Accueil > Études de cas > Politiques de la mémoire > Pour Missak, Mélinée, les Dix, les Vingt-Trois et les autres

Pour Missak, Mélinée, les Dix, les Vingt-Trois et les autres

Éléments de bibliographie pour un hommage mérité (Première Partie)

par Pierre Tevanian
15 février 2024

Construit en deux parties, le texte qui suit poursuit une réflexion entamée il y a deux ans, lorsqu’a été annoncé le projet de panthéonisation de Missak et Mélinée Manouchian. Un premier texte, rédigé à chaud, soulignait les manipulations historiques et politiques que laissaient craindre les premiers plaidoyers publics pour ladite panthéonisation. Les lignes qui suivent insistent sur les effets positifs que produit immanquablement, en dépit toutes les filouteries opportunistes qui se donnent à voir, cette séquence politique désormais bien entamée et sur le point de se conclure. En termes éditoriaux, notamment.

Cette panthéonisation est assurément une opération politique, mais qui signe aussi une victoire militante, et qui constitue un vrai moment d’éducation populaire : des dizaines de supports souvent de qualité – livres, BD, films, docus radio, podcasts, disques, contenus pédagogiques – sont publiés ou republiés, en tout cas visibilisés et vus comme jamais, ils vont essaimer et être appropriés, hors du cadrage étroit et opportuniste, réactionnaire et sans doute révisionniste que tentera d’imprimer le verbe présidentiel. C’est à un premier aperçu de la floraison de livres, albums et hors-séries que sont consacrées les lignes qui suivent, sans prétention aucune à l’exhaustivité, ni à l’objectivité.

On ne prétendra donc pas avoir tout lu, ni être absolument impartial – comment l’être ? Concernant les BD et romans graphiques notamment, on confessera n’avoir pas dépassé le stade du feuilletage, aucun dessin n’ayant suscité assez d’enthousiasme à des yeux il est vrai difficiles en la matière. Cela ne préjuge pas de la valeur que peuvent avoir les ouvrages concernés, notamment auprès d’un jeune public plus porté sur le roman graphique que le roman tout court ou l’essai historique. Disons qu’à nos yeux – exigeants, donc – le roman graphique de référence sur ce sujet reste à faire.

Parmi les hors-série vendus en kiosque, notre préférence va à celui de L’Humanité, qui donne l’essentiel de la parole aux concernés, à leurs proches et à leurs héritiers. Plusieurs moments forts peuvent être signalés, les mots notamment de Robert Guédiguian : « Le plus beau poème de Manouchian, c’est sa vie », ceux également de Simon Abkarian : « Manouchian m’a appris l’amour des gens ». La mise en perspective historique est assurée avec compétence par l’historien Jean Vigreux, l’iconographie est riche, belle, mais sobre, toujours pertinente. L’objet a enfin le mérite de consacrer une bonne moitié de ses pages – les 50 dernières – à une présentation en images et en texte des « compagnons de Manouchian » : Celestino Alfonso, Willy Schapiro, Amedeo Usseglio, Joseph Boczor, Georges Cioarec, Rino Della Negra, Stanislas Kubacki, Maurice Fingercweig, Spartaco Fontanot, Thomas Elek, Jonas Geduldig, Emeric Glasz, Lajb Goldberg, Armenak Arpen Manoukian, Szlama Grzywacz, Cesare Luccarini, Marcel Rajman, Antoine Salvadori, Roger Rouxel, Olga Bançik, Robert Witchitz, rappelant ainsi ce que Missak lui-même n’a cessé de professer, en paroles et surtout en actes : la valeur du collectif.

C’est aussi cette dimension collective qui est invoquée dans le « libelle » publié par Annette Wieviorka au Seuil, dans la collection du même nom. Initiatrice d’une pétition polémique, visant la panthéonisation de « Missak et Mélinée » en lui reprochant notamment la personnalisation inhérente à cette entrée en couple dans la maison des « grands hommes », et proposant comme hommage alternatif la panthéonisation collective des « vingt-trois fusillés » [1], l’autrice réitère sa critique dans son petit livre – qui a plutôt le format d’un long article : quarante petites pages, soit 45000 signes.

Elle ne développe hélas pas cette problématique, pourtant cruciale, que nous-même avions soulevé ici-même et dans Politiques de la mémoire : les vertus et les limites des figures héroïques individuelles, et la nécessité de penser au-delà de l’individualisation et au-delà de la figure héroïque – mais pas contre elles ou à leur place – d’autre modalités du culte des ancêtres, d’autres modes de rapport au passé, et d’autres modes de subjectivation.

