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L’attente emmurée

Les étrangers dans les rets du temps

par Gaëtane Lamarche-Vadel
7 janvier 2025

Dans ses Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu nous rappelle avec force que les réflexions philosophiques sur le temps et l’être-dans-le-temps pèchent très souvent, quasi structurellement, par une généralité et une universalité vite et mal ficelée, ignorant tout ce que l’ancrage socio-politique des uns, des unes et – plus encore – des autres produit d’écarts, de clivages et de singularités. Bourdieu souligne notamment combien la précarité sociale nous projette dans des formes d’irréversibilité du passé, d’evanescence du présent et d’imprévisibilité de l’avenir qui ne sont tout simplement pas du même ordre que celles que peut vivre « l’homme » générique dont les philosophes estiment pouvoir parler. Autrement plus radicales, ces formes d’épreuve du temps expulsent purement et simplement les classes dépossédées du long fleuve tranquille que peut être le temps des bien nantis : ni la stabilité d’un monde d’objets, ni la régularité des « emplois du temps », ni les pouvoirs consolants de la mémoire, ni surtout la projection et le projet ne vont plus de soi. Toute domination sociale est en somme une domination spatiale et temporelle, qui impose une certaine polarité, une certaine cadence et une certaine chronophagie, et qui doit donc être étudiée comme telle. C’est ce défi que relève le livre de Gaëtane Lamarche-Vadel, sur le cas particulier des étrangers dans la France de ce début de millénaire. En une centaine de pages aussi précises que concises, l’autrice va et vient entre les trajectoires singulières des « migrants », « arrivants », « demandeurs d’asile » et autres « sans-papiers » qu’elle a rencontrés, suivis ou accompagnés, et une analyse philosophique mais spécifique du lourd appareillage politique ou policier qui structure un certain rapport au temps : celui de ces résidents impossibles – et éternels « migrants » – que sont lesdits étrangers, rendus en un sens étrangers au temps lui-même, ou du moins aux scansions les plus vivables et accueillantes du « temps commun ». Ces dispositifs de pouvoir, soustraits aux espace-temps ordinaires de l’État de Droit, imposent en effet un état de « sursis » perpétuel, mais aussi une découpe et un décompte tout aussi perpétuels des jours, des mois ou des années (de séjour, ou de travail), sans oublier « l’arrêt du temps » que marque l’expérience de l’enfermement, et bien sûr l’injonction à la « mise en récit » destinée à produire un passé « présentable », susceptible de comparaitre et de convaincre au cours des procédures d’asile. De ce livre qui libère la pensée, nous proposons ici un extrait consacré aux multiples avatars de ce qui est peut-être le cœur du « temps de l’étranger » : l’attente.

Première partie

Il y a trois sortes de zones d’attente forcée, privant les personnes non seulement de liberté psychologique, mais aussi physique. Elles se nomment garde à vue, zone d’attente, centre de rétention. Les deux dernières sont réservées aux étrangers — qui arrivent ou se maintiennent sur le sol français sans les documents nécessaires pour y être admis légalement.

Dans les deux situations, il s’agit d’attente grillagée, contrôlée à l’extérieur et à l’intérieur par la police des frontières vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Elles ont des statuts administratifs différents. La spécificité des zones d’attente est d’être à cheval sur le droit international et le droit français.

Autres caractéristiques, elles sont situées au milieu des flux permanents de longs courriers, des trains à grande vitesse, des paquebots, des zones de fret international. Au cœur des mobilités, l’attente est un enfermement, au milieu de nulle part, sans voie d’accès public, interdit de visite sauf aux élus et à quelques bénévoles d’association habilitée.

Enfermement redoublé d’une confiscation des téléphones, des affaires personnelles, corrigé cependant par la possibilité de joindre un conseil (avocat), une connaissance, grâce à la mise à la mise à disposition d’un combiné téléphonique — réservé toutefois aux personnes qui peuvent se procurer une carte téléphonique.

Le maintien en zone d’attente est de quatre jours, au terme desquels le JLD, juge des libertés et de la détention, garant des libertés individuelles, se prononce. Il rend son avis dans les vingt-quatre heures à partir de la saisine de l’administration, sur la libération de la personne ou sur la légalité de son maintien en zone d’attente qu’il peut prolonger de huit autres jours. La prolongation peut être renouvelée une seconde fois de huit jours. Cette seconde prolongation ne peut intervenir « qu’à titre exceptionnel » ou en cas de volonté délibérée de l’étranger de faire échec au départ. Au total, la durée du maintien en zone d’attente ne peut dépasser vingt jours. Souvent les étrangers sont refoulés avant même d’avoir rencontré le JLD.

La zone d’attente est une zone d’exception où les droits fondamentaux, de circuler, de s’exprimer sont suspendus (sous contrôle du JLD) ou réaménagés, comme le droit de demander l’asile, suivant en cela l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ceux qui veulent demander l’asile ont cinq jours pour le faire. Encore doit-on supposer qu’ils ont bien été informés de leurs droits (interprète, conseiller, relation téléphonique avec l’extérieur, laps de temps pour déposer la demande), et que les officiers de police ont transmis leur demande. L’Ofpra donnera un avis sur le bien-fondé ou manifestement infondé de la demande d’asile dans les quarante-huit heures au ministère de l’Intérieur. Si l’avis est positif, la police aux frontières, Paf, délivre un sauf-conduit de huit jours qui permet à son bénéficiaire d’entrer en France et de déposer sa demande d’asile à l’Ofii. Les étrangers pour le voyage desquels aucun visa n’a pu être obtenu, ou qui ont fait obstruction au départ qu’on leur propose, sont envoyés en garde à vue après les vingt jours de rigueur. Certains iront en prison, d’autres seront relâchés s’ils ne « menacent pas l’ordre public ».

Dans ces lieux d’exception, privatifs de libertés, les enfants avec ou sans parents sont admis, cependant leurs demandes d’asile ne sont pas transmises par la Paf, qui nomme ou pas un administrateur ad hoc pour accompagner le mineur et agir au mieux à sa place. Sans passeport, l’identité des mineurs est déclarative, leur âge également. Pour pallier un soupçon sur la déclaration de minorité, l’administration fait procéder à des tests osseux dont le Sénat avait demandé l’interdiction dernièrement et que l’Assemblée a confirmés avec une liste de précautions à prendre, peu prises en compte dans les zones d’attente [1]. Ainsi de nombreux mineurs (ou majeurs) sont renvoyés dans leur pays d’origine ou de transit, ou envoyés en garde à vue après vingt jours d’enfermement.

Le temps passé entre ces murs n’étant pas associé à une peine, mais à une facilitation administrative n’a pas à être prononcé comme au pénal. C’est la raison pour laquelle la période d’attente est d’emblée limitée à une courte durée, d’une part, et placée sous le contrôle du JLD, d’autre part, puisqu’il s’agit pendant cette période aussi courte soit-elle d’une privation de liberté. Or le maintien des personnes étrangères non condamnées en zone fermée est condamné par la Cour de justice européenne des droits de l’homme. Ce qui a valu à la France plusieurs rappels à l’ordre de la part de la Cour de justice de l’Union européenne.

Un agrément a été trouvé entre la restriction des droits interdite et l’enfermement, soit des périodes brèves de réclusion mais renouvelables. Et ce, avec l’assentiment du JLD, qui en l’espèce sert de caution à l’enfermement dans la mesure où la claustration ne prive pas l’étranger de sa liberté c’est-à-dire de l’exercice de ses droits. Celle-ci se résume alors à avertir le prévenu de ses droits : avoir un interprète, pouvoir être assisté d’un avocat, introduire un recours, pouvoir téléphoner à l’extérieur. Toutes ces dispositions se réduisant sur le terrain à une peau de chagrin. Les personnes placées en zone d’attente n’ont généralement pas le temps de rencontrer le JLD et d’introduire un recours contre le refus d’entrée sur le territoire. Le JLD est censé intervenir le quatrième jour du placement, date à laquelle les « maintenues » sont déjà renvoyées.

Les périodes maximum passées en zone d’attente sont plus courtes que celles autorisées « exceptionnellement » en centre de rétention. Les attentes par contre ne sont pas très différentes, si ce n’est que dans les zones d’attente les visites sont interdites contrairement aux centres de rétention, mais dans l’un comme dans l’autre c’est la déréliction qui domine avec le sentiment d’être agis. Dans ces zones l’attente, l’attente est un temps mort. Ne pouvant pas se déplacer, ni communiquer, privés de leurs affaires personnelles, les étrangers se sentent des poids morts. Ne côtoyant que des « maintenus » comme eux, demain, après-demain ne sont que des trous noirs. Qu’ils soient renvoyés, qu’ils soient incarcérés, ils disparaissent, quelquefois sans que personne ne sache où.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Gaëtane Lamarche-Vadel, Étrangers, pris dans les rets du temps, paru cette année. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’autrice et des Éditions Recherches.

Notes

[1Contribution de l’Anafé (Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers) sur l’enfermement des enfants aux frontières françaises, décembre 2022. URL : https://anafe.org/wp-content/uploads/2024/10/anafe_-_cde_-_contribution_sur_l_enfermement_des_enfants_aux_frontie_res_franc_aises_-_decembre_2022.pdf