Accueil > Des mots importants > Les multiples figures de la dé-commémoration

Les multiples figures de la dé-commémoration

Présentation d’un livre collectif sur les politiques de la mémoire

par Jenny Wüstenberg, Sarah Gensburger
23 octobre 2023

Les images de manifestants mettant à terre une statue du marchand d’esclaves Edward Colston au Royaume-Uni ou celles de la grue soulevant de leur piédestal le général confédéré Robert E.Lee et son cheval aux États-Unis ont fait le tour du monde, défrayé la chronique et excité les paniques morales. À rebours desdites paniques morales, nous avons nous même observé avec bienveillance les mouvements sociaux dénigrés souvent sous le nom de cancel culture, en soulignant la légitimité et même la salubrité publique voire l’urgence d’une « écologie politique des lieux de mémoire », assumant comme une nécessité la dimension « négative » du « déboulonnage ». Un important ouvrage collectif coordonné par Sarah Gensburger et Jenny Wüstenberg, qui vient de paraître aux éditions Fayard, aborde le sujet sous un autre angle, tout aussi éloigné de l’indignation morale et de la panique identitaire, mais sensiblement différent et complémentaire du nôtre : celui des sciences sociales, qui – comme nous l’avions déjà souligné à l’occasion d’un précédent ouvrage coordonné par Sarah Gensburger – introduit de la sobriété là où règne souvent l’envolée lyrique, de la rigueur là où se déchaîne souvent l’approximation, de l’enquête et donc du réel là où prospère souvent le fantasme ou la montée en généralité, des nuances et de la complexité là où l’on veut souvent imposer de la simplicité ou de la binarité. En faisant appel à près de cinquante historiens et historiennes, sociologues, anthropologues du monde entier, ce nouvel ouvrage nous invite à saisir, sur le temps long, les nombreuses formes de ce qu’il nomme avec à-propos la « dé-commémoration ». Il nous montre que la suppression de symboles publics n’est ni une pratique nouvelle, ni une singularité occidentale, ni nécessairement l’action de militants luttant contre les héritages racistes et coloniaux. La dé-commémoration apparaît au contraire comme le résultat d’idéologies et d’intérêts politiques très différents, d’agents sociaux très inégaux et de logiques sociales très variables, de la crise et du conflit à des formes de quotidienneté bien plus « ordinaires ». Des statues de Lénine en Ukraine à celle de Joséphine de Beauharnais en Martinique, des noms de rues en Algérie ou à Vichy au cimetière de Khavaran en Iran, en passant par les monuments coloniaux en Namibie, le mouvement se révèle complexe et diversifié. De ce travail remarquable, aussi rigoureux scientifiquement et stimulant philosophiquement que politiquement utile, nous proposons ici l’introduction, qui définit de manière rigoureuse ce concept central et tellement heuristique qu’est la « dé-commémoration », et présente ses déclinaisons diverses et variées, voire antagonistes, telles qu’elles sont répertoriées et étudiées dans les cinq parties du livre.

En ouvrant ce livre, peut-être vous viennent déjà à l’esprit des images devenues iconiques, celles de manifestants tirant une statue du marchand d’esclaves et philanthrope Edward Colston dans le port de Bristol, au Royaume-Uni, ou de la grue soulevant le général confédéré Robert E. Lee et son cheval de leur piédestal à Richmond, aux États-Unis. Peut-être pensez-vous à votre fil d’actualité sur les réseaux sociaux, sur lequel ont défilé de nombreux messages en référence à #rhodesmustfall, appelant au démantèlement des monuments en hommage à l’impérialiste Cecil Rhodes, en Afrique du Sud et ailleurs. Sans parler des débats, suivis d’une oreille distante ou avec passion, sur le sort à réserver à la statue de Colbert, auteur du Code noir, qui se trouve devant l’Assemblée nationale à Paris. Débats auxquels le président de la République a apporté sa contribution en déclarant, le 14 juin 2020 que :

« la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statues ».

