Peu utilisée pour traiter de l’actualité au quotidien, des luttes sociales aux politiques libérales du gouvernement, la grille de classe est pourtant une de celles qui est la plus présente dans le commentaire électoral. Il est vrai que c’est pour en faire un usage bien particulier puisque journalistes et éditocrates insistent surtout sur le caractère « populaire » ou « populiste » du vote d’extrême droite. Rien n’est dit, ou rarement, sur la solide et durable composante bourgeoise des électeurs du Front National. Le parti de Le Pen serait aujourd’hui le parti de la « France d’en bas », le « premier parti des ouvriers », le refuge des électeurs d’extrême gauche désenchantés et passés aveuglément d’« un extrême à un autre »...
Cette analyse a déjà été largement réfutée [1], y compris par nous -mêmes. Mais si l’on veut comprendre tous les enjeux du vote Front national, il est nécessaire de rendre plus visibles les remarquables études (sous-médiatisées, comme tout ce qui est intéressant dans ce domaine) de Mariette Sineau sur le gender gap électoral (c’est-à-dire les divergences politiques entre hommes et femmes, notamment dans le vote) – et notamment un passionnant article, « Les paradoxes du gender gap à la française » [2].
Fondés sur une analyse minutieuses des enquêtes « sortie des urnes » et des enquêtes d’opinion, les travaux de Mariette Sineau retracent les grandes tendances observées depuis 1945, en France mais pas seulement. Pendant un premier temps, le vote féminin reste plus conservateur que le vote masculin. Les différences se réduisent au cours des années 1980 : les femmes sont désormais de plus en plus nombreuses à voter à gauche. Une inversion se produit même dans la décennie suivante, et un nouveau gender gap fait son apparition, au sein même des votes de droite : désormais les femmes votent davantage pour la droite modérée et beaucoup moins pour l’extrême droite que les hommes.
Le gender gap…
L’évolution peut être résumée par trois données emblématiques :
– si seules les femmes avaient voté en 1981, Giscard aurait été réélu, et Mitterrand à nouveau battu ;
– si seules les femmes avaient voté en 2002, Jean-Marie Le Pen serait arrivé derrière Lionel Jospin au premier tour, et le second tour aurait donc opposé Chirac à Jospin (avec une probable victoire de Jospin, en tout cas selon les estimations de l’époque) ;
– si seules les femmes avaient voté en 2007, Ségolène Royal aurait été élue présidente, et Sarkozy battu.
L’électorat féminin est donc progressivement devenu non seulement un bastion de gauche mais aussi un rempart contre l’extrême droite, et plus largement contre la virilisation de la vie politique, telle qu’elle a été promue par Jean-Marie Le Pen puis Nicolas Sarkozy et ses conseillers. Ainsi à la présidentielle de 1988, on a pu constater un écart de près de huit points entre le vote FN chez les hommes (près de 18%) et chez les femmes (10%), et cet écart est encore très net lors de l’élection de 2002, qui voit Jean-Marie Le Pen s’imposer au second tour : le candidat recueille 14% chez les femmes, et 20% chez les hommes. Beaucoup plus qu’un vote populaire, le vote Le Pen est donc un vote viril.
Cela dit, les travaux de Mariette Sineau mettent aussi en évidence une troisième et dernière évolution, très inquiétante celle-ci, qui apparaît sur la dernière décennie : le gender gap sur le vote d’extrême droite, qui était constant depuis deux décennies, semble se résorber.
… et sa résorption
En 2012, les différentes enquêtes « sortie des urnes » indiquent en effet que la différence entre les hommes et les femmes s’est considérablement réduite, voire a disparu :
– une enquête réalisée par Ipsos le 22 avril 2012 indique toujours un écart de 6 points (21% pour le FN chez les hommes, 15% chez les femmes) [3] ;
– mais une enquête réalisée le même jour par l’Ifop indique un écart de seulement trois points (20% pour le FN chez les hommes, 17% chez les femmes) [4] ;
– et une enquête CSA réalisée le même jour indique un écart nul : le FN a réalisé le même score (près de 18%) chez les femmes que chez les hommes [5].
Comment expliquer ce tassement du gender gap ? La première raison qui vient à l’esprit est que la candidate du Front National est désormais une femme (Marine Le Pen), et non plus un homme ultra-viriliste (son papa).
Mais Mariette Sineau avance d’autres explications : parmi les logiques qui sont au fondement de la répulsion des femmes pour l’extrême droite, il y a d’abord un « ferment féministe ». Qu’ils soient diffus ou explicites, l’adhésion au principe d’égalité entre les hommes et les femmes, leur plus grande acceptation de l’homosexualité, et plus généralement leur plus grand libéralisme culturel nourrissent la suspicion des femmes par rapport à un parti prônant une éthique et une esthétique rétrogrades.
La religion joue aussi un rôle, et plus particulièrement le catholicisme, dont les préceptes humanistes et universalistes jouent chez les femmes (et beaucoup moins chez les hommes, moins attachés à la religion, moins pratiquants) comme un « antidote » à l’extrême droite. Antidote désormais affaibli par la baisse de la pratique religieuse chez les femmes des plus jeunes générations.
