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Nos amis et nous

À propos des fondements cachés de quelques discours pseudo-féministes (Première partie)

par Christine Delphy
8 mars 2017

A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, nous republions ce texte important de Christine Delphy qui pointe du doigt l’un des obstacles majeurs à la lutte pour l’émancipation des femmes : non pas les machos, les brutes épaisses et tous les défenseurs affichés du patriarcat, mais certains hommes « féministes », qui affichent leur dévouement à la cause et sont suffisamment larges d’esprit pour reconnaître la légitimité de l’autonomie des collectifs féministes... mais à condition que, de manière autonome, ces collectifs choisissent de prêter une oreille attentive à leurs conseils et de leur réserver la place qu’ils méritent ! Aujourd’hui, ces « amis » sont toujours là, toujours prompts à prendre - et à garder - la parole pour expliquer aux féministes comment faire pour s’émanciper. Avec un langage certes plus raffiné, en appelant par exemple à la « déconstruction des identités de genre » ou aux « devenirs-minoritaires », ils ne cessent pas de ne pas s’interroger sur leur place, en tant qu’hommes, dans les luttes féministes. Trente ans après sa première publication, ce texte de Christine Delphy garde hélas toute sa pertinence en ce qui concerne les « amis du féminisme » ; et au-delà du féminisme, il propose une réflexion largement transposable aux autres mouvements autonomes qui se construisent en réaction à une oppression spécifique.

Nous comptons de bons amis parmi les hommes. Nous les fuyons comme la peste, et eux tâchent de forcer notre intérêt : qui ne reconnaîtrait là la démarche même de l’amitié ?

Y. Florenne, aux premiers rangs de ceux-ci, n’arrête pas d’être amical du haut de sa colonne du Monde. C. Alzon, du haut de sa tribune du même ou de sa chaire de Vincennes, se proclame « féministe ». Nous nous découvrons tous les jours de nouveaux « amis » : P. Lainé par exemple, découvert dans un numéro spécial que La Quinzaine Littéraire a « consacré aux femmes » en 1974 et qui nous a fait l’amitié d’écrire un livre sur nous, Samir Amin qui « salue le féminisme » dans la revue Minuit (janvier 1974).

Tous ces amis, ces partisans masculins de la libération des femmes, ont plusieurs points communs :

 Ils veulent se substituer à nous.

 Ils parlent effectivement à notre place.

 Ils approuvent la libération des femmes, et même la participation des susdites à ce projet, tant que libération et femmes les suivent et surtout ne les précèdent pas.

 Ils veulent imposer leur conception de la libération des femmes, qui induit la participation des hommes, et réciproquement ils veulent imposer cette participation pour contrôler le mouvement et le sens : la direction, de la libération des femmes.

Aussi bienveillants soient nos amis masculins, ils ne peuvent s’empêcher de laisser poindre, à un moment ou à un autre, le bout de l’oreille. Ils comprennent les mouvements de libération des femmes, jusque dans leur non-mixité disent-ils : « Bien sûr, les opprimés doivent se libérer eux-mêmes. » En ceci ils se distinguent de et se montrent supérieurs à la grande majorité des hommes, qui ne comprend pas, et qu’ils renient vertueusement. Eux montrent une attitude « ouverte » : ils essaient de comprendre parce que ce sont de fines têtes politiques, du genre qui sait flairer avant tout le monde d’où souffle le vent. Mais justement, en tant que fines têtes politiques, c’est leur devoir de produire de fines analyses. Et ceci les conduit inévitablement à repérer, ici ou là, des points négligés par les femmes, qui restent, entendons-nous bien, les actrices principales de leur libération. Mais, ayant repéré, il serait malhonnête, voire inamical, de ne pas nous indiquer ces points par nous négligés. Et indiquer ils font, gentiment, mais fermement.

Où l’on voit qu’il y a mieux qu’un silence de femme : une parole d’homme

Ainsi Chénau, l’un de nos meilleurs supporters, en une page, dans La Quinzaine Littéraire, produit une analyse définitive des mouvements de femmes et - amitié oblige - des gouffres qui les guettent et qu’elles n’ont pas vus, mais que lui voit. Ces mouvements ont pris une mauvaise voie - une voie non-chénauienne. Son devoir, qu’il assume tristement mais courageusement, est de nous avertir que, dans ces conditions (de non-chénauité), nous courons à notre perte. Et croyez bien qu’il en est désolé mais il y a réfléchi une page entière. Alors... que peuvent des milliers de femmes et des milliers de pages venant du monde entier contre la pénétration politique d’un Chénau ? Pour lui, rien. Que ces groupes qui travaillent depuis six ans sur une question dont il dispose en soixante lignes, et tout seul, arrivent à des conclusions opposées aux siennes ne le fait pas douter une seconde de la validité de son analyse : si quelqu’un se trompe, ce n’est pas lui.

Y. Florenne, lui, sait mieux que les femmes quelle psychanalyse les opprime et à laquelle elles doivent s’attaquer. Lui aussi, et avec le même regret, se doit de nous signaler que nous nous sommes trompées de cible. Ah, si seulement il y avait plus d’hommes comme lui parmi les femmes !

C. Alzon fait chorus avec Florenne, mais sur un ton déjà plus sec. Car si le premier prétend encore « plaisanter » en disant que « le féminisme est une chose trop sérieuse pour être laissée aux femmes », C. Alzon ne rigole plus du tout : le féminisme est son affaire et ces bons dieux de bonnes femmes sont en train d’y foutre la merde. A preuve : elles ne traitent pas des problèmes qu’il a mis sur leur agenda (car c’est son affaire mais c’est à nous de faire le travail), se plaint-il dans sa tribune du Monde. Et encore si c’était question de paresse : mais c’est pire. Il détecte de la mauvaise volonté, voire de la mauvaise foi : il diagnostique que si nous ne traitons pas des problèmes qu’il a décidé que nous devions traiter, c’est parce que nous ne sommes pas prêtes à « tenir compte loyalement de la biologie et de l’ethnologie ».

En somme, mais est-ce étonnant de la part de femmes, nous refusons un combat d’homme à homme avec ces êtres (la « biologie » et « l’ethnologie » doivent être des personnes de chair et de sang puisqu’on peut être « loyal » ou « déloyal » avec elles). Et notre déloyauté elle même doit être mise au compte d’un « manque d’honnêteté élémentaire ». Et « ce n’est pas tout ». Nous « préconisons » des « solutions inacceptables » (pour qui ?). Enfin nous ne « précisons pas » que la non-mixité est « affaire de tactique et non de dogme ». Peut-être que nous ne savons pas ? Mais alors quand on ne sait pas Mademoiselle on ne lève pas la main. Rasseyez-vous et laissez la parole à votre petit camarade qui sait : sait ce qui est affaire de tactique et sait ce qui est affaire de dogme, en bref sait ce qu’est le « radical-féminisme ». Et là, évidemment, Alzon a une longueur d’avance sur nous puisqu’il a inventé le mot. En tous les cas le « radical-féminisme » est là : le modèle en est tout clair dans la tête d’Alzon, et les femmes sont tout simplement en train de dévoyer ce modèle.

Mais d’où ces hommes tiennent-ils une vue si claire non seulement de ce que devrait être le féminisme, mais de ce qu’il est dans son essence, essence dont les mouvements réels ne sont à leurs yeux qu’une incarnation contingente, un reflet, et, à les entendre, une imitation tout à fait approximative sinon carrément insatisfaisante ?

Le fait de ne pas participer à ces mouvements réels, de ne pas en suivre les discussions et les débats contradictoires, enfin le fait de ne pas être des individus directement et premièrement impliqués, ne semblent pas pour eux constituer un obstacle à la prise de positions. Ils pensent que leurs opinions sont non seulement aussi valables que celles des individus susmentionnés, mais mieux, qu’elles sont plus valables. Il semble qu’ils conçoivent leur inévitable non-engagement, leur statut d’observateurs, non comme un handicap, mais au contraire comme un avantage. Cette conception implicite va de toute évidence à l’encontre de leurs propres principes politiques et de ceux qu’ils acceptent en acceptant les mouvements de libération des femmes.

Pourquoi cette contradiction flagrante ? C’est que nous ne sommes pas des opprimées comme les autres. Ils n’oseraient jamais « conseiller » les Noirs, les peuples du Tiers-Monde, les Palestiniens - à plus forte raison « rectifier » leurs « erreurs » - sur la façon de mener la lutte contre eux, Blancs occidentaux. Ils n’oseraient jamais sous-entendre que ces opprimés-là sont « à la fois juge et partie », tandis que les oppresseurs ne seraient « que juges » (!), comme ils le sous-entendent constamment à propos des femmes. L’« amitié » de nos amis est du paternalisme  : une bienveillance qui comporte nécessairement une bonne dose de mépris, mieux, une bienveillance qui ne s’explique que par le mépris. Ils se mêlent de nos affaires parce qu’ils nous estiment incapables de nous en occuper.

Mais « ce n’est pas tout » : la vérité - une autre vérité - c’est qu’ils ne peuvent se résigner, eux qui sont les premiers partout, à ne plus l’être aussi là : or, là, ils ne peuvent manifestement pas l’être. Leur bienveillance n’est qu’une tentative de garder une place, de n’être pas exclus. Il existe une raison objective et majeure à leur tentative de contrôler la direction des mouvements : la peur qu’ils ne se dirigent contre eux : mais de surcroît une tendance imprimée en eux dès leur naissance, et devenue une seconde nature, est plus forte qu’eux : il faut que cette place soit leur place, et leur place, c’est devant.

On l’a vu d’une façon spatiale à la première grande manifestation de femmes en novembre 1971 pour la liberté de l’avortement. Si un tiers des hommes était derrière, comme convenu, les deux autres tiers étaient devant, cachant les femmes, laissant croire qu’il s’agissait d’une manifestation usuelle, c’est-à-dire d’hommes. Aucune exhortation ne pouvait les convaincre de se remettre, sinon derrière, au moins dans les rangs. Et pourtant ils étaient conscients qu’il s’agissait d’une manifestation de femmes. Mais leur conditionnement allait contre les conséquences pratiques de ce fait. Il fallait que là encore ils soient, comme d’habitude, au premier rang de ce qui se passait, quitte à mettre en échec l’objectif politique qu’ils approuvaient.

Où est alors la différence entre ces « amis » et nos ennemis déclarés, ceux qui nous traînent dans la boue et nous couvrent de ridicule ? C’est une différence de moyens et pas de fin, ou comme dirait Alzon, une « affaire de tactique », et non de stratégie. Les premiers nous attaquent de front et avouent franchement (« loyalement » ?) leur objectif : rester à leur place (et donc nous maintenir à la nôtre). Nos amis, eux, ont choisi d’essayer de garder leur place d’une façon plus subtile, mais aussi plus complète. Car les premiers sont exclus, de peu puisqu’il leur reste la société entière, mais au moins des rangs féministes, tandis que les seconds ne visent à rien moins qu’à maintenir leur pouvoir jusqu’à l’intérieur du petit bastion de résistance à ce pouvoir.

Au printemps 1971, nous avons essayé à plusieurs reprises de passer un papier dans Le Monde, avant et après le manifeste « des 343 » pour expliquer notre position. Le Monde nous l’a toujours refusé, sous le prétexte que cette position était déjà exposée. C’était faux : de 1970 à 1971 il était paru une soixantaine d’articles sur l’avortement dans ce journal. La moitié provenait des réactionnaires, l’autre moitié des réformistes, la moitié était contre tout avortement, l’autre moitié contre l’avortement libre. Aucun ne défendait la liberté de l’avortement. Le Monde avait donc donné la parole en un an au moins trente fois à Laissez-les vivre et trente fois à l’ANEA (Association nationale pour l’étude de l’avortement) - organisation antidémocratique, élitiste, et anti-femmes, soutenant l’avortement thérapeutique, c’est-à-dire la mise en tutelle des femmes. Jamais Le Monde n’a accordé la parole aux femmes qui luttaient pour elles-mêmes, ni en tant que parties prenantes d’un mouvement historique et international, ni en tant que signataires d’un manifeste qu’il s’est cependant dépêché de publier en première page. Jamais il n’a accepté de présenter une seule fois la position qui était à l’origine du manifeste et qui devait rester le moteur de toute la campagne subséquente, celle pour la liberté totale de l’avortement. à titre de comparaison, notons que M. Badiou, leader d’un groupuscule maoïste qui totalise vingt-cinq militants répartis dans l’université de Vincennes tout entière, eut droit en cette qualité à exposer ses conceptions politiques dans une tribune du Monde.

Juste après le manifeste « des 343 », qui a été invité à parler au colloque organisé par Le Nouvel Observateur, à propos de ce manifeste, le 26 avril 1973 ? L’ANEA, le Dr Milliez, E. Sullerot, etc. mais pas les signataires. Qui, à cause de ce même manifeste, a pu s’exprimer largement dans les journaux ? Les partisans de l’avortement thérapeutique - ceux que le manifeste, de surcroît, combattait et dont le mouvement était en train de dépérir et aurait périclité sans la « bombe » journalistique du manifeste. Ainsi, celui-ci a fait la fortune de ses adversaires : des adversaires de la liberté. C’est par un pur hasard que la position des signataires du manifeste a été publiée dans le livre blanc que Le Nouvel Observateur a fait après le colloque. Il n’était pas prévu par ce journal qu’elle le fût. En revanche les opinions de Milliez, Sullerot, Dourlen-Raulier, etc. avaient été religieusement recueillies et s’y étalaient.

Le Monde, Le Nouvel Observateur, bien, dira-t-on. A quoi d’autre s’attendre de la part de l’establishment ? Parlons alors des « révolutionnaires » : parlons de Maspéro par exemple. Le numéro spécial de Partisans : « Libération des Femmes, année zéro » (n° 54-55, Juillet-Octobre 1970), a été arraché de haute lutte au rédacteur en chef de cette revue, Emile Copferman. Quelques femmes d’un groupe féministe ayant en 1970 proposé un manuscrit à Maspéro, celui-ci refusa de l’éditer et proposa à la place d’en publier des extraits sous forme d’articles dans un numéro de Partisans qui serait entièrement consacré aux femmes. Et de chercher des auteurs pour ce numéro. Et de les trouver. Qui donc, en dehors de nos camarades, devait écrire - qui devait remplir les deux tiers de la revue ? Des spécialistes. Des spécialistes de quoi ? Mais du marxisme, voyons ! Ainsi Emmanuel Terray était-il pressenti pour une article sur... Engels, et le reste à l’envie. Voilà ce qu’on appelait et continue d’appeler un « numéro consacré aux femmes » : des commentaires d’hommes sur des livres d’autres hommes.

Nous sommes allées voir Copferman à trois. Quand nous lui avons dit que nous étions du mouvement de libération des femmes, il nous a toisées :

« Quel mouvement ? »

Ceci pouvait à la rigueur se comprendre : nul ne connaissait notre existence. Mais justement nous étions là pour l’informer. D’être informé - et parmi les premiers - non seulement ne nous a valu aucune gratitude, mais ne lui a pas suffi. Apparemment, qu’un groupe d’opprimés se constitue en groupe de lutte est un acte politique en soi dans tous les cas, sauf dans le cas des femmes :

« Comment puis-je savoir qu’il ne s’agit pas d’un mouvement petit-bourgeois ? »

Hélas, nous n’avions pas de certificat signé d’un révolutionnaire patenté (lui-même par qui d’ailleurs ?). Ne sachant rien, comme on l’a vu, de la libération des femmes, ignorant tout de sa problématique, Copferman ne doutait cependant pas un instant de savoir quelles étaient les bonnes questions à poser.

Il ne doutait pas de détenir - par quelle légitimité ? - la « Révolution » tandis que nous étions en situation de lui demander un satisfecit. Et il envisageait encore moins que nous aurions pu lui retourner la question : lui demander ses titres de propriété de la Révolution : nous en considérer comme les légitimes héritières, et ne voir en lui qu’un bâtard sans droits. A propos de sa question sur « petit-bourgeois » : qu’elle fût pour nous complètement à côté de la plaque ne lui faisait ni chaud ni froid. Dans les premières réunions du groupe de Paris, alors unique en 1970, nous avons dû vider physiquement des hommes, venus seuls, et persuadés que ces réunions devaient être mixtes. Que les premières concernées fussent d’un avis contraire à celui de l’intrus ne jetait pas de doute dans son esprit quant à la validité de sa propre opinion, pas plus que le fait qu’elles étaient deux cents et lui seul.