L’attention contemporaine portée par les médias à ces cas de « dé-commémoration » ‒ processus dans lesquels les représentations matérielles et publiques du passé sont retirées, détruites ou fondamentalement modifiées ‒ suggère que nous sommes témoins d’un moment charnière dans la politique mondiale de la mémoire. Serions-nous sur le point de créer un paysage de monuments commémoratifs qui, au lieu de glorifier des passés exclusifs et violents, célèbrent l’antiracisme, l’inclusion et la démocratie ?

Il semble en tout cas que le public intéressé par la dé-commémoration se soit considérablement élargi. Alors que cette question était auparavant le domaine relativement obscur d’un petit nombre d’universitaires spécialisés, de fonctionnaires et de militants pour les droits civiques, une grande partie de la société, dans de nombreux pays, montre aujourd’hui qu’elle y est sensibilisée au point de s’engager émotionnellement à un niveau sans précédent. En d’autres termes, les débats sur la nécessité de démolir, laisser en place ou réinventer une statue ou un nom de rue semblent refléter des préoccupations qui touchent au cœur de la façon dont nous nous concevons et concevons nos communautés au XXIe siècle. Mais si la dé-commémoration mobilise notre attention – à un niveau qui doit toutefois encore être mesuré ‒, la question de savoir si elle a réellement le potentiel de transformer notre façon de vivre ensemble reste, elle, sans aucun doute à débattre.

Cet ouvrage rassemble des spécialistes des dynamiques mémorielles issus de différentes disciplines ‒ anthropologie, géographie, histoire, droit, communication, sociologie et science politique ‒ et venus du monde entier. Nous les avons réunis pour donner un sens aux appels actuels à démanteler les statues et à changer les noms de lieux. Dans le choix de ces contributions, nous avons très tôt décidé de ne pas nous concentrer sur les cas les plus connus de dé-commémoration tels que ceux motivés par les campagnes #BlackLivesMatter, ou #BLM, ou sur des statues célèbres comme Colston, « Silent Sam » ou Robert E. Lee. Ces exemples canoniques constituent malgré tout inévitablement l’échafaudage de bon nombre des textes, tant ils ont constitué un contexte de mobilisation crucial pour les récentes dé-commémorations, sur tous les continents. Les dépasser permet de placer le projecteur sur des cas qui aident à comprendre la dé-commémoration au-delà des seules sociétés anglophones et occidentales, pour examiner de façon systématique les motivations, les acteurs, les outils, les lieux, les temps, les effets et la place de la dé-commémoration, aujourd’hui comme par le passé.

L’objectif de ce livre n’est pas de défendre une position particulière dans le débat politique. Il est un manifeste en faveur des sciences sociales et humaines susceptibles d’aider chacun et chacune à donner, librement, un sens au monde et à ses transformations. Curieusement, le pic d’intérêt pour la dé-commémoration est survenu à un moment où les gouvernements et une partie du public s’en prenaient, en France comme ailleurs, au monde universitaire, accusé d’être animé par des motivations idéologiques ou d’être trop « woke ».

Les contributions qui suivent prouvent le contraire. Chacun des auteurs utilise les outils méthodologiques de sa discipline pour faire le point sur la dé-commémoration dans ses différents contextes en tant que pratique sociale courante, sans lui attribuer un statut extraordinaire et « sensationnel » ou encore une signification politique unique et prédéfinie. Ce faisant, plusieurs études de cas soulignent que les motivations et les facteurs expliquant le phénomène n’ont pas toujours à voir avec la mémoire ou la politique, et encore moins avec une orientation univoque. Les considérations d’urbanisme, les exigences de la politique étrangère, les intérêts économiques ou la législation sur la liberté d’expression s’avèrent être des éléments, ordinaires, tout aussi déterminants. La dé-commémoration n’est ni du côté du « bien » ni du côté du « mal ».

