« Nous sommes devenus une société victimaire et émotionnelle. La victime a raison sur tout. Bien sûr, il est très important de reconnaître les victimes, de leur donner la parole, nous le faisons. Mais dans la plupart des sociétés occidentales, nous assistons à une forme de primat de la victime. Son discours l’emporte sur tout et écrase tout, y compris celui de la raison. Par conséquent, celui qui a tenu un discours antisémite ou a collaboré tombe forcément dans le camp du mal radical. Je combats avec la plus grande force l’antisémitisme et le racisme, je combats toutes les idées antisémites de Maurras mais je trouve absurde de dire que Maurras ne doit plus exister. Je me suis construit dans la haine, dans le rejet de l’esprit de défaite et de l’antisémitisme de Pétain mais je ne peux pas nier qu’il fut le héros de 1917 et un grand militaire. On doit pouvoir le dire. À cause de la société de l’indignation, qui est bien souvent de posture, on ne regarde plus les plis de l’Histoire et on simplifie tout. »
C’est par ces mots, glaçants mais emblématiques, que le président Emmanuel Macron, dans une interview accordée à L’Express le jeudi 17 décembre, a décidé de clôturer l’année 2020 – une année agitée, plus encore que les précédentes, par des controverses dites « mémorielles ». Ces paroles résument, mieux que j’aurais pu le faire, tout ce qu’une certaine police des mémoires peut avoir d’odieux et de malfaisant – et donc, en négatif, toutes les raisons qui existent de prendre au sérieux, de penser et de pratiquer une politique de la mémoire. L’intervention du président donne à voir très distinctement, du fait même de son supplément d’outrance et de décomplexion dans l’abject, un concentré des principaux « éléments de langage » qui, depuis au moins deux décennies, constituent la rhétorique réactionnaire en vigueur sur les rapports entre passé et présent, mémoire et histoire – et des principaux griefs qu’il est convenu d’adresser à toutes les politiques de la mémoire qui contestent le récit dominant : moralisme simplificateur (anachronisme, manichéisme [1]), tendance au déni, à la falsification et à l’intolérance (« négation » du passé, « effacement », « cancel culture », « censure » [2]), régression dans « l’émotionnel », et plus spécifiquement dans les passions tristes que sont la haine et le ressentiment.
Cette ultime provocation présidentielle fournit donc l’occasion de tirer un bilan des deux décennies qui viennent de s’achever, et auxquelles est consacré ce livre, en dégageant quelques conclusions, quelques pistes, quelques principes directeurs qui pourraient se résumer ainsi : contre la realpolitik et le relativisme du dominant, le choix d’un moralisme et d’un manichéisme assumés ; contre la « tolérance » du dominant, celui d’une saine intolérance et d’une authentique « cancel culture » ; contre la glaciale « raison » du dominant, la réhabilitation des émotions et des passions, et notamment des affects de peine, de peur, de colère et de ressentiment ; contre une paix civile frelatée, le parti-pris de la lutte des mémoires ; contre la fiction étouffante de l’unité et de l’identité nationale, la remise en jeu, perpétuelle, du principe d’égalité.
Commençons par une évidence, qui devrait aller sans dire mais que « l’audace » présidentielle nous oblige à dire et redire : quelle que soit la complexité des contextes et l’ambivalence des acteurs de l’histoire, la politique exige toujours, en tout cas pour être émancipatrice, que des principes simples soient posés, et des positions claires adoptées, sur la base desdits principes : oui, il y a au cours de l’histoire de la justice et de l’injustice, du progrès et de la régression sociale, oui il y a du crime, du mal radical, et oui, par exemple, l’expression de l’antisémitisme et la collaboration avec l’occupant nazi sont assez accablantes pour faire « tomber », comme dit le président, dans « le camp » dudit mal radical. Face à un terrifiant relativisme moral, déjà exprimé en 2018 par le même président à l’occasion de « l’affaire Pierre Loti » nous voici donc tenus de réhabiliter et revendiquer un certain « manichéisme » – un manichéisme positif, raisonné, qui est l’autre nom de la commune décence, et sans lequel il n’y a pas de politique émancipatrice.
Au-delà de l’accusation de manichéisme, c’est plus simplement le « moralisme » qui est stigmatisé – et cela, on peut le déplorer, bien au-delà des cercles du pouvoir d’État. Dans les secteurs de la gauche qui se veulent révolutionnaires, en particulier, on invoque volontiers « le politique », qu’on oppose à « la morale », forcément niaise, inconsistante et pleurnicharde, efféminée pour tout dire. On ricane volontiers de ces « curés », ces « eunuques », ces « belles âmes », ces « vierges effarouchées » qui s’entêtent à dire leur refus de tous les racismes plutôt que d’un seul, de tous les impérialismes plutôt que d’un seul, de toutes les oppressions plutôt que d’une seule. Or, si l’on prêche assurément une morale lorsqu’on combat franchement l’oppression, d’où qu’elle vienne, on le fait ni plus ni moins que lorsqu’on déclare mauvaise la condamnation, et qu’on prêche qu’il ne faut pas « faire allégeance » aux dominants – et ainsi « trahir les siens » – en condamnant aussi des crimes que condamnent ou feignent de condamner ces dominants (le terrorisme aveugle, l’antisémitisme, le sexisme ou l’homophobie).
Brandir mécaniquement l’image du « curé » qui « prêche » pour désigner et dénigrer les discours qu’on estime manquer de consistance politique est en outre assez malvenu en des temps où sévit un « néo-laïcisme » franchouillard qui décrète incompatibles la référence religieuse « ostensible » et le plein exercice de la citoyenneté, et qui se déchaîne notamment contre des femmes musulmanes engagées à gauche (comme Ilham Moussaïd au NPA en 2010, ou Maryam Pougetoux à l’UNEF en 2018) – un travers idéologique que j’ai pu nommer « haine de la religion ».
Il importe enfin, plus profondément, d’interroger la présomption de clairvoyance, de lucidité, d’intelligence stratégique et de courage politique que suffit à donner la mise en congé ostensible et théâtralisée de tout souci moral. Il importe aussi et surtout de déconstruire l’opposition binaire et grossière qui est ainsi construite et entretenue entre la bonne politique et la mauvaise morale, entre le grand penseur, théoricien ou stratège politique et le minable « curé », qui ne sait que « prêcher », pour la simple raison que toute l’histoire de la politique, y compris de la politique d’émancipation, y compris quand elle finit par prendre les armes, n’est en réalité pleine que de cela : des curés ou des laïcs qui ont prêché, c’est-à-dire mobilisé des foules par une parole fondée sur les catégories les plus classiquement et basiquement morales : la justice, l’injustice, le bien, le mal.