Pour ces hommes, je crois que deux cents femmes n’étaient pas une majorité : c’était plutôt comme un seul autre individu, puisque c’étaient toutes des femmes. Et à cet autre et unique individu, l’homme en question se sentait de plus le droit d’imposer son opinion et sa présence.

Pour en revenir à Copferman, son arrogance ne nous a pas intimidées comme il l’espérait, mais indignées : nous lui avons dit qu’un mouvement social n’avait pas à se justifier devant un individu, fût-il rédacteur en chef d’une revue « révolutionnaire », et nous avons pris la direction politique de ce numéro, comme il était normal. Nous avons donc fait seules - ou presque, un certain Godmichau s’étant accroché - ce numéro. Mais Copferman ne se l’est - et ne nous l’a - jamais pardonné. Un numéro suivant de Partisans (n° 57) contenait deux articles vindicatifs vis-à-vis du mouvement des femmes et serviles vis-à-vis de la gauche masculine, que, pour comble d’indignité, Copferman - ou Maspéro, mais qu’importe les individus - avait commandés à des femmes de leur organisation (trotskyste). Et environ un an et demi après, Partisans publiait un article de C. Alzon, que beaucoup ont pris à l’époque pour une femme (ce qu’on devait espérer chez Maspéro puisque l’équivoque - très utile - n’a pas été levée), « La femme potiche et la femme bonniche ».

Cet article acceptait assez du féminisme pour n’être pas récusé d’emblée (et d’autant moins qu’il semblait que l’auteur fût une femme), puis l’utilisait contre lui même : ce qui est la définition de la récupération. Un an plus tard, Maspéro sortait en livre ce texte, à peine augmenté. Inutile de dire que Maspéro avait toujours refusé les quelques manuscrits féministes qui lui avaient été proposés. C’est donc bien notre parole que C. Alzon a prise, et avec l’aide - avec l’empressement complice - de « l’éditeur révolutionnaire de France ». Le contenu du livre est révélateur en soi : mais qu’il soit publié chez Maspéro, quand on sait l’animosité que Maspéro et Copferman (ce dernier a été jusqu’à adresser une lettre d’injures ordurières, par l’intermédiaire d’Actuel, à E. Durand, auteure dans Partisans de l’article « Le viol ») n’ont cessé de manifester au mouvement, était déjà une indication d’antiféminisme.

Quant au numéro de La Quinzaine Littéraire, inutile de dire que s’il a été fait sur les femmes, c’est dans le sens qu’il a été fait sur leur dos : car les mouvements de libération qui en étaient le sujet n’ont été ni contactés ni même prévenus. Un numéro entier sur les mouvements de femmes, qui s’y prétend de plus sympathique, et où la parole n’est pas donnée une seule fois à une quelconque des femmes de ces mouvements ! Voilà une belle performance, qu’on voudrait voir réitérée - pour le sport - au sujet des Palestiniens, des Bretons ou des Jeunes. Mais nul doute que l’on ne le verra pas : l’impudence a ses limites, qu’on ne peut franchir qu’avec les femmes. Mais avec elles, pourquoi se gêner ? C. Alzon, dont on sait maintenant qu’il est un homme et ne fait donc partie, à son grand dam, d’aucun groupe féministe, a écrit ce jour deux tribunes libres du Monde sur... la libération des femmes. On sait avec quel succès nous avons demandé ces tribunes. Et C. Alzon n’aurait jamais bénéficié même d’une tribune sur un autre sujet : c’est parce qu’il parle sur les femmes qu’il a obtenu ces tribunes. Et il ne les aurait jamais obtenues, sur ce sujet non plus, il y a cinq ans : c’est le surgissement des mouvements de libération et la demande de parole des femmes qui a créé une demande de parole sur les femmes.