Mariette Sineau souligne également, dès les années 2000, l’existence de « maillons faibles de la résistance féminine » : des femmes confrontées à un fort sentiment d’insécurité physique et sociale, et notamment des chômeuses et des ouvrières, votent de plus en plus volontiers pour l’extrême-droite, l’élection de 2002 constituant de ce point de vue un tournant. Mais si la conjoncture économique a effectivement pu conduire des femmes pauvres vers le vote FN, elle ne saurait expliquer la dimension genrée du nouveau « recrutement électoral » de ce parti – la réorientation du parti d’extrême droite vers la défense des « petits blancs » jouant tout autant pour les hommes.
Dix années de recrutement féminin
Car ce qui est le plus remarquable, c’est sans doute cela : la progression du FN en nombre de suffrages pendant la décennie 2002-2012 repose pour l’essentiel sur un comblement du gender gap. En dix ans, le FN a gagné beaucoup plus d’électrices que d’électeurs :
– le vote FN des hommes passe, entre 2002 et 2012, de 20% des suffrages masculins exprimés, soit 14,5% des hommes inscrits (compte tenu d’une abstention de près de 28,4% en 2002) à 18 à 20% des suffrages masculins exprimés, correspondant à 15,5% des hommes inscrits (compte tenu d’une abstention s’élevant à 20,5% en 2012) ;
– le vote FN des femmes passe, sur la même période, de 14% des suffrages féminins exprimés, soit 10% des inscrites, à 17% des suffrages féminins exprimés (moyenne des trois scores enregistrés par BVA, l’Ifop et Ipsos), correspondant à 13,5% des inscrites.
Si maintenant on prend en compte le nombre d’inscrits en 2002 (41,2 millions) et en 2012 (46 millions), en le divisant en deux moitiés équivalentes d’hommes et de femmes inscrit-e-s [6], on obtient les résultats suivants :
– le nombre d’hommes votant pour le FN est passé en dix ans de 2,99 millions, à 3,56 millions, soit un gain de 575000 hommes ;
– le nombre de femmes votant pour le FN est passé en dix ans de 2,06 à 3,1 millions, soit un gain de plus d’un million de femmes.
En résumé, si l’on s’en tient aux chiffres disponibles de 2002 et 2012 (ce qui ne préjuge pas du vote FN des hommes et des femmes dans l’absolu) : le FN a engrangé un contingent supplémentaire de 500000 électeurs et d’un million d’électrices, soit une progression deux fois plus importante chez les femmes que chez les hommes.
Or, cela, la crise économique ne l’explique pas. Comme nous l’avons déjà souligné dans d’autres écrits, tout autant que ladite crise économique, il faut prendre en compte ce qu’on nomme la lepénisation des esprits, c’est-à-dire le climat idéologique, et notamment la production d’un racisme « par en haut », et ce dès la fin des années 1980 : en légitimant un certain nombre de questions (et donc de réponses), de problèmes, de mots propres à l’extrême droite, les « élites » politiques et médiatiques ont activement participé au succès de Le Pen. Or, sur ce terrain, c’est bien sous le couvert d’une rhétorique pseudo-féministe que la lepénisation des esprits s’est poursuivie depuis le début des années 2000, et plus précisément depuis 2002-2003 (avec la médiatisation très tendancieuse du phénomène des « tournantes », et le lancement – à grands renforts publicitaires – de la non moins tendancieuse organisation « Ni putes ni soumises ») : les étrangers, les jeunes de banlieues et les musulmans ne sont plus seulement stigmatisés comme dangereux et violents, mais comme profondément sexistes, et donc menaçants avant tout pour les femmes.
De cette évolution du discours mainstream, Marine Le Pen a bien entendu tiré profit : l’essentiel de sa communication s’est faite ces dernières années, et plus particulièrement lors de la campagne présidentielle de 2012, sur le rejet de « l’islamisation », assimilée de manière permanente à un danger pour les femmes, lequel danger est bien entendu symbolisé par le fameux « voile islamique ». Mais il faut bien garder à l’esprit que ce discours, Marine Le Pen ne l’a pas inventé : elle n’a fait que reprendre, réactiver, éventuellement radicaliser, un mouvement initié au départ sans elle, et sans son parti, et qui a fait l’objet d’un remarquable consensus politique, de l’UMP au PS – et souvent au-delà, sur la gauche. Ce consensus voilophobe s’est imposé sur la base d’une reformulation autoritaire et conservatrice de la laïcité et d’une subversion non moins conservatrice du féminisme. La nouvelle cheffe du FN en a en tous cas compris l’attrait, pour un nombre croissant d’électrices, qui associent désormais à leur cause le combat contre l’islam et la haine des immigrés, et ont cessé de voir son parti comme un ennemi des femmes.
En d’autres termes, on peut lire dans cette résorption du gender gap sur le vote FN l’évaluation chiffrée d’un travail idéologique de grande ampleur réalisé pendant la décennie 2002-2012 et que résument un logo : NPNS (« Ni Putes Ni Soumises ») – et un nom propre : Caroline Fourest.
En un mot : bravo, Soeur Caroline.