Elle apparaît dès lors en tant que phénomène social continu, et pas seulement, ou principalement, en tant que point de rupture symbolique. C’est également la raison pour laquelle nous avons décidé d’utiliser ce terme, inventé par l’une d’entre nous en 2020 et repris depuis par d’autres, pour qualifier les dynamiques que nous voulions étudier. Le préfixe « dé- » et le trait d’union signalent avec force et de manière visuelle que la dé-commémoration est en réalité une forme de commémoration. Et réciproquement. Plusieurs des contributeurs évoquent également des concepts connexes, l’« ab-commémoration », la « re-commémoration » et bien d’autres. Ces variations de vocabulaire placent les mots au cœur de notre compréhension du phénomène : lorsqu’une figure historique est célébrée dans l’espace public, cela implique toujours que d’autres acteurs sont exclus du récit et qu’une interprétation particulière du passé est privilégiée, plutôt qu’une autre. Commémorer et effacer le passé sont les deux faces d’une même médaille, que la dé-commémoration donne à voir.

Rendues possibles par la pratique de sciences sociales à la fois accessibles au grand public et méthodologiquement exigeantes, les contributions rassemblées dans ce livre mobilisent une variété d’approches pour analyser à la fois les discours et les pratiques. Du Chili aux Philippines, en passant, notamment, par l’Iran, la Lettonie, l’Espagne ou les États-Unis, les auteurs, venus eux-mêmes des quatre coins du monde et imprégnés de cultures diverses, suivent avec soin les acteurs de la dé-commémoration et la manière dont ils procèdent. Cette perspective conduit ainsi à considérer différemment les mécanismes à l’œuvre. Le démantèlement d’un monument ne résulte pas toujours de la mobilisation d’activistes ou d’entrepreneurs de mémoire. L’État et les institutions gouvernementales peuvent également jouer un rôle crucial. De même, la population peut majoritairement plébisciter un tel changement comme s’y opposer, pour des raisons qui ne sont pas toujours celles attendues.

La variété des textes qui suivent illustre également la diversité des outils comme des temps de la dé-commémoration. Le choix d’une telle notion a pour intérêt de ne pas limiter, loin s’en faut, le phénomène au déboulonnage et au retrait, mais de le cerner en lien avec un continuum de pratiques de transformation de la commémoration. De même, la dé-commémoration ne suit pas une chronologie unique. La littérature sur le sujet a longtemps juxtaposé l’histoire et la mémoire. La notion de dé-commémoration suggère pourtant d’étudier différentes strates de temporalité, et leur continuité : la période de l’événement commémoré, celle de la mise en œuvre de la commémoration initiale et celle de l’évolution du sens qu’elle porte jusqu’à son démantèlement et/ou sa transformation.

Ce point est crucial, car la plupart des débats publics qui ont eu lieu depuis 2020 ont confronté l’« événement historique » d’origine et son interprétation publique conflictuelle contemporaine, ignorant l’entre-deux qui a le plus souvent vu la cristallisation du sens justement mis en débat aujourd’hui. Enfin, la multiplicité des temporalités contraste avec l’unicité spatiale. Le monument, la statue, la plaque de rue se trouvent toujours dans un lieu matériel par définition unique. Les transformations qui nous intéressent se produisent ainsi dans un endroit physique et ce alors même qu’à l’ère de la numérisation le statut de l’espace public est remis en cause, fragilisé et en tension. Tandis que les interactions sociales sont fragmentées par l’expansion des réseaux sociaux, la création de lieux reste cruciale pour la définition de l’identité collective.

Les cas de dé-commémoration les plus médiatiques semblent témoigner d’une évolution du monde où, pour le dire simplement, le racisme et les inégalités diminuent. Pourtant, il n’en est rien. Dans de nombreux endroits, on ne fait même pas semblant d’avancer dans la direction de l’antiracisme et de la démocratie inclusive. Certains gouvernements utilisent la tendance mondiale à la dé-commémoration comme un « croquemitaine » dans le cadre de leurs politiques nationalistes et excluantes – en Pologne, en Hongrie, au Texas et ailleurs. Et bien qu’une minorité de militants de la mémoire travaillent sans relâche contre ces pratiques – que celles-ci manifestent la suprématie blanche, le rejet des droits des femmes, des réfugiés ou des personnes LGBTQ+ ‒, la partie de la société civile qui défend la ligne du gouvernement est souvent plus forte ou plus bruyante. Les militants ne sont pas toujours progressistes et la dé-commémoration peut à la fois soutenir et saper les efforts de démocratisation et de libéralisation des sociétés. Ainsi, et malgré les nombreux exemples récents, le travail mené ici par les auteurs invite au scepticisme quant à la conviction que nous soyons sur le point d’adopter une nouvelle approche globale du passé.

À l’inverse, toutefois, que signifierait pour nos sociétés que les statues des colonialistes, des suprémacistes blancs et des dictateurs ne soient pas remises en question ? Sans doute que toute évolution du pouvoir politique, social ou économique ne pénètre pas les cadres culturels et symboliques à travers lesquels nous leur donnons un sens. Par plusieurs aspects, les effets de toute dé-commémoration ne sont pas donnés d’emblée ni aucunement garantis. Il reste que l’étude du phénomène seule peut permettre d’en saisir l’impact et les possibles conséquences, qu’elles soient structurelles ou non.

Les chapitres de ce livre montrent donc que la dé-commémoration n’est pas nécessairement le fait de militants luttant contre les héritages racistes et coloniaux : l’impulsion pour supprimer des symboles publics est le résultat d’idéologies et d’intérêts politiques très différents comme de phénomènes ordinaires et organisationnels. Elle relève d’au moins cinq démarches qui structurent la typologie des dé-commémorations : à la suite d’un changement de régime ; en lien avec une transformation sociétale ; pour favoriser le changement ; comme « écran de fumée » ; et enfin comme défi aux cadres de la mémoire.

Tout d’abord, et c’est sans doute le plus évident, la dé-commémoration est pratiquée afin d’ajuster le paysage symbolique à un changement de régime. Par exemple, lorsque la guerre froide a pris fin et que des révolutions, pour la plupart pacifiques, ont renversé le régime communiste, les effigies de Lénine ont été largement emportées. À Berlin et à Moscou, des musées et des parcs entiers leur offrent un nouveau foyer. La suppression de la commémoration est alors essentiellement une adaptation à un changement déjà produit. Les nouvelles autorités gouvernementales (de même que la société civile) s’efforcent d’aligner les symboles du passé dans l’espace public sur les réalités politiques. Parfois, cela se produit très rapidement, comme en France après la chute de l’Empire napoléonien, en Algérie après la colonisation française en 1830 et l’indépendance en 1962, en Roumanie après la chute du communisme en 1989 ou encore en Lettonie après l’indépendance en 1991, autant de cas abordés dans ce livre.

Ailleurs, le paysage mnémonique est ajusté progressivement, sur une longue période, comme le montrent le devenir des monuments commémoratifs allemands de la Première Guerre mondiale sur le territoire devenu polonais après la Seconde, l’effacement progressif puis la re-commémoration récente et partielle des noms de lieux autochtones aux États-Unis ou encore la dé-commémoration à plusieurs temps de Cecil Rhodes. Ainsi, même lorsqu’un régime a été clairement vaincu, le processus de dé-commémoration n’est ni simple ni automatique et encore moins univoque. Les destins différentiels des monuments soviétiques respectivement en Ukraine et sur le territoire de la Fédération de Russie après 1991 ou le devenir, dans l’Espagne contemporaine, de la Valle de los Caídos construite par le régime franquiste en fournissent deux parfaites illustrations. Enfin, la dé-commémoration postchangement de régime croise plusieurs temporalités, comme l’illustre l’étude de la naissance des trois premières républiques en France.

C’est l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage : la dé-commémoration peut aussi être mise en œuvre après qu’une communauté a déjà changé ses croyances sur la signification du passé, que ce soit à la suite d’un processus graduel ou d’un événement formateur soudain. Dans ce cas, de nombreux monuments et noms de lieux ne sont plus en phase avec les attitudes du public, voire avec la politique officielle : ce sont des vestiges anachroniques, qui ne sont plus représentatifs de la société et de ses valeurs et ne peuvent plus y être exemplaires. Ainsi, même si l’expansion des droits des femmes depuis le début du XXe siècle a été représentée par une série de statues honorant d’importantes figures du mouvement pour l’obtention du droit de vote, en France comme ailleurs, la plupart des statues, rues, places et institutions continuent d’être dominées par des hommes. Des militantes et certaines municipalités ont cherché à remédier à cette situation par des actions officielles comme spontanées, en ajoutant des femmes aux noms de lieux masculins existants.

Compte tenu de l’attention portée récemment à la dé-commémoration, il semble curieux que des vestiges de normes sociétales antérieures puissent subsister pendant des décennies. Cela montre finalement combien les statues comptent peu pour une majorité de la population ou tout au moins qu’elles ne sont pas toujours le support privilégié pour s’exprimer sur ces questions. Rappelons ici l’adage selon lequel « le meilleur moyen d’oublier le passé est de lui ériger un monument ». En d’autres termes, bien que les événements de dé-commémoration puissent donner lieu à des spectacles médiatiques, ils n’ont parfois que peu d’importance aux yeux de la majeure partie des gens.

Néanmoins, les processus de dé-commémoration sont souvent un reflet puissant de l’évolution de sociétés prêtes à affronter leurs passés ou, par ce biais, à faire changer les choses. Plusieurs des contributions rassemblées ici abordent cette question dans des régions du monde aussi différentes que la Nouvelle-Zélande où, à travers la re- et dé-commémoration du paysage, se jouent les places respectives des colons européens et des Māori dans le récit national ; l’Ukraine après les manifestations de l’Euromaidan en 2013-2014 ; Copenhague et Le Cap où sont mis en œuvre deux types de gestion des traces du passé colonial dans l’espace public ; le Canada où les excuses officielles vis-à-vis des populations indigènes oscillent entre effacement et commémoration ; le Chili où la dé-commémoration est devenue une voie d’expression du refus de l’événement du régime néolibéral contemporain ou encore la France où la ville de Bordeaux s’est interrogée sur ce qui devait rester des traces de la traite négrière dans la topographie urbaine.

Ailleurs, ce type de dé-commémoration prend parfois des formes inattendues, comme en Corée du Sud, autour de la contestation de l’hymne national, ou en Belgique où, après plus de cent ans de commémoration locale d’un massacre survenu pendant la Première Guerre mondiale, la population a considéré que les choses avaient changé et que cette cérémonie n’avait plus lieu d’être.

Le troisième type de dé-commémoration relève d’une volonté de faire changer la société et de modifier l’opinion de la majorité. La mobilisation est alors le reflet d’une lutte de pouvoir plus large, par exemple dans de nombreux États du sud des États-Unis. Certains responsables locaux y ont préconisé le retrait de monuments à la suite du mouvement #BlackLivesMatter, tandis que d’autres continuent de s’y opposer catégoriquement. En réalité, la dé-commémoration a souvent lieu dans des périodes d’instabilité plus générale, ce qui peut expliquer pourquoi l’acte même de démonter une statue semble être radical et soudain ‒ même si les activistes ont en réalité travaillé « en coulisses » et en amont pendant une longue période préalable.

Ce type de dé-commémoration est celle qui retient le plus l’attention des médias. Les contributeurs de ce livre en proposent une approche renouvelée, non limitée à l’instant de la controverse et au site de la manifestation, comme à l’étude des seules sources médiatiques : d’Israël où, alors que la commémoration a construit l’identité du pays, la dé-commémoration reste encore marginale à l’État brésilien réticent à regarder en face l’héritage du colonialisme, de l’esclavage et de la violence contre les peuples indigènes en passant par la frontière entre le Venezuela et la Colombie, où la dé-commémoration trouve des sens distincts de part et d’autre, les villes de Madrid et de Barcelone où la figure de Christophe Colomb a donné lieu à des controverses ou encore Berlin confrontée aux appels pour un paysage toponymique exempt de termes racistes ou antisémites.