Le pouvoir mâle non seulement dissocie ces deux exigences, mais utilise l’une contre l’autre : il ne suffisait pas de refuser la parole aux femmes : il fallait, pour mieux rétablir l’ordre, faire parler des hommes sur les femmes. Ces hommes parlent donc doublement à notre place : ils parlent de nous, mieux, de notre libération, et ils en parlent des lieux d’où nous sommes proscrites. Ils ont la parole grâce à nous, mais de plus, en nous la retirant. Plus exactement, c’est pour nous la retirer qu’on la leur donne. Tandis qu’auteurs et réalisateurs anxieux de se faire un nom et une carrière sautent à pieds joints et bras raccourcis sur ce nouveau domaine : la libération des femmes, éditeurs et rédacteurs de livres et de journaux, producteurs de films ou de télévision attendent anxieusement ce qui sera plus encore qu’un silence de femme : une parole d’homme.

Où l’on voit Merlin l’Enchanteur transformer les bonnes intentions en appartenance de classe

Les amis mâles de la libération des femmes - que d’aucunes appellent avec l’impertinence, pire, l’ingratitude, qui caractérisent les enfants gâtées, nos « souteneurs » - ont révélé à maintes reprises que leur compréhension s’arrêtait là où la véritable libération commence. Comment, dans les conditions décrites plus haut, peuvent-ils, sans forfaiture, se déclarer nos « alliés » ?
Ils ne le déclarent pas longtemps d’ailleurs. Il n’en faut pas beaucoup pour qu’on s’aperçoive que la bienveillance affichée par laquelle ils prétendent se distinguer des autres hommes recouvre le même mépris que l’hostilité déclarée du grand nombre. Pris la main dans le sac, en flagrant délit de « rectifier nos erreurs », Y. Florenne abandonne vite la carotte pour le bâton :

« Prenez garde, dit-il, de vous aliéner les quelques hommes qui sont bien disposés envers vous. »

Mais pourquoi devrions-nous prendre garde à cela ? N’est-ce pas de nous que dépend principalement notre libération ? Cette mise en garde révèle que nos « amis », qui prétendent le penser, le disent en fait du bout des lèvres, par tactique, mais n’en croient pas un mot : qu’ils estiment « l’alliance » (on verra laquelle) d’une minorité d’hommes plus importante pour la libération des femmes que la prise de conscience de la majorité des femmes.

C. Alzon, lui, le dit carrément : ce n’est pas des femmes, comme on le croirait naïvement, que dépend ultimement l’issue du combat féministe, mais de nos « amis » mâles. Son souci d’appuyer ce qu’il voudrait être vrai des femmes sur une prétendue « loi », le conduit à généraliser, et cette généralisation rend encore plus patente l’absurdité de sa proposition :

« Aucune révolution sociale n’a pu se faire sans l’appui d’éléments issus des castes dominantes. »

On peut soutenir que l’appui de quelques ennemis de classes, ou plutôt d’individus ayant abandonné leur position de classe, car s’ils la gardent, ils restent des ennemis, est utile à certains moments. Dire qu’il est important à tous moments est aller un peu loin. Mais dire qu’il est déterminant, qu’il est une condition indispensable, que sans lui « la révolution ne peut se faire », est à la fois une contre-vérité historique et une ineptie politique, car c’est confondre conviction intellectuelle et position réelle de classe.

« Parole d ’homme » ou l’idéalisme à l’œuvre

La pensée qui peut produire une telle confusion est marquée au coin de l’idéalisme et de la réaction. Y. Florenne va encore plus loin, si l’on peut dire, dans cette pensée. Il affirme - naïvement ? - que le rapport individuel entre un homme et une femme est, de tous les rapports, celui qui est le plus susceptible d’échapper à la société ! On en reste baba.

Quant à Alzon, poursuivant sa confusion jusqu’à son terme logique, il soutient que

« l’opposition n’est pas entre hommes et femmes mais entre le féminisme et l’antiféminisme ».

La position de classe et la façon de la penser, le matérialisme dont il se réclame, sont là complètement évacués : il suffit d’un peu de bonne volonté, et hop ! On peut faire fi de la structure sociale (tout en « luttant quand même contre cette structure », on se demande pourquoi). Et notre grand spécialiste de se précipiter dans une ineptie de plus - on ne pourra au moins pas lui reprocher d’être incohérent :

« l’opposition n’est pas entre Blancs et Noirs mais entre ceux qui acceptent et ceux qui refusent un certain type d’oppression ».