Ce manque se ressent à la lecture du texte d’Annette Wieviorka, qui n’entre pas dans cette dialectique possible et nécessaire entre histoire et mémoire, individu et collectif, et se contente de les opposer radicalement, mécaniquement, froidement et – c’est en tout cas notre ressenti – injustement. Dans ces lignes, au demeurant de bonne facture sur le plan du contenu historique mobilisé et sur le plan de la forme (une écriture simple, claire, efficace), la posture adoptée est celle du savant qui vient corriger les erreurs, omissions, simplifications ou approximations, bref les libertés que se sont octroyées les mémoires collectives – en l’occurrence arméniennes et communistes, en tout cas militantes. La leçon est professée ex cathedra, sans le moindre effort « compréhensif », sans la moindre empathie avec les individus ou les groupes qui ont construit ces mémoires, sans la moindre considération pour la manière dont ces mémoires, aussi partielles et partiales soient-elles, ont constitué pour les professionnels de la recherche historique un premier pas, celui qui coûte le plus, et une première brèche, celle qui ouvre à tous les horizons. Les manquements ou simples écarts de ces mémoires par rapport à l’impératif catégorique de véracité, d’objectivité et d’exhaustivité qui règne dans les sciences historiques, plutôt que d’être pris eux-mêmes comme objets historiques (méritant à ce titre un minimum d’attention, et même d’égards), sont uniquement renvoyés, en moins d’une phrase, dans le panier des menaçantes « vérités alternatives » qui font tant de mal à « notre époque ». Un raccourci qu’à notre tour nous pourrions qualifier de très éloigné de la rigueur historienne.

Et c’est ainsi que la licence poétique de Robert Guédiguian, dans son splendide film L’Armée du Crime, une licence poétique reconnue, annoncée en toute transparence sur l’écran-même dans le générique de fin, et par ailleurs tout à fait périphérique et respectueuse quant à l’essentiel des faits, se voit sur-dramatisée au point d’être requalifiée en « mépris affiché de l’histoire », rien de moins [2]. Quant à la polarisation sur « Missak et Mélinée », compréhensible à maints égards (la réalité historique et la place de cet amour dans la mémoire collective), sa critique se résume à un mot unique et dédaigneux : glamour. Avec, en prime, cette glaciale et odieuse boutade qu’Annette Wieviorka choisit comme dernier mot de son opuscule :

« En 2014, il n’avait été question de faire entrer au Panthéon les vingt-trois condamnés à mort. (…) Avec l’entrée du seul Missak Manouchian, accompagné par son épouse devenue, dans les ouvrages parus à la faveur de l’événement, une grande résistante, on peut se demander si la légende et le mythe n’ont pas définitivement triomphé de l’histoire. À moins que ce ne soit l’amour. »

N’est-ce pas plutôt ce genre de punchlines, incriminant en bloc « les » ouvrages parus, donc la totalité ou une large majorité des publications, en leur prêtant des propos (Mélinée, « grande résistante ») qu’en vérité aucun ouvrage ne formule, et en méconnaissant par ailleurs la réalité des actes de résistance accomplis au quotidien par ladite « épouse » (sans doute pas assez « grands » pour être « historiques »  [3]), qui fait triompher la légende et le mythe sur l’histoire ? Ce n’est en tout cas pas l’amour qui triomphe ici, mais des passions bien plus tristes et attristantes.

Ce qui est regrettable, enfin, c’est la manière dont est invisibilisée la quantité importante de travaux, qu’ils soient parus en livres, articles scientifiques, sites de ressources pédagogiques, sites d’institutions muséales, sites militants, qui ont précédé le « libelle » d’Annette Wieviorka dans le travail de recadrage historique, d’élargissement de focale, de révision ou de mise en débat de cette histoire : celle des FTP-MOI, celle de Manouchian et des « 23 fusillés », celle de l’Affiche Rouge avec ses dix noms, celle de leur postérité dans la mémoire arménienne, communiste, progressiste et désormais nationale. Tout cela, et ladite affiche rouge en particulier, fait partie des objets historiques les plus travaillés, commentés, enseignés, en lycée notamment, et l’on a pourtant pu voir l’autrice laisser dire sans corriger, sur une grande chaine de radio, que son libelle de 40 pages, qui compile et résume tous ces travaux (avec un certain talent, là n’est pas le problème), constituait une « première », la « première fois » que « quelqu’un » décryptait et livrait au public les « dessous » de la fameuse « Affiche Rouge ». Une appropriation personnelle plutôt paradoxale lorsqu’on vient présenter une ode au collectif doublée d’une critique de la personnalisation.

C’est donc le ton, la posture, la présentation de ce livre, et ses propres omissions, qui posent problème, plus que son contenu positif, qui consiste pour l’essentiel en un résumé plutôt bien fait de l’état des savoirs sur Manouchian et sa place dans l’ensemble plus vaste des FTP MOI, accompagné d’une série de questions qui sont de vraies questions, mais qui ne font l’objet ici d’aucun commencement d’élaboration, d’analyse et de réponse : la différence et les interactions possibles entre mémoire collective et histoire ; la différence et les interactions possibles entre l’héroïsme individuel et l’héroïsme collectif ; l’ancrage de Manouchian et ses camarades FTP MOI dans la classe ouvrière, et la prévalence pour eux de l’internationalisme prolétarien sur le « sentiment national » francophile dans lequel certains discours dominants les enrôlent aujourd’hui ; la centralité de l’antisémitisme dans la propagande hitlérienne et vichyssoise, et dans la conception de l’Affiche Rouge plus particulièrement, et la tentation de la minimiser, qui s’est manifestée à plusieurs moments de l’Histoire.

Toutes ces questions, répétons-le, sont importantes et méritent d’être mises en débat. À maints égards d’ailleurs, contrairement à ce que prétend Annette Wieviorka, les parