui fait semblant de ne pas comprendre ce que lui demande Marlon Brando, c’est Maria Schneider, bombe brune de 19 ans qui entre dans la légende du cinéma avec cette scène cul-culte du Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci. »
Ces phrases dont je préfère ne pas nommer l’auteur, retrouvées par hasard dans un article en ligne du magazine Technikart, mais dont existent un milliard de variations à peu près partout, résument le drame de Maria Schneider, son enfermement d’emblée dans un seul rôle, une seule scène d’un seul film et une seule mythologie, un seul système symbolique et social en somme qui s’appelle le sexisme mais que d’aucuns rebaptisent pudiquement « légende du cinéma ». Ou que résument ces deux pauvres mots : « bombe brune ».
Et encore faut-il ajouter que ledit Tango parisien, avant même d’être réduit à une seule scène et une seule légende, est lui-même un tout petit film racoleur et surestimé, qui rapetisse Maria Schneider en la sur-maquillant, en la sur-déshabillant et en la réduisant au statut de fantasme sexuel pour mâle sexagénaire en crise. Un film androcentré comme peu d’autres, qui a vieilli plus mal encore que son héros masculin.
Une bombe disent-ils et écrivent-ils, et en un sens ils ont raison, même si, pardonnez les, ils ne savent pas ce qu’ils font. D’abord parce qu’il ne sert à rien de taire la très particulière sensualité de Maria Schneider mais aussi à cause de l’inquiétude, de l’impression qu’elle donne à chaque instant d’une charge d’énergie totalement retenue, intériorisée, prête à exploser sous une forme difficilement imaginable (désespoir, colère, rage ?) – et pourtant toujours, en dernière instance, retenue totalement et intériorisée.
Quant au fait qu’elle soit brune, oui, mais il faudrait parler plutôt de ce visage brun sans origine identifiable, singulièrement paisible et tourmenté, et oxymorique encore à bien d’autres égards – par son regard, ses sourires, ses mouvements ou ses immobilités qui lui font quelque chose d’un enfant et quelque chose d’une centenaire, et par cette très étrange nonchalance qui ne ressemble pas au chant de Billie Holiday mais atteint la même intensité, le même niveau d’indécidabilité entre le rire et les pleurs, le trouble et la sérénité, la sagesse et la folie, la plus grande joie et la plus profonde tristesse.
C’est évidemment Profession Reporter, le beau film mélancolique de Michelangelo Antonioni, qui révèle pour de bon, en 1975, la présence et le jeu sans pareils de Maria Schneider, même si son scénario est lui aussi androcentré. Puis Merry Go-Round de Jacques Rivette (1977), puis quelques films de Comolli, Schroeter et d’autres. Et enfin – surtout ? – les saisissantes séquences de Sois Belle Et Tais-Toi où, interrogée par Delphine Seyrig, elle revient sur le tournage du Dernier Tango, raconte comment Bertolucci a « fait le film avec Marlon » sans quasiment lui adresser la parole, dit avec un calme impressionnant, presque avec tranquillité, sa lassitude des rôles de nymphomane et des partenaires masculins comme Nicholson ou Brando qui ont deux fois son âge – et confie, le visage tout à coup illuminé, à quel point elle aurait « adoré » jouer dans un film comme Céline Et Julie Vont En Bateau.
La suite est un peu connue, et sans intérêt tellement supérieur à celui de la plaquette de beurre : la scène punk parisienne dont elle fut une « égérie », une bisexualité assumée, une « carrière à éclipses », la drogue, une compagne qui l’aide à décrocher, quelques retours à la fin des années 80, 90 et 2000… Reste le souvenir de Maria Schneider et de sa sœur Juliet Berto, l’autre « bombe brune » de ces années 70, et un sentiment de gâchis, quand on pense à tout ce qui aurait pu suivre et compléter Merry Go Round, Profession Reporter et Sois Belle Et Tais Toi. D’Étienne Daho, à qui on ne pense pas a priori à l’associer, et qui n’a pas écrit sa chanson pour elle, voici, en hommage à une grande actrice, Bleu Comme Toi.