J’aime le « certain type » pour sa pudeur vieille France, pour son flou tout à fait « rétro » ». Mais surtout, que j’aime à entendre des « marxistes » affirmer que tout se passe au niveau des valeurs, mieux, des déclarations d’intentions (pures, bien sûr) : que les luttes révolutionnaires ne sont pas des conflits entre des groupes concrets opposés par des intérêts concrets mais, comme la philosophie idéaliste, tant savante que vulgaire, nous le serine depuis deux mille ans, des conflits d’idées : que le fait de bénéficier de ou de subir l’oppression ne fait aucune différence ! Dire que cela fait une différence, c’est pour Alzon, non pas se référer à la réalité de l’oppression, qui est après tout la raison d’être de la révolution, mais « faire preuve de racisme ou de sexisme » !

Le retournement de l’accusation de racisme est une réaction classiquement défensive et une défense classiquement réactionnaire. Et cela fait quelque temps déjà que l’on voit les femmes accusées de sexisme par des gens qui souvent n’en connaissent même pas le sens originel, mais qui ont l’excuse de ne pas poser aux « révolutionnaires », encore moins aux « féministes ». L’accusation de « contre-racisme » ou de « sexisme à l’envers » est typiquement réactionnaire : elle l’est déjà a priori, avant tout examen, en cela seul qu’elle pose implicitement une symétrie entre oppresseurs et opprimés. Il est incroyable qu’on ose proférer de telles choses à propos des Noirs, dont le mouvement (aux Etats-Unis) est plus ancien, plus connu et plus reconnu, que celui des femmes. Il est incroyable que quiconque se prétendant non seulement au courant des luttes, mais de surcroît « spécialiste », fasse preuve d’une telle ignorance, au sens premier d’absence d’information : et que quelqu’un qui ignore des faits élémentaires de l’histoire contemporaine ose aborder le sujet. En effet, le « concept » de « contre-racisme » a été démystifié depuis longtemps pour ce qu’il est : une tentative d’intimidation. Et ceci n’est pas un développement idéologique récent et mal connu : toute l’Amérique le sait. Aucun Blanc, encore moins un Blanc « libéral », encore moins un « révolutionnaire », n’oserait l’employer aujourd’hui aux États-Unis.

Cette démystification a été l’œuvre de la « nouvelle révolution noire » aux États-Unis, qui a commencé en 1965 par l’exclusion des Blancs des organisations de « droits civiques ». Cette révolution a mis un terme à cinquante ans de réformisme sur le problème racial, cinquante ans de paternalisme blanc. En effet le fonctionnement de ces groupes était fondé sur un déni de réalité, un faire-semblant constant. On faisait semblant, comme le propose Alzon, que la situation où les Blancs étaient oppresseurs et les Noirs opprimés était sans influence sur le fonctionnement des groupes de droits civiques :

 sur leur politique

 sur la structure de pouvoir de ces groupes.

On faisait comme si l’inégalité intrinsèque caractérisant les rapports entre Noirs et Blancs était annulée dès qu’on entrait dans le local de l’organisation. On niait que les Blancs apportaient des ressources politiques supérieures - leurs meilleures connaissances de l’accès à la structure du pouvoir - et des ressources, qu’on doit pour l’instant, faute d’un autre mot, appeler « psychologiques », supérieures. Comme on ne peut lutter contre ce que l’on ignore, ce que l’on nie, ces facteurs jouaient donc pleinement et sans frein, avec le résultat inévitable que les Blancs occupaient une position privilégiée jusque dans les organisations consacrées à « l’amélioration du sort des Noirs ».

Mais leur présence, en dehors même de toute position dominante dans la hiérarchie du groupe lui-même, avait des conséquences encore plus fondamentales, c’est-à-dire dans des domaines encore plus importants :

 dans la définition des objectifs, qui elle-même est liée à la définition du combat, c’est-à-dire de l’oppression contre laquelle on est censé lutté : les Noirs ne pouvaient en présence des Blancs reconnaître leur propre oppression : d’abord ils ne pouvaient, même s’ils la voyaient, dénoncer la position dominante des Blancs dans le groupe lui-même, puisque le dogme, la représentation officielle du fonctionnement du groupe, dont dépendait l’existence du groupe en tant que tel, c’est-à-dire en tant que groupe mixte, déniait a priori la possibilité d’une telle chose :

  surtout, que les Blancs du groupe aient ou non des positions individuellement dominantes, leur présence renforçait la tendance à adopter la définition dominante, c’est-à-dire la définition blanche de ce dont les Noirs « souffraient ».

