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Un « féminisme » anti-immigrés

Retour sur « La cité du mâle »

par Mona Chollet
24 novembre 2010

Un documentaire tourné à Vitry-sur-Seine, où en 2002 Sohane Benziane, 17 ans, fut brûlée vive par son ancien petit ami ; un autre consacré à la misogynie dans le rap américain ; puis un débat avec une Française d’origine algérienne et une Allemande d’origine turque : le contenu de la soirée Théma « Femmes : pourquoi tant de haine ? », diffusée mercredi 29 septembre sur Arte, donnait le curieux sentiment que la violence et les préjugés envers les femmes étaient le strict apanage des immigrés et de leurs descendants...

La soirée avait initialement été programmée le 31 août, mais était passée dans une version tronquée : quarante-cinq minutes avant l’heure prévue pour sa diffusion, le documentaire sur Vitry fut annulé. Daniel Leconte, producteur et présentateur de la soirée, expliquait cette décision par le fait que le « fixeur »  [1], qui s’avéra plus tard être une journaliste, avait reçu des « menaces ». Rue89, qui rapportait ses propos, ajoutait :

« Il affirme que c’est la première fois depuis 1982 qu’un de ses films est déprogrammé. Il s’agissait alors d’un documentaire tourné clandestinement en Union soviétique. » [2]

Sur Europe 1, Leconte racontait avoir tenté de raisonner la jeune femme en lui rappelant qu’elle vivait « dans un Etat de droit, pas dans une république bananière ». Et il concluait :

« Il y avait des zones de non-droit où la police ne pénétrait pas, il y a maintenant des zones de non-droit où l’information ne pénètre pas. » [3]

Le réalisateur de C’est dur d’être aimé par des cons, un documentaire sur Charlie Hebdo et les caricatures danoises de Mahomet (2008), retrouvait là l’un de ses thèmes de prédilection, celui des démocraties occidentales muselées par des immigrés fanatiques qui leur imposeraient leur loi.

Cette déprogrammation a suscité dans les médias de nombreux commentaires, et amplifié considérablement l’écho de l’émission. Le Monde, dans son édition du 5 septembre, consacrait une pleine page à la « barbarie machiste au quotidien », tandis que, sur les forums, certains internautes se déchaînaient, déplorant qu’Arte ait « cédé aux pressions des caïds de banlieue » et voyant dans cette affaire une illustration du choc des civilisations, ou la preuve de l’échec de l’intégration. Les extraits-choc de « La Cité du mâle » distillés sur Internet, montrant de jeunes hommes tenant des propos insultants sur les femmes, apportaient de l’eau au moulin des habituels contempteurs de l’immigration musulmane ou supposée telle, comme Elisabeth Lévy. Manifestant un art de l’amalgame décomplexé à son sommet, Christine Clerc s’écriait, dans sa chronique de l’hebdomadaire Valeurs actuelles :

« Carla ! BHL ! Au secours ! Sakineh, la belle Iranienne menacée de lapidation pour laquelle vous avez signé des pétitions, a des milliers de sœurs en France. Il faut les sauver. »   [4]

Le documentaire d’Arte, affirmait-elle, confirme les thèses culturalistes du livre du sociologue Hugues Lagrange  [5]. Constatant que « la majorité des cancres et des voyous » étaient « d’origine maghrébine ou africaine », elle concluait, avec un enthousiasme sans frein :

« Ce chercheur au CNRS cite a contrario l’exemple de familles asiatiques : elles n’ont que deux enfants et se préoccupent avant tout de leur bonne éducation et de leurs résultats scolaires. (…) Faudrait-il confier l’éducation des “beurs” et “Blacks” de Vitry à des parents vietnamiens ? ou créer partout des “écoles des parents” ? »

Dès le 6 septembre, cependant, c’est un tout autre son de cloche que l’on a entendu au sujet de cette déprogrammation. Ce jour-là, le site du Figaro donnait la parole à la « fixeuse », qui démentait les « menaces ». Nabila Laïb affirmait avoir appelé la chaîne franco-allemande parce qu’elle avait été révoltée par son visionnage tardif du documentaire, qu’elle qualifiait d’« instrumentalisé et bidonné ». Elle accusait la réalisatrice, Cathy Sanchez, d’avoir « choisi parmi les témoins ceux qui collaient à l’histoire qu’elle avait écrite au préalable ». Ce que tendraient d’ailleurs à corroborer les propos tenus à 20 minutes par Daniel Leconte à la veille de l’émission :

« J’ai initié ce projet car je m’attendais à peu près à ce résultat-là. »  [6]

Sur Bakchich.info, Nabila Laïb le soupçonnait d’avoir voulu « faire un gros coup »  [7].

