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« Le travail rend libre » : plus qu’une provocation

À propos d’un mot d’ordre du président Sarkozy

par Jacques Richaud
19 mai 2007

Jacques Richaud revient dans ce texte sur une phrase prononcée par Nicolas Sarkozy. « Le travail, c’est la liberté », a proclamé l’actuel président de la République durant sa campagne. Un slogan qui n’est en rien innocent, estime l’auteur, car nul ne peut imaginer que Sarkozy lui-même et ses conseillers en communication soient ignorants de l’utilisation historique d’une phrase très voisine : « le travail rend libre » (Arbeit macht frei) au lieu et au temps le plus sombre de l’histoire humaine du vingtième siècle.

Avant même son affichage au portique d’Auschwitz et Dachau, sur l’idée du général SS Theodor Eicke, ce slogan faisait partie de la phraséologie nazie depuis le début des années trente, parfaitement intégré dans le mental de ceux qui gardaient les camps, peut-être aussi d’une partie de ceux qui y pénétrèrent sans retour. Nous savons, grâce au remarquable travail de Victor Klemperer, LTI, publié en 1947, combien fut importante l’instrumentalisation du langage pour que s’impose, finalement, l’idéologie nazie comme le mode de pensée commun a tout un peuple [1].

Dans la phraséologie nazie des années trente, ce slogan « Le travail rend libre » a été construit pour contrer le message du socialisme et de tous les humanistes qui théorisaient sur la nécessité de « libérer l’homme de l’aliénation du travail contraint ». Deux lectures d’un même mot correspondant à deux idéologies contraires :

 l’une pour laquelle la primauté de l’activité humaine est d’atteindre à la réalisation de son émancipation, c’est le programme de toute la pensée socialiste ;

 l’autre occultant cette finalité d’émancipation pour privilégier la production sans refuser l’idée de la contrainte exercée sur les hommes, ce fut le projet du capital autant que du totalitarisme nazi.

Il sera objecté bien sur que le programme UMP ne prévoit pas de transformer le pays en camp de travail ou d’extermination... Mais il faut observer que cette idée est présente dans le langage sarkozien depuis dix ans et que les mots ont une vie mentale au-delà du mot lui-même. Les mots portent des « images » subliminales qui peuvent rester inconscientes, les mots contribuent à un « métalangage » qui participe au formatage de la pensée. Dans le cas qui nous préoccupe ce métalangage porte plusieurs évocations :

 1. L’image refoulée du slogan hitlérien peut susciter, même sans que la cause remonte à un niveau de conscience, la crainte d’un ordre autoritaire et le slogan agit comme une injonction à accepter l’évidence proférée : « le travail, c’est la liberté ». Si non !

 2. Cette acceptation induit le non dit que « sans le travail », l’homme serait sous-classifié, présumé non libre et peut-être ne pouvant prétendre aux même droits ? Cette affirmation première liant travail et liberté peut être utilisée demain pour discriminer les droits en fonction du statut d’actif ou de chômeur.

 3. Cette affirmation, comme dans son utilisation depuis les années trente occulte la dimension aliénante du travail et tente de délégitimer tout discours d’inspiration humaniste ou socialiste qui « poserait autrement » la question du travail.

Le slogan sarkozien n’est donc pas destiné à glorifier les travailleurs, mais à leur faire admettre à la fois l’ordre capitaliste et l’ordre autoritaire. Qu’aucun des candidats adverses se réclamant du camp de la défense des travailleurs, n’ait « décrypté » ce slogan en dit long sur la décomposition de la pensée de la gauche, incapable même de percevoir l’outrance d’un propos si lourdement connoté historiquement.

Notes

[1LTI, la langue du III e Reich, Carnets d’un philologue, de Victor Klemperer (traduit de l’allemand par Elisabeth Guillot, Ed Albin Michel, rééd. Pocket)