Cette idéologie, cette définition par l’oppresseur de ce qu’est l’oppression, diffuse au dehors, intériorisée par les Noirs, était incarnée par les membres blancs du groupe. N’étant pas noirs, ils l’exprimaient « sincèrement », et il était d’autant plus difficile pour les Noirs d’y opposer leur définition que celle-ci n’existait pas vraiment, tandis que la définition des Blancs était la définition officielle. L’opinion des Blancs était donc soutenue à la fois par l’ensemble de la culture - dont les Noirs participent - et par leur prestige d’oppresseurs.

Là résidait un des points cruciaux. Car non seulement ce prestige empêchait les Noirs de trouver leur définition de leur oppression, mais en retour la présence des Blancs les empêchait de lutter contre le prestige que ceux-ci avaient à leurs yeux. En effet, les Noirs ne pouvaient à la fois voir des Blancs et ne pas les voir d’une façon positive : ne pas les admirer, ne pas désirer être eux, puisque ceci est à la fois un des résultats, une des manifestations et un des moyens de l’oppression. Être en présence de Blancs, les voir, c’était dans le même temps et avoir une image positive de la blancheur et en prendre conscience. En prendre conscience, c’était prendre conscience dans le même temps de la base, de la condition nécessaire de cette image positive : l’image négative de la noirceur, et prendre conscience que cette image non seulement existait, mais subsistait et jouait à l’intérieur d’un combat de « libération ».

Ce n’est pas un hasard si l’exclusion des Blancs a coïncidé et avec la mode « afro », qui est bien plus qu’une mode ou même qu’une thérapie, et avec l’apparition du slogan « Black is beautiful ». La non-mixité était la condition logique et historique de la lutte contre la haine de soi. Les faits concrets, l’histoire concrète de la lutte, et des Noirs et des femmes, comme les implications logiques de la proposition que la libération des opprimés est d’abord, sinon seulement, l’œuvre des opprimés, amènent à la même conclusion : les oppresseurs ne sauraient jouer le même rôle dans les luttes de libération que les opprimés.

En attribuant la non-mixité des groupes de femmes à un « reliquat » du « traumatisme » » que « l’autoritarisme mâle » aurait causé aux femmes et en le traitant comme un phénomène passager, et, si non passager, condamnable, C. Alzon est à côté de la plaque autant qu’on peut l’être, et de surcroît il nie tout simplement et l’histoire concrète et les prémisses politiques des mouvements de libération. Sans parler de la condescendance et de l’autoritarisme manifestes dans sa phrase et qui, seuls, suffiraient à la discréditer, Alzon démontre son incompréhension totale et générale, non limitée aux femmes, des processus de libération.

Sa phrase révèle en effet une vision à la fois statique et idéaliste de ces processus. Pour lui il est clair qu’il s’agit seulement, et seulement pour un temps, de contourner un obstacle purement « psychologique », et il est clair aussi que pour lui « psychologique » » s’oppose comme « subjectif » (à la limite « imaginaire », « fantasmatique ») à « objectif » (ce qui est bien la conception vulgaire, c’est-à-dire idéologique), et donc comme « épiphénoménal » à « structurel ». En conséquence, ce traumatisme étant d’après lui un phénomène subjectif est aussi facilement guérissable que toute impression subjective est modifiable. D’autre part, une fois cet obstacle levé, cette maladie guérie par une période de repos (c’est ainsi qu’il voit la non mixité, c’est ainsi seulement qu’elle est justifiée pour lui : la mi-temps pendant laquelle les joueurs pansent leurs blessures), on reprend la partie. La partie, pour lui, c’est une lutte qui n’a plus qu’à procéder : contre une oppression connue.

Deuxième partie

P.-S.

Cet article a été écrit entre 1974 et 1975 et publié dans le premier n° de la revue Questions féministes. Il a été republié en 1998 dans le livre L’ennemi principal, Economie politique du patriarcat, Paris : Syllepse.