Comme l’explique Jacques Chevallier [1], « du point de vue de la science politique, les séquelles de la colonisation peuvent être évaluées à cinq niveaux différents » : celui des institutions étatiques, celui du lien social et politique, celui des politiques mémorielles et ceux de la politique étrangère et des relations internationales. L’objet de cette réflexion étant la relation entre islam et société en France, nous ne nous attarderons pas sur ces deux derniers niveaux, bien qu’ils aient une incidence certaine sur la gestion de l’islam en France, cela en partie à cause des jeux de pouvoirs qui s’exercent entre l’ex-métropole et ses anciennes colonies, essentiellement du Maghreb qui se caractérisent par un interventionnisme structurel de ces dernières dans les affaires musulmanes françaises [2]. La persistance d’un sentiment de supériorité occidentale et de relations d’exception vis-à-vis des ex-colonies constitue le principal héritage colonial.
Contrôle étatique
En ce qui concerne les institutions étatiques, il faut revenir à l’époque coloniale. Comme nous l’expliquions plus haut, et comme l’explique également Anna Bozzo [3], la situation coloniale a généré un rapport de domination sur l’islam qui devait être contrôlé car majoritaire dans les colonies [4], surtout en Algérie. Ce contrôle s’est organisé par le biais de la « fonctionnarisation du culte musulman » et sa « cléricalisation » – y compris après la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État, à laquelle une dérogation fut apportée concernant les colonies afin de ne pas y appliquer la loi et d’éviter une forme quelconque d’autonomisation. Sadek Sellam, dans son ouvrage La France et ses musulmans, un siècle de politique musulmane 1895-2005, revient sur cet épisode :
« Ainsi la loi de 1905, qui compte parmi les très grands changements de l’histoire de France, fut réduite à l’état de non-évènement dans les 3 départements français d’Algérie. Presque rien ne fut changé au dirigisme religieux de l’arrêté du 11 mai 1848 par lequel l’autorité militaire créa un service spécial de l’administration civile indigène ayant les attributions suivantes : “surveillance et police des mosquées, marabouts, zaouias et autres établissements religieux ; propositions pour les emplois supérieurs du culte ; nominations aux emplois subalternes ; réglement et acquittement de toutes les dépenses de personnel et d’entretien des établissements religieux.” » [5]
Mieux : en 1924, la création du Service des Affaires Indigènes Nord-africaines importe le dirigisme religieux et l’apartheid judiciaire du système de l’Indigénat, reposant sur la différenciation, en métropole. Si celui-ci prend fin officiellement en 1945, des effets persistent.
Au sujet du traitement différencié de l’islam dans la société française postcoloniale, on citera les nombreuses lois discriminant les personnes de confession musulmane mais également les dérogations apportées à ces mêmes lois dans certains cas. La loi du 15 mars 2004 par exemple, interdisant le port de signes religieux ostensibles dans les écoles, plus communément appelée « loi contre le voile à l’école », n’interdit pas le voile mahorais sous prétexte qu’il est culturel et non pas religieux. Quant à la loi sur l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, entrée en vigueur début 2011 sous le nom de « loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public », elle est soumise à une application spécifique à Mayotte et à la Réunion où elle n’est pas coercitive. Un nouveau statut d’exception en somme.
Pour Anna Bozzo, outre ce traitement différencié, l’aspect principal hérité de cette période coloniale est la surveillance sécuritaire et le maintien d’un contrôle du culte musulman. En revenant sur la création en 2003 du CFCM, Conseil Français du Culte Musulman, à l’initiative du ministère de l’Intérieur, Anno Bozzo dénonce la logique concordataire et l’institutionnalisation qui représentent à ces yeux des dispositifs à « doubles tranchants » dans le contexte de contrôle et de suspicion dans lequel s’inscrit la création de ce conseil.