Il arrive que les acteurs de la dé-commémoration se trouvent être les universitaires étudiant l’histoire et la mémoire objets du débat. Leurs efforts pour dé-commémorer se situent à différents niveaux. Tout d’abord, les connaissances produites constituent une ressource précieuse, puisque révéler des faits longtemps enfouis est l’un des éléments déclencheurs de ces processus de dé-commémoration. Deuxièmement, soit spontanément, soit à la suite d’actions menées par d’autres, certains chercheurs participent fréquemment à ces initiatives ou fournissent des conseils en la matière. Il était donc important que cet ouvrage donne la parole à des contributeurs qui, sur la base de leurs travaux reconnus, ont livré leur avis informé, comme scientifiques mais aussi comme citoyens, spontanément ou en ayant été sollicités par des acteurs publics.

C’est le cas sur des thèmes déjà abordés plus haut, la gestion de la mémoire du franquisme en Espagne ou celle de l’esclavage à Bordeaux. Cette perspective nourrit également certains des chapitres réunis dans cette partie, et ce sur des thèmes aussi divers que la statuaire à Fort-de-France en Martinique, où le lien entre dé-commémoration et appel au changement social est à la fois ancien et en constante transformation ; l’Australie confrontée à son statut de colonie de peuplement ; la « décolonisation » du musée de Léopold II en Belgique, devenu l’AfricaMuseum, ou encore la permanence de l’héritage enchevêtré de l’esclavage et du colonialisme au Royaume-Uni. Ailleurs, les travaux universitaires sont l’un des moyens utilisés par les militants des droits civiques et de la lutte contre le racisme pour expliquer et donc permettre la dé-commémoration, aux États-Unis notamment. En résumé, la section du livre consacrée au type de dé-commémoration destinée à favoriser le changement social offre une grande variété de cas et d’approches de cet iconoclasme que l’on pourrait qualifier de « par le bas ».

Alors que les dé-commémorations que nous avons décrites jusqu’à présent visent toutes à changer la société ou à prendre acte de sa transformation, une autre forme renvoie, elle, à la dé-commémoration comme écran de fumée. Celle-ci tend à empêcher un changement de politique ou de valeur ou à étayer un récit de mémoire dominant. Entre dans cette catégorie l’action de responsables gouvernementaux qui démantèlent des monuments pour des raisons multiples : empêcher l’émergence d’un débat fondamental sur les héritages du passé ou couper l’herbe sous le pied de transformateurs, qu’ils soient activistes ou gouvernementaux.

Là encore, ce type de dé-commémoration n’est exclusif d’aucune région du monde et d’aucun type de régime politique. Des cas aussi divers que les situations philippine, iranienne ou de la Namibie postcoloniale font ici écho à des exemples européens et américains souvent peu abordés sous cet angle, de Trafalgar Square, à Londres, au sud des États-Unis en passant par des lieux plus proches de nous, la ville de Vichy ou la région vendéenne confrontée à son passé (contre-)révolutionnaire. Réfléchir dans une telle perspective permet de s’interroger cette fois-ci non plus seulement sur la continuité entre commémoration et dé-commémoration, mais entre cette dernière et le simple oubli du passé, au point d’amener plusieurs contributeurs à mobiliser des préfixes supplémentaires comme « ab- », « epi- », « re- » pour faire valoir que les contestations de statues ne sont jamais suffisantes et doivent être accompagnées d’un changement systémique pour réellement participer d’une transformation des sociétés. Bien qu’importante et significative, la dé-commémoration peut en effet également servir d’illusion et d’argument pour empêcher les évolutions dont elle est pourtant devenue l’un des symboles.