En termes d’audience, le « gros coup », si « gros coup » il y avait, a réussi : mercredi soir, après des semaines de polémiques, « La Cité du mâle » a attiré quelque 350 000 téléspectateurs. En termes d’estime, en revanche, c’est un flop :

 sur France Info, Danièle Ohayon juge le documentaire « mal fait », suscitant la colère de Daniel Leconte ;

 Marianne2.fr se montre également très critique (« Difficile de dénoncer le machisme ordinaire des cités en prenant ancrage dans un quartier qui a vécu un événement extraordinaire – car même si, comme le souligne justement le film, il y a d’autres Sohane, cela reste exceptionnel. Quant au commentaire, qui se veut dramatisant, il est surtout en décalage total avec les images. Parler de “milice de quartier” ou de “fascisme ordinaire” quand on montre simplement des petits jeunes qui jugent qu’une fille de 14 ans n’a pas à sortir dans la rue en mini-short moulant, c’est ridicule. »  [8]) ;

 Libération relève plusieurs erreurs factuelles grossières, qui témoignent d’une désinvolture et d’un mépris problématiques  [9] ;

 le magazine Elle déplore également le manque de sérieux et de mise en perspective du travail de Cathy Sanchez, s’inquiétant des dégâts qu’il risque de causer tant pour les protagonistes du film que pour les relations entre médias et habitants des cités.

« La Cité du mâle », en effet, consterne par son caractère à la fois grossièrement bâclé, caricatural et malveillant. Les jeunes sont filmés avec un voyeurisme malsain, à grands renforts de plans rapprochés scrutateurs. Le but du jeu semble être de faire dire aux garçons le plus d’horreurs possible sur les femmes, en les désignant à la vindicte générale, voire à la haine, sans proposer d’autre issue que leur diabolisation – comme en témoigne le double sens pour le moins explicite de l’intitulé « La Cité du mâle ».

Si des problèmes inhérents à la banlieue apparaissent bien (la sociabilité séparée des garçons et des filles, l’obsession de la réputation, de l’honneur, de la virginité, le repli sur une religion vécue sous sa forme la plus archaïque), on a du mal à voir en quoi d’autres (l’homophobie, les propos misogynes, le recours à la prostitution, le mépris des femmes à la sexualité trop libre, la difficulté pour les hommes à se montrer sentimentaux) lui seraient spécifiques. Faut-il rappeler que, avant d’être un film de Jean-Paul Lilienfeld dénonçant la violence et le sexisme en banlieue, la « Journée de la jupe » a été une manifestation instaurée en 2006 par des enseignants d’un… lycée agricole breton  [10], qui s’étaient rendu compte que les filles ne pouvaient pas y venir en jupe sans se faire insulter ?

Tout en revendiquant une démarche « rien d’autre que journalistique »  [11], Daniel Leconte multiplie depuis des années, avec sa maison de production Doc en stock, les émissions lourdement idéologiques, dont la malhonnêteté a plusieurs fois été pointée  [12]. C’est d’ailleurs peu dire qu’il a des opinions politiques affirmées :

 partisan convaincu de la thèse du « choc des civilisations », il fut un collaborateur de feu Le Meilleur des mondes, la revue des néoconservateurs français ;

 il fait partie, comme le rappelait opportunément Rue89, de ceux qui ont accusé Charles Enderlin, le correspondant de France 2 en Israël, d’avoir « bidonné » les images de la mort du petit Mohammed Al-Dura, au début de la seconde Intifada, en septembre 2000 ;

 dans son introduction, lors de la première diffusion de cette soirée « Théma », le 31 août dernier, il brandissait la fameuse couverture de Time montrant une Afghane au nez et aux oreilles coupés – censément par les talibans  [13].

Malika Sorel, invitée du débat qui concluait la soirée, regrette d’ailleurs sur son blog que tout ce qui, dans ses interventions, concernait l’oppression des femmes dans des cultures autres que musulmanes ait été coupé au montage… Il est difficile de ne pas voir dans la démarche de Leconte une tentative de plaquer sur la société française le schéma qui prévaut dans les guerres du Proche-Orient – quitte à jeter de l’huile sur le feu. Appliqué à Nabila Laïb, le terme de « fixeur », que le grand public connaît grâce à Hussein Hanoun, le guide de Florence Aubenas pris en otage avec elle en Irak en 2005, est loin d’être innocent : il ne s’employait jusqu’ici que dans les situations de guerre.

Autant dire qu’il y a de quoi douter sérieusement de la sincérité « féministe » à l’œuvre derrière une telle opération. Après visionnage de la première version de cette « Théma », le blog « Les Entrailles de mademoiselle » s’insurgeait (1er septembre) :

« L’émission est assez terrible à regarder, en ce qu’elle pue littéralement la fausse découverte, le faux courage de dire la vérité, suivant la rhétorique sarkozyste du “n’ayons pas peur des mots”, qui ne recouvre qu’une volonté de tordre la pensée, d’utiliser les souffrances, de manipuler. Ces femmes sont littéralement prises pour des objets servant une politique raciste. (…) Que des mecs qui ont passé des décennies à traiter les féministes d’hystériques mal baisées se pointent, la gueule enfarinée, fiers comme des papes, pour se réclamer d’un féminisme dont ils ne connaissent absolument rien, et en tirer toute la gloire d’être, eux, des hommes bien, c’est tout simplement à vomir. »

Que le sexisme ne soit pas l’apanage d’une « culture », Daniel Leconte lui-même en fournit une assez bonne illustration. Il semble confondre le féminisme avec une posture de protecteur viril et légèrement condescendant. Pire : on se souvient en effet d’une émission qu’il avait produite en 2003, intitulée « Où sont passées les féministes ? », qui avait suscité un tollé par son accumulation de clichés imbéciles et désobligeants :

« Rarement l’incompétence, la sottise, la flagornerie journalistique et la méchanceté ont été poussés aussi loin », s’indignait alors l’historienne Eliane Viennot dans une lettre ouverte aux responsables d’Arte – elle ne reçut jamais de réponse – publiée sur le site de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT).

Sur le même site, on trouve également l’écho d’une émission du même Daniel Leconte, présentée à certaines intervenantes, au moment du tournage, comme consacrée au harcèlement sexuel, et qui fut finalement diffusée comme un sujet sur « la drague »…

P.-S.

Ce texte est paru initialement sur le site du Monde diplomatique. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de son auteure.

À lire aussi : l’interview, sur le site de Telerama, de Ladji Reali, auteur d’une contre-enquête à Vitry.

Notes

[1Personne de terrain qui prépare les contacts pour les journalistes.

[2« Pourquoi Arte a déprogrammé le docu “La Cité du mâle” », Rue89.com, 1er septembre 2010.

[3« “Des zones de non-droit pour l’information” », Europe1.fr, 1er septembre 2010.

[4Valeurs actuelles, 23 septembre 2010 

[5Hugues Lagrange, Le Déni des cultures, Seuil, Paris, 2010.

[6(31 août 2010)

[7« “La Cité du mâle” en pis », Bakchich.info, 7 septembre 2010.

[8« “La Cité du mâle”, le docu qui fait mal aux journalistes », 29 septembre 2010

[9« La cité des lieux communs », Libération, 29 septembre 2010

[10Cf. « Garçons-filles, mode d’emploi », Télérama.fr, 5 avril 2009. La sociologue Marie Duru-Bellat y constate un « essor du sexisme », observable également chez les adolescents des classes favorisées, et qu’elle attribue à « la généralisation de la culture porno ».

[11« “De quoi j’me mêle !”, ou quand Arte dérape », Le Courrier (Genève), 10 mai 2004.

[12Cf. « Le “système” Leconte », Politis, 6 septembre 2007, et « “Effroyables imposteurs” sur Arte : le roi est nu », Information 2.0, Les blogs du Diplo, 10 février 2010

[13Cf. Serge Halimi, « Photos sans Lumières », Le Monde diplomatique, septembre 2010