On retrouvait déjà cette logique à l’oeuvre dans la création, là encore à l’initiative du ministère de l’Intérieur, en mars 1990, du CORIF, Conseil de Réflexion sur l’islam de France. Ce conseil, qui visait en grande partie à contrebalancer la « représentativité » de la Mosquée de Paris gérée par l’Algérie où la popularité du Front Islamique du Salut était en train de monter, montre une nouvelle fois la volonté politique, ancienne, d’organiser le culte musulman en France mais surtout de définir, de l’extérieur et par en haut, un « Islam de France ». En cela, nous retrouvons la chronologie de Thomas Deltombe : les années 1990 voient s’affirmer de plus en plus nettement la volonté de distinguer entre les « bons » et les « mauvais » musulmans. Il ne s’agit donc pas seulement d’organiser le culte musulman mais également de réformer l’islam, de le « moderniser » ou encore de le « franciser », pour mieux l’intégrer. Sur ce point, Esther Benbassa établit une comparaison avec les appels du début du siècle pour une « régénération du Judaïsme » [6].
En résumé, comme l’expliquent Vincent Geisser et Aziz Zemouri lorsqu’ils parlent du « syndrome algérien » de l’État français :
« Près de cinq décennies après l’indépendance de la plus ancienne colonie de peuplement de la République française, le fantôme algérien hante en effet plus que jamais l’espace public national. Il reste aujourd’hui au coeur des cinq piliers de la politique républicaine de l’islam : une gestion bureaucratique et autoritaire du culte musulman, parfois tempérée par un certain libéralisme ; une conception sécuritaire qui conduit à une surveillance permanente des acteurs musulmans ; un appel aux « experts savants » pour éclairer et légitimer les mesures en direction des populations musulmanes ; la promotion d’un islam officiel qui favorise en réaction la constitution d’un islam « libre », parfois rebelle à l’autorité ; enfin, le projet d’un « islam français » qui, de manière paradoxale, est inséparable d’une vision diplomatique (l’islam au service de la politique extérieure de la France), contribuant à conforter l’« islam d’ambassade » et l’intervention intempestive des Etats étrangers dans les affaires franco-musulmanes. » [7]
Alors que l’islam constitue aujourd’hui la deuxième religion de France, celui-ci n’est toujours pas indépendant : entre le traitement différencié, la domination héritée du régime de l’Indigénat, et les « politiques d’intégration » qui font écho aux politiques coloniales d’assimilation, nous constatons une fois de plus le poids de l’héritage colonial dans la relation entre islam et Etat en France.
Discrimination systémique
Avec les politiques d’intégration, nous arrivons à un autre niveau de notre analyse du legs colonial, celui du lien social et politique. Ce niveau d’analyse révèle les discriminations systématiques à l’encontre des personnes issues de la colonisation et de l’immigration post-coloniale – et donc des musulmans – qui sont d’après de nombreuses recherches sociologiques, les premières personnes touchées par la précarité sociale, les problèmes d’insertion et d’exclusion. Comme nous l’avons vu, considérés comme « responsables d’un déficit d’intégration » et coupables de tous les maux – terrorisme, communautarisme, antisémitisme, sexisme... – les musulmans, mais comme les autres personnes issues de la colonisation et de l’immigration, sont victimes d’une gestion pénale plus que sociale. Les causes sociales sont reléguées et on érige la responsabilité individuelle et le choix rationnel [8].
Ces discours dédouanant les structures économique, politique et sociale sont renforcés par l’image de « ceux qui ont réussi ». Là aussi, certains [9] ont fait le parallèle avec l’époque coloniale où l’établissement par les autorités d’une « élite indigène » servait à mieux masquer les discriminations systématiques du plus grand nombre. De plus, comme le relèvent Thomas Deltombe et Mathieu Rigouste, ceux qui ont réussi, souvent artistes ou footballeurs, restent limités au champ du spectacle et du divertissement [10].
La problématique de la cohésion sociale est agitée face aux personnes dont la capacité d’intégration et d’adaptation aux valeurs communes est remise en cause. C’est ce qui s’observe dans la multiplication des théories racistes [11] s’interrogeant sur la possibilité d’être à la fois « français » et « musulman » [12] qui mettent en exergue le lien entre le caractère « inassimilable » des musulmans et les politiques d’assimilation de l’époque coloniale : à l’image des colonies où elle était d’abord prônée, l’assimilation finit par être laissée de côté, non plus à cause de l’« infériorité du colonisé » mais de celle du musulman, de l’immigré – y compris de deuxième génération – bref, de l’étranger.
Paradoxalement, les principaux intéressés de ces débats sur la compatibilité entre l’islam et les « valeurs de la cohésion sociale », tels le féminisme ou la laïcité, à savoir les musulmans et les musulmanes, ne sont pas invités à s’exprimer lors de ces mêmes débats [13]. Cette absence de représentation et cette invisibilisation fait écho à l’absence de représentation dans le champ politique et aux volontés politiques d’invisibiliser l’islam – mais aussi les immigrés et autres minorités telles que les femmes – dans l’espace public français en général, comme cela a été le cas avec les lois contre le voile à l’école et celle contre le voile intégral dans l’espace public [14].
Ces lois, et ces discours qui s’inspirent des représentations coloniales et orientalistes de l’islam et du « garçon arabe » ne sont pas sans rappeler « la bataille du voile » pendant la guerre d’Algérie [15]. En se servant d’un langage progressiste pour stigmatiser [16], ils reprennent à leur compte une certaine vision émancipatrice du colonialisme et de l’État qui renvoie au point commun de tous les colonialismes : celui de la différenciation, de la séparation entre un monde libéral, un monde des libertés politiques et un monde où l’accès à ces mêmes libertés politiques est refusé, un monde de l’administration, incarné en France par le code de l’Indigénat et le statut d’exception en Algérie. L’exemple d’une marocaine, mariée à un Français et mère de trois enfants nés sur le territoire national, a qui a été refusé par le Conseil d’État, la nationalité française au motif qu’elle « a adopté, au nom d’une pratique radicale de sa religion, un comportement en société incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment le principe d’égalité des sexes » [17] montre ici les discriminations religieuses s’exerçant dans l’accès à la citoyenneté, aux libertés politiques [18].
Cette séparation entre « deux mondes » est d’autant plus visible que l’exclusion sociale et politique se retrouve symbolisée par une exclusion ou ségrégation géographique :
« À l’idée, partagée par une majorité de Français, que l’immigré est une « menace » pour la culture ou l’identité hexagonales se superpose le sentiment que les populations immigrées vivent dans un espace désormais étranger, la banlieue, devenue, à travers les médias, les films, les discours politiques, une terra incognita et un espace quasi « ethnique ». Ces lieux sont appréhendés comme des enclaves au sein de la République, des « points noirs », des espaces à reconquérir ou à pacifier. En 2005, cette situation explose avec les émeutes et le lien avec le temps colonial est très vite d’actualité avec le couvre-feu mis en place par le gouvernement à partir d’une ancienne législation qui n’avait été utilisée, jusqu’alors, que dans les outre-mers (en Algérie et en Nouvelle-Calédonie). » [19]
L’association entre islam et « banlieue » opérée par la territorialisation permet une mise à distance géographique et symbolique de l’altérité, et donc de la menace. Elle permet également l’essentialisation, la stigmatisation et les représentations réductrices des musulmans en France, processus que nous avons déjà évoqués et sur lesquels nous reviendrons, mais surtout elle renforce l’inégalité sociale. Partant de cette réalité, certains dénoncent le traitement colonial des banlieues ou encore une « palestinisation » des banlieues [20].
Cette analyse rapide des séquelles coloniales sur le lien social et politique met en évidence une ethnicisation des rapports sociaux. Cette ethnicisation, qui s’appuie en grande partie sur les pratiques et les représentations de la culture coloniale toujours présente dans la société française post-coloniale, permet la mise en place d’une frontière entre un « eux » et un « nous » ainsi que la production d’une « conscience de race » en lieu et place d’une « conscience de classe », c’est-à-dire la production d’un nouveau bouc émissaire [21]. De plus, cette ethnicisation s’accompagne de l’assimilation d’une appartenance ethnique à une religion, l’islam. Une « causalité religieuse censée expliquer tous les comportements des populations issues de l’immigration post-coloniale. » [22]. Comme l’explique Robert Castel,
« cette stigmatisation par le détour de la religion s’ajoute ainsi aux autres formes de discrimination négative que subissent les membres des minorités ethniques. Elle alourdit le contentieux attaché à leur particularité ethno-raciale, et exprime un déni de leur reconnaissance comme sujets de droits. » [23]
Selon Saïd Bouamama, c’est cette nouvelle causalité religieuse et l’abandon des grilles explicatives en termes d’intérêts économiques qui a conduit à la théorie du « choc des civilisations », en imposant « une frontière d’ordre ethnique, culturelle et religieuse en lieu et place des frontières de la période antérieure qui était d’ordre économique, social et politique » :
« On comprend mieux dès lors la fonction sociale de l’islamophobie : désarmer les contestations sociales en construisant un “ennemi de l’intérieur”. » [24]
Pour résumer, comme l’expliquent Saïd Bouamama et Pierre Tevanian :
« Le système postcolonial reproduit aussi des opérations de division et de compartimentage des individus issus du système colonial : une masse à intégrer, une masse à réprimer, une élite à promouvoir, des femmes à “émanciper” .
Une masse à intégrer. “Handicaps culturels”, “résistances”, “inadaptation de l’islam à la modernité” ou à “la laïcité”, manque d’“efforts d’intégration” : nous retrouvons dans tous ces clichés l’une des principales marques du “portrait mythique du colonisé”, qu’Albert Memmi avait en son temps nommée “la marque du négatif”. Nous retrouvons le motif de “l’arriération” et du “retard”, et son pendant : la mission “civilisatrice” de l’État français.
(...) Des femmes à “émanciper”, malgré elles et contre leurs groupes familiaux. Les débats autour de la loi sur les signes religieux ont mis en évidence la persistance des représentations coloniales sur “l’hétérosexualité violente” du “garçon arabe” ou du “musulman” et sur la soumission de sa femme et de ses filles. Le fait même de récuser la parole des premières concernées, et de les sommer de se dévoiler, sous peine d’exclusion et de déscolarisation – en d’autres termes : de les “forcer à être libres” – relève d’une conception de l’émancipation qui fut celle des colonisateurs. » [25]
Mémoire sélective
Le poids de l’héritage colonial est enfin sensible dans la mémoire collective. Chez les ex-colonisateurs, la vision enchantée de la colonisation résiste encore aux « discours réactifs des ex-colonisés et à la mise en évidence par les historiens des aspects négatifs de l’entreprise coloniale » [26], en témoigne la loi de 2005 sur les bienfaits de la colonisation. Alors qu’on vote les aspects positifs de l’entreprise coloniale, on refuse la discrimination positive. Un « deux poids, deux mesures » dans le traitement du passé colonial français qui marque l’exclusion des mémoires des ex-colonisés, le rejet des mémoires plurielles et à travers les lois mémorielles de l’Etat, la volonté de fixer une certaine vision/version de l’histoire coloniale. Le passé colonial se réactualise en somme dans une « lutte des mémoires », incarnée par exemple par la lutte pour la reconnaissance du 17 octobre 1961 comme crime d’État [27]. Si la société française n’est plus coloniale, la culture coloniale reste présente – ce qui pose notamment la question de l’enseignement du fait colonial et de l’histoire « nationale » à l’école.
Les formes de contrôle politique et social, ainsi que les représentations de l’ex-Empire, se reportent donc sur l’immigration postcoloniale, et plus précisément sur les musulmans. Mais un fait singulier doit être relevé : ce ne sont plus les populations indigènes de l’Empire colonial qui sont sujettes à ces politiques mais, de plus en plus, des citoyens français de plein droit. Au-delà du constat d’une continuité « coloniale » dans la gestion et la perception de l’islam en France, ce sont donc les fondements mêmes de la « République universelle française » qu’il convient d’interroger, tant son rapport à « l’Autre » (ici le musulman), qu’il soit français ou indigène, semble problématique.