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La mélancolie comme mode de transmission

Réflexions sur la mémoire collective des Arméniens aux prises avec un État (post)génocidaire

par Nazli Temir Beyleryan
26 avril 2024

L’importante thèse de doctorat soutenu en 2016 par Nazli Temir Beyleryan, portant sur la mémoire individuelle et collective des Arméniens de Turquie, vient enfin d’être publiée sous forme de livre. Cette recherche se base sur des entretiens nombreux et approfondis menés pendant trois ans (2009, 2010, 2011) en Turquie, dans plusieurs villes d’Anatolie et surtout à Istanbul, auprès de trois générations d’Arméniens et d’Arméniennes. Le résultat est aussi vivant et puissant que la rhétorique négationniste de l’État turc est scientifiquement morte et politiquement mortifère. L’autrice retranscrit longuement et fidèlement la parole de ses « enquêté·e·s », et mobilise dans son analyse aussi bien les outils, les concepts et les analyses de la sociologie (les travaux fondateurs de Maurice Halbwachs sur le concept de « mémoire collective », bien sûr, mais aussi les analyses de Pierre Bourdieu sur la domination politique, sociale et symbolique, et son concept d’habitus) que ceux de la philosophie (celle notamment de Jacques Derrida sur le « mal d’archive »), des études littéraires (Zabel Essayan, Marc Nichanian) et de la psychanalyse (Janine Altounian, Hélène Piralian, et bien sûr les analyses de Freud sur le travail de deuil). Il en ressort une dissection implacable du système génocidaire et de sa continuation négationniste, de la terreur d’État et de l’injonction à l’oubli à laquelle est soumise la minorité arménienne, par mille canaux institutionnels (de l’École aux médias, en passant par l’ensemble des rapports sociaux), et des « politiques de rappel » qui assurent la perpétuation du récit national et du silence arménien (notamment le Varlık Vergisi de 1942 et le pogrom d’Istanbul en 1955, ou plus récemment l’assassinat de Hrant Dink). Mais Nazli Temir Beyleryan n’en reste pas là. Tout en dévoilant l’ensemble des mécanismes d’intimidation et de silenciation, leur transmission et leur incorporation, en somme tous les ressorts psychologiques qui poussent à oublier, et désignent même comme impossibles la transmission et la commémoration, elle rappelle que l’oubli est lui-même tout aussi impossible, voire davantage. La condition arménienne apparaît finalement comme un état de tension invivable, et pourtant vécue, indicible et dite pourtant (quand on veut bien entendre, voire solliciter cette parole, en un espace-temps d’interlocution sécurisé, où « tout ce que vous direz » ne sera pas « retenu contre vous »), entre ces deux impossibilités : se souvenir et oublier, en tout cas selon les modalités ordinaires. Attentive aussi bien à l’écrasante puissance d’assujettissement d’un État suprémaciste et négationniste qu’à l’agentivité et la créativité des survivant·e·s et de leurs héritier·e·s pour « malgré tout » se souvenir « comme on peut », et retrouver aussi ces soupapes d’ « oubli vital », là encore « comme on peut », la chercheuse parvient à nous faire comprendre – et même sentir – comment un siècle d’oppression et de résistance, de massacre et de survivance ont façonné des subjectivités, institutionnalisé et routinisé le silence, installé la peur comme une seconde nature et imposé la mélancolie comme ultime refuge pour la mémoire et la transmission ; mais aussi comment, bien au-delà de ce qui est communément entendu derrière des mots-valise comme « résilience », les opprimé·e·s résistent (à armes plus qu’inégales) et inventent (avec les moyens du bord, qui ne sont pas exorbitants) des modes de pensée et d’existence pour vivre malgré tout, et devenir chaque jour qui passe autre chose que des « restes de l’épée » – comme continue de les appeler la « majorité morale » turque. De ce travail important, salutaire, nous proposons un troisième extrait [1], en guise de présentation – et d’invitation à l’acheter, l’offrir, le lire, le méditer, le faire vivre.

« Le deuil est la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction érigée en substitut de cette personne, telle que : patrie, liberté, idéal, etc. » affirme Sigmund Freud, dans son texte daté de 1914 et intitulé « Deuil et mélancolie ». Le point de départ de cette réflexion est de savoir pourquoi chez certains, nous voyons surgir à la suite des mêmes circonstances, au lieu du deuil, la mélancolie [2].

Freud écrit que « le deuil paraît un phénomène normal, bien que douloureux », et qu’« une fois le travail de deuil achevé, le moi se trouve à nouveau libre et désinhibé. C’est par ce biais que le travail de deuil peut être rapproché du travail de souvenir » [3]. La mélancolie est caractérisée par Freud comme la diminution du sentiment de soi alors que dans le deuil ce sentiment n’existe pas [4]. La mélancolie devient alors le synonyme d’insanité, de folie, et la peur devient l’un des symptômes marquants de cette mélancolie.

Le travail de deuil c’est le chemin obligé du travail de mémoire [5]. On est ainsi obligé à un temps de travail de deuil pour le travail de mémoire. Pourtant si la mémoire n’est pas capable de dépasser la période de deuil, elle se trouve dans une période de mélancolie. Autrement dit, selon Navaro-Yashin, celui qui est conscient de sa perte est capable de faire le deuil et vivre sa douleur tandis que celui qui est moins conscient se trouve dans une phase mélancolique [6]. Il est évident que dans une collectivité où le travail de deuil n’est pas effectué, il est difficile de faire un travail de mémoire, commémorer le passé. La communauté arménienne est restée depuis longtemps dans une phase de mélancolie plutôt que de deuil, car nous avons constaté tout d’abord qu’ils n’ont pas de conscience de leur perte, et ensuite qu’il y a un manque de sentiment de soi, une « peur » ou un « silence ».

Nous savons qu’après le génocide des Arméniens en 1915, l’extermination de la quasi-totalité de ce peuple sur ses terres natales, sa mémoire a été supprimée en Turquie. L’histoire nationale turque est structurée par l’idée que les Arméniens n’ont jamais existé. Il s’agit donc d’une politique d’amnésie mais aussi d’une politique d’interdiction de faire son deuil. Il s’agit d’un deuil impossible, pour reprendre la formule de la psychanalyste Hélène Piralian. Les Arméniens ont en effet été dans l’impossibilité de prendre pleinement conscience de leur perte, et les survivants ont transmis ce « deuil impossible » aux héritiers : « ... Les héritiers de ces survivants seraient doublement pris dans cette impossibilité de vie propre puisqu’ils se devraient d’être fidèles, non seulement aux disparus mais aussi à ces survivants qui les ont précédés et qui furent les premiers porteurs de ce deuil impossible. Se met ainsi en marche une destruction génocidaire qui, si rien ne vient l’arrêter, se poursuit de génération en génération. Il s’agirait alors ici plutôt que d’une transmission, d’un transfert à la génération suivante d’une impossible transmission, ou de celle de son échec » [7].

Les rescapés du génocide des Arméniens ont donc traversé une longue période de mélancolie sans deuil possible, et ils ont transmis la peur et le silence à la génération suivante. Il y a bien eu une transmission du passé, mais d’une façon renfermée et silencieuse, marquée par la peur voire par la mélancolie. Ce silence, ou cette « injonction de se taire », qui se transmet comme un habitus, d’une génération à l’autre, est comme un viatique pour les Arméniens de Turquie.

Le silence empêche toutefois le deuil. Or, un travail de mémoire, nous rappelle, Freud implique le passage par la période de deuil. Comment une communauté qui n’a jamais eu une période de deuil, peut-elle se souvenir de son passé ? On peut citer ici la philosophe Judith Butler : « sans la possibilité du deuil, il n’y a pas de vie ou, plutôt, il y a quelque chose qui vit, qui est autre chose qu’une vie. Au lieu de cela, « il y a une vie qui n’aura jamais été vécue », maintenue par aucun regard, aucun témoignage, et qui ne sera pas pleurée quand elle sera perdue » [8].