Enfin, la dé-commémoration ne remet pas seulement en question la célébration de tels personnes ou événements dans l’espace public. Plus fondamentalement, elle est susceptible de transformer la manière même dont nous faisons l’expérience du passé dans le présent. Par convention, certes, nombre des processus de démantèlement d’un monument conduisent à le remplacer par un monument différent mais de même type. En Belgique, autre exemple canonique déjà largement documenté ailleurs, la commission chargée de déterminer ce qu’il convient de faire de la statue du roi Léopold II a recommandé qu’elle soit fondue et transformée en un mémorial aux victimes de la violence coloniale. Au Royaume-Uni, la commission historique We are Bristol a, pour sa part, proposé que la statue de Colston soit conservée dans un musée et que son socle soit utilisé pour exposer des œuvres d’art temporaires, avec des « périodes de vide intentionnel ».

Il est beaucoup moins fréquent que la dé-commémoration conduise à réexaminer les contours et outils de la commémoration. Penser ce phénomène invite donc à considérer ce qu’il implique quant au futur de la mémoire dans l’espace public. C’est l’objet de la dernière partie de l’ouvrage qui explore de nouveaux horizons, comme la prise en compte des paysages dans leur ensemble ou encore le point de vue du droit. Alors que les études sur la dé-commémoration se sont jusqu’à présent concentrées sur les controverses et les iconoclasmes, l’attention portée aux dispositifs juridiques, européen, états-unien ou français, permet d’en saisir le cadre normatif et organisationnel. Enfin, la récente couverture académique et médiatique des déboulonnages et des changements de noms de rues a largement ignoré la question de la réception et de l’utilisation effectives de ces artefacts mémoriels. Savoir ce que les gens « font » des monuments commémoratifs a pourtant été l’une des principales raisons pour lesquelles les études sur la mémoire ont émergé à la fin des années 1990. Le thème de la dé-commémoration offre une excellente occasion de se demander pour qui et pour quoi la mémoire est-elle faite. En Australie, en Pologne, aux États-Unis ou encore en Hongrie, le recours à des outils technologiques renouvelle ainsi la présence du passé dans l’espace public.

La dé-commémoration est le point culminant de processus inscrits dans le temps long, mobilisant de nombreux acteurs, visibles ou non. Elle est surtout le point de départ d’un nouveau débat, nécessaire, par-delà la couverture médiatique de quelques cas iconiques occidentaux. Les contributions qui suivent n’ont pas pour ambition de vous dire, à vous qui lisez ces lignes, ce qu’il convient de penser et de faire. Elles espèrent, en revanche, vous ouvrir à une réflexion qui se veut le premier pas indispensable à la construction effective de mémoires collectives pour le futur. Sans cela, à quoi sert de déboulonner des statues et de changer les noms de rue ?

P.-S.

Ce texte est extrait du livre collectif coordonnée par Sarah Gensburger et Jenny Wüstenberg : Dé-commémoration. Quand le monde déboulonne des statues et rebaptise des rues, qui vient de paraître. Nous le publions avec l’amicale autorisation des autrices et des éditions Fayard.
Crédit photo : Sarah Gensburger.

Bibliographie :

Tracy ADAMS et Yinon GUTTEL-KLEIN, « Make it Till you Break It : Toward a Typology of De-Commemoration », Sociological Forum, mars 2022.

Sarah GENSBURGER, « The Paradox of (De)commemoration », The Conversation, 7 juillet 2020, (https://theconversation.com/the-paradox-of-de-commemoration-do-people-really-care-about-statues-141807).

Bruno LATOUR, « What is Iconoclash ? or Is there a World beyond Images Wars ? », in Bruno Latour et Peter Weibel (dir.), Iconoclash. Beyond the Image-Wars in Science, Cambridge, MIT Press, 2002, p. 14-37.

Ann RIGNEY, « Toxic Monuments and Mnemonic Regime Change », Studies on National Movements, no 9, 2022, p. 8-41.

Kirk SAVAGE, Standing Soldiers, Kneeling Slaves : Race, War, and Monument in Nineteenth-Century America, Princeton, Princeton University Press, 1997.

Bertrand TILLIER, La disgrâce des statues. Essai sur les conflits de mémoire, de la Révolution française à Black Lives Matter, Paris, Payot, 2022.

Jenny WÜSTENBERG, « Locating Transnational Memory », International Journal of Politics, Culture, and Society, no 32, 2019, p. 371-382.