Accueil > Des livres importants > Se désintoxiquer

Se désintoxiquer

Réflexions enthousiastes sur deux livres féministes : La chair est triste hélas, de Ovidie et Pauvre folle, de Chloé Delaume

par Sylvie Tissot
25 février 2024

L’une annonce en grande fanfare sa résolution ; l’autre passe le livre à chercher le courage de renoncer. La première prévient qu’elle va procéder par uppercuts – et tient, sans faiblir, toute la longueur. La seconde prend l’occasion d’un voyage en train pour revenir sur un autre voyage, long, sinueux, douloureux.

Dans La chair est triste hélas, la réalisatrice et essayiste Ovidie annonce qu’elle arrête le sexe avec les hommes. Pauvre Folle, qui poursuit le travail d’auto-fiction de l’écrivaine Chloé Delaume, raconte l’histoire d’amour dans laquelle le personnage du livre Clotilde s’est lancé, à corps perdu, avec un homme.

A leur manière toutefois, que ce soit avec colère et force détails cliniques, ou bien en retravaillant le thème de la passion dévorante, les deux racontent des expériences singulières d’hétérosexuelles (ou à peu près) féministes. Aucune ne propose de leçon, encore moins de recettes pour gérer les dissonances cognitives que produit cet étrange statut : faut-il faire sans les hommes quand on les tient – collectivement – en si piètre estime, ou alors faire avec, ou avec certains, pour ne pas renoncer à l’amour ? De l’amour justement, faut-il en faire le deuil ou le réinventer ?

Elles racontent. La première a décidé de se retirer du marché de la sexualité. Finis les viols, les humiliations, toutes les violences et la charge mentale qu’exige le fait de participer à ce jeu au final si peu joyeux, et éreintant quand on veut s’y maintenir après quarante ans. Clotilde pense avoir trouvé l’âme sœur en la personne d’un homme gay et vit tout ce qui fait l’amour romantique : le coup de foudre, les tourments de l’attente, les délices des retrouvailles, l’intensité des échanges épistolaires, et l’inévitable dépendance. Il s’avèrera que, malgré une résolution proche de celle d’Ovidie, elle repartira pour un tour avec cet homme, dont son meilleur ami avait pourtant pressenti qu’il faisait partie du club des gros connards.

Les récits n’ont peut-être rien à voir, mais on ne peut s’empêcher de rapprocher les points de vue à partir desquels il se déploient. Ovidie et Chloé Delaume, ce sont deux féministes de l’après quarantaine. Elles sont passées par le féminisme dit pro-sexe des années 1990, ici réaffirmé à travers le récit assumé de la pornographie ou de la prostitution. Le contrepoint est intéressant : de fait, leurs expériences ultérieures ne leur ont apporté ni la plénitude sexuelle ni l’amour égalitaire pourtant promis aux hétérosexuelles en couple. Résultat : un féminisme qui ne mâche pas ses mots en nommant et en désignant le problème, les hommes, y compris le mâle hétérosexuel post #MeToo décliné, par Chloé Delaume, en dix-sept vignettes hilarantes.

On est saisie par le mélange de radicalité assumée et d’aliénation racontée très simplement. La lucidité, qui n’empêche pas les concessions, petites ou grandes, apparaît à la fois comme une bouée et comme un leurre. Et au milieu de ce constat, l’attachement à décrire l’éventail des possibles que se fabriquent les hétérosexuelles féministes est tout simplement merveilleux.

La mallette à outils (outils que recommande Chloé Delaume plutôt que les armes, pour mener la révolution féministe) est volumineuse et par ailleurs, la vie ne cesse de nous embarquer, qu’on ait tort ou raison de le faire, dans de nouvelles aventures. Être une femme libérée, ce n’est pas si facile, ça rime avec « fragile » comme disait l’autre à qui l’on n’avait rien demandé, mais on se débrouille.