Il y a deux dimensions qui expliquent mieux le rapport problématique des Arméniens vis-à-vis du deuil. L’une est la dimension publique, et la dimension privée. Après ses pertes pendant le génocide, le peuple arménien n’a jamais effectué son deuil, ni dans l’espace public ni dans l’espace privé à l’exception, nous l’avons évoqué d’une commémoration en 1919 à Constantinople. Que ce soit en Arménie ou dans la diaspora arménienne, loin d’être un tabou, le génocide est commémoré depuis les années 1965, tandis qu’en Turquie ce processus n’a commencé qu’il y a quelques années. Or, lorsqu’on ne perçoit pas consciemment ce qu’on a perdu, cela nous amène à produire la mélancolie. Cette mélancolie présente une énigme vis-à-vis de la perte. De ce fait le chemin de travail de deuil est indispensable pour sortir du traumatisme et de cet état pathologique. Les Arméniens ont aujourd’hui commencé à le faire dans certaines villes en Turquie, mais jusque là l’état mélancolique a été transmis dans la communauté, de génération en génération.

Nous observons cette transmission des souvenirs sur le mode de la mélancolie, surtout chez les plus anciens. Le propos de cet homme qui demandait à trouver « les tombeaux de ses ancêtres » nous semble le meilleur exemple. Comme l’anthropologue Eva Domaska l’a noté : « S’il n’y avait pas de mort, il n’y aurait pas d’histoire. L’histoire est nourrie de mort. L’histoire commence dans les tombeaux » [9].

Pourtant l’histoire des Arméniens ne commence pas avec leurs tombeaux, parce que l’existence voire l’inexistence, c’est-à-dire l’extermination, de l’« autre » est niée. Le déni du génocide des Arméniens par l’État turc ajouté à la destruction des lieux de mémoire, équivaut à un interdit du travail de deuil, et enferme les Arméniens dans une éternelle phase mélancolique. Butler parle de « vies irréelles », c’est- à-dire d’êtres humains qui ne sont pas considérés comme humains [10], et elle formule ainsi le problème comme suit : la douleur de perdre quelqu’un me désoriente – « qui suis-je devenu-e ? », ce qui veut dire : « que reste-t-il de moi ? », « qu’y avait-il en l’Autre que j’ai perdu ? » – et pose le « je » sur le mode de l’inconnaissance [11]. Dans certains cas, ceci est décrit comme le manque du sentiment de soi induit par la peur et le silence chez ces descendants. En raison du manque d’estime de soi, on évite de transmettre les souvenirs et on demeure dans une longue période de mélancolie. La deuxième génération de nos interviewés, nous a toutefois montré qu’il est possible de dépasser cet état mélancolique, en essayant de reconquérir le sentiment de soi. Cette deuxième génération, qui a réussi tardivement à entrer dans la phase du deuil, a commencé à se souvenir moins pathologiquement de son passé. En s’interrogeant sur leur passé, étouffé tant par la société que par leurs ascendants, ils essaient de faire apparaître les souvenirs oubliés, et de les commémorer publiquement. C’est ainsi qu’a débuté la phase de deuil, par laquelle on commence à se rapprocher du souvenir. Comme le dit Freud, « c’est par ce côté que le travail de deuil peut être rapproché du travail du souvenir. Et ce travail de deuil est le coût du travail du souvenir ; mais le travail du souvenir est le bénéfice du travail du deuil » [12].

La première génération, celle des enfants de rescapés, est restée dans une phase de mélancolie et de refoulement. Pour cette première génération, la peur, le silence et le refoulement sont devenus des habitus principaux de leur mémoire. Ce que Pierre Bourdieu appelle un habitus semble être dans la communauté arménienne le fait de se taire, de ne pas dire : ces éléments forment le capital culturel de la génération des survivants. Comme l’a écrit Judith Butler à propos de « vies irréelles » : « Il est impossible d’en faire le deuil, parce qu’elles sont toujours déjà perdues ou, mieux, parce qu’elles n’ont jamais « existé » ; et il est nécessaire d’y mettre définitivement un terme, puisqu’elles semblent survivre, obstinément, dans cet état de mort. La violence se renouvelle devant le caractère apparemment inépuisable de son objet. La déréalisation de l’« Autre » signifie qu’il n’est ni mort ni vivant mais interminablement spectral » [13].

Quand nous examinons le manque d’estime de soi, nous pouvons affirmer que les Arméniens ont tardivement commencé à faire le deuil, dans leur espace privé comme dans l’espace public. Comme le dit le philosophe Marc Nichanian : « Le deuil est la chose universelle qui donne du sens à la mort. C’est ce qui permet la réconciliation avec la mort. Le deuil est la capacité de réconciliation, de pacification » [14]. Il consiste à se remémorer, se confronter au passé, et se réconcilier avec lui. Par ailleurs, les rituels de deuil prennent une place importante dans la société traditionnelle.

Prenons par exemple les rituels funéraires, qui sont très importants pour vivre la phase de deuil et cela dans toute société. Enterrer les morts est une pratique qui permet à la communauté de saisir une continuité spatiale et temporelle. Surtout dans une société dite traditionnelle, comme c’était le cas dans la société des Arméniens d’Anatolie, la participation à des cérémonies funéraires est nécessaire pour soigner les blessures. Pendant ces cérémonies, le deuil, c’est-à- dire la souffrance, se partage et devient social. Ce sont des moments dans lesquels la peine sort de son espace privé et entre dans l’espace public. Plus on partage la peine, moins elle est pénible à porter. Pour mieux illustrer ce phénomène nous pouvons donner l’exemple d’une étude de cas sur les traditions funéraires à Bakou, menée par l’anthropologue et ethnomusicologue, Estelle Amy de la Bretèque, parue dans un article intitulé Femmes mollah et cérémonies féminines de deuil en Azerbaïdjan [15]. L’auteur constate que la tradition du tèziyeè (condoléance) [16] a une valeur cathartique importante pour le travail de deuil. E.A. Bretèque décrit d’ailleurs des femmes appelées des mollâs qui sont toujours présentes dans ces cérémonies de deuil et elle décrit ces cérémonies qui sont très semblables à celles de la Turquie, surtout pour les peuples d’Anatolie :

« Dans le tèziyè, les femmes disent qu’elles sont soulagées par les pleurs, elles se sentent mieux après avoir pleuré. Dans le cadre des tèziyè, la douleur a besoin de s’extérioriser face à la mort. Les lamentations et les chants sont des déversoirs de la douleur. La mollah est l’acteur rituel déclencheur des pleurs. L’expression de la douleur, à travers toutes ces manifestations socialement codifiées, facilite le travail de deuil. La ritualisation et le jeu psychodramatique donnent aux actrices de la scène le sentiment d’avoir joué leur rôle et de s’être acquittées de leurs devoirs. » [17]

Nous pouvons observer des rituels similaires de condoléances chez les Arméniens, bien qu’ils n’aient pu honorer leurs devoirs de condoléances. Ils n’ont pas pu faire le deuil, pleurer après leurs pertes en 1915, ni en privé ni en public. Le devoir de condoléances n’est pas uniquement un devoir de mémoire : il sert aussi au travail de deuil, et à projeter ce dernier de la sphère privée vers la sphère publique. Les rituels communs mutualisent la douleur et le deuil. N’est-ce pas un aspect important du travail de mémoire ? Comme l’écrit Judith Butler :

« Une vie qui ne peut être pleurée, elle n’est pas tout à fait une vie ; elle n’a pas valeur de vie et ne mérite pas qu’on la remarque. »  [18]

Le deuil et l’estime de soi ne sont possibles qu’à cette condition. Dans le cas contraire, on entre dans une phase de mélancolie et d’angoisse. À ce stade il faut reprendre Estelle Amy Bretèque :

« L’angoisse née de la crainte de la mort, terrible au plan individuel, est mieux vécue par les femmes si elle est prise en compte par l’ensemble du corps social. Nous avons effectivement vu que les tèziyè ont une valeur cathartique importante ; les femmes évitent la douleur solitaire dans ces cérémonies. Elles sont prises en main par d’autres femmes, les mollah, qui disent choisir de servir ces traditions dans un but thérapeutique personnel : guérir un deuil inachevé. L’accompagnement des endeuillés par tout le groupe social n’est pas sans rappeler que la maison du mort n’est pas laissée à ses seuls occupants réguliers pendant la période de deuil : des membres de la famille viennent habiter dans la maison, avec les endeuillés. Le vide, au niveau physique, se ressent moins, la maison est pleine. Dans les tèziyè, chacun agit selon son statut, par rapport au défunt aussi bien que par rapport à tous les autres présents. » [19].

Dans la population azérie, analysée par Bretèque et comportant des similitudes avec la population de Turquie, les rituels ont un rôle de soupape pour le travail de deuil. Les endeuillés extériorisent et se défont de leurs souffrances par le biais de ces rituels. Quelle est dès lors la situation des Arméniens, qui cherchent aujourd’hui encore les tombes de leurs morts, qui n’ont pas pu les enterrer et exécuter les rituels du deuil ? Par exemple, le fait d’appeler les enfants de la génération d’après 1915 par les prénoms des enfants qui sont morts en 1915 n’est-il pas une forme de deuil ? Ou cela contribue-t-il au contraire à perpétuer un état mélancolique ?

Regardons ci-dessous ce que raconte madame Bercuhi, l’une des dernières représentantes de la plus ancienne génération encore vivante. Dans son récit, il est possible d’entrevoir « le deuil impossible » : il s’agit des enfants disparus de son père, qui sont issus du premier mariage de celui-ci. Comme nous l’avons déjà indiqué, une grande partie des survivants de 1915 ont dû se marier de nouveau : pour ceux qui avaient perdu leur compagnon, un mariage de raison était la seule sortie. Or, chez la plupart de ceux qui ont effectué leur deuxième mariage on rencontre souvent le réflexe de redonner les prénoms de leurs enfants disparus à la nouvelle génération. Il est ainsi possible de témoigner la réincarnation de la fratrie disparue à travers la pratique de nommer.

Bercuhi, femme au foyer de 86 ans, née à Sivas et vivant actuellement à Istanbul :

« Mon père était menuisier, il manufacturait des roues pour des charrettes à bœuf et des batteuses. Ils déportèrent d’abord mon père, tirèrent sur les jeunes mais ils l’ont épargné... Il dit qu’ils les ont tous mis sur une ligne... Est-ce que je vais raconter tout cela ? »

Nous la prions de continuer.

« Mon père disait : Ils nous ont attachés, l’un à l’autre, par les bras, on était attachés l’un à l’autre comme une maille. Ils nous ont fait descendre vers une rivière. Tout d’un coup, il vit un gendarme à cheval arriver. Lui, il pria pour qu’on tire sur lui en premier, pour ne pas voir l’exécution des autres jeunes. Ils ont séparé les vieux, moi, mon gınkahayr (parrain), les autres. Après que nous nous soyons considérablement éloignés, nous avons entendu le bruit des armes, ils ont tiré sur eux, et ils ont accroché leurs chaussures, leurs vêtements neufs sur une perche, ils les ont utilisés. Et ils ne croient toujours pas à ce qui s’est passé. Voilà, mon père arrive et découvre que sa femme et ses deux enfants... Il avait eu deux enfants, un garçon et une fille : mon prénom Bercuhi vient de celui de sa fille, et mon frère portait le même prénom que le fils disparu ».

Cette étape du deuil nous paraît très importante : c’est la réincarnation ou la ré-individualisation des disparus. La phase de deuil ou de mélancolie s’est incorporée dans les prénoms des enfants des rescapés. Dans chaque famille, jusqu’à la nouvelle génération, on nomme les enfants avec les anciens prénoms des victimes du génocide. C’est une façon d’essayer de rester dans une phase de deuil.

Un homme âgé de 64 ans, monsieur Aram, déclare pour sa part :

« J’ai des frères et des sœurs, tous les noms sont des anciens noms de mes oncles qui sont morts pendant le génocide ».

Un autre extrait d’un homme âgé de 68 ans et originaire de Diyarbakır, raconte les souvenirs tragiques à propos du génocide, transmis par sa mère, et il ajoute l’histoire de son prénom qui vient de son oncle assassiné :

« Ma maman à deux sœurs et un frère, qui est mort en 1915, et mon prénom est le prénom de cet oncle ».

Il raconte alors l’histoire tragique de cet oncle, puis nous dit :

« C’est pour ça que ma maman m’a appelé avec le prénom de mon oncle, Sarkis ».

Et il conclut :

« Elle me disait : j’aime tous mes enfants mais toi, je t’aime le plus parce que ton prénom c’est le prénom de mon frère. Toi, t’es comme lui. »

Cette pratique est une sorte de remémoration des rescapés, qui pourrait être assimilée à un un deuil, mais il nous semble plutôt qu’il s’agit d’une mélancolie au sens freudien, transmise de génération en génération. Si nous revenons à cette notion de deuil, on constate que pendant la première génération on est resté dans la peur et le silence : on ne parlait pas l’arménien dans l’espace public, ni même dans le foyer. Les gardiens de silence, (la génération la plus ancienne), n’ont pas d’espace et de temps pour faire le deuil de ses disparus, et c’est la raison pour laquelle ils donnent les prénoms de ceux qu’ils avaient perdus à leurs enfants issus d’un deuxième mariage. Cette première génération a ainsi transmis la peur et le silence, voire cette mélancolie, à la suivante. On peut citer à nouveau Butler :

« La violence perpétrée à l’encontre de ceux qui déjà ne vivaient pas tout à fait, mais étaient suspendus entre la vie et la mort, laisse une trace qui n’en est pas une. Comme le dit Créon dans Antigone, il n’y aura pas de deuil public. Le seul « discours » qui peut être tenu est fait de silence et de mélancolie. » [20]

Pour pouvoir sortir de l’état mélancolique, les Arméniens avaient besoin d’une reconnaissance identitaire dans un premier temps, et de leur histoire dans un second temps. À cette période, la plupart des Arméniens cachaient leur identité arménienne dans l’espace public, ils avaient peur de l’autre et du pouvoir, et ils n’ont jamais commémoré leur histoire, ni en public ni en privé. L’absence de deuil et de commémoration les a poussés dans un état d’âme pathologique nommée mélancolie, et ils ont cherché des échappatoires dans l’oubli de leur passé. Oublier le passé représentait la solution la plus adéquate afin de pouvoir vivre le présent. L’impossibilité du travail de deuil était la cause de l’oubli. Mais nous allons voir que l’oubli, lui non plus n’était pas une chose facile à réaliser. De fait, alors qu’ils essayaient d’échapper à la mélancolie, par l’oubli, les Arméniens se sont retrouvés dans une autre mélancolie. L’idéal pour échapper à cette mélancolie par l’oubli du passé, dans un contexte où ce même passé était enterré et la commémoration était rendue impossible et interdite : mais cet oubli était-il une solution viable ?

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Nazli Temir Beyleryan : La mémoire collective des Arméniens de Turquie. Du génocide au mémoricide, qui vient de paraître aux Éditions L’Harmattan. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’autrice.

Notes

[1Il s’agit des pages 277 à 285 de l’ouvrage.

[2FREUD, Sigmund, Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 145.

[3RICŒUR Paul, op.cit., p. 88.

[4FREUD, Sigmund, op.cit., p. 147.

[5RICŒUR Paul, op.cit., p. 94.

[6YASHIN-NAVARO Yael, « Affective Spaces, melancholic objects : ruination and the production of anthropological knowledge », in Journal of the Royal Anthropological Institute, 15, 2009, p. 12.

[7PIRALIAN, Hélène, « Reconnaissance du génocide arménien, point de vue d’une psychanalyste Hélène Piralian », in Repair, 2015. http://repairfuture.net/index.php/fr/genocide-armenien-reconnaissance-et- reparations-point-de-vue-de-la-diaspora-armenienne/reconnaissance-du-genocide- armenien-point-de-vue-d-une-psychanalyste.

[8BUTLER, Judith, Ce qui fait une vie, Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zone, p. 46.

[9DOMANSKA, Eva, « Toward the Archaeontology of the Dead Body », in Rethinking History, 2005, p. 398.

[10BUTLER, Judith, Vie Précaire, Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, Éd. Amsterdam, 2005, p. 60.

[11Ibid., p. 57.

[12FREUD, Sigmund, op.cit., p. 145.

[13BUTLER, Judith, op.cit., p. 61.

[14NICHANIAN, Marc, op.cit., p. 48.

[15BRETÈQUE, Estelle Amy, « Femmes mollah et cérémonies féminines de deuil en Azerbaïdjan », in Cahier de musique traditionnelle, n° 18, 2005, p. 59.

[16Ce terme de tèziyè, d’origine arabe, s’utilise également en turc comme taziye dans le même sens, c’est-à-dire la condoléance.

[17BRETÈQUE, Estelle Amy, op.cit., p. 59.

[18BUTLER, Judith, op.cit., p. 62.

[19BRETÈQUE, Estelle Amy, op.cit., p. 64

[20BUTLER, Judith, op.cit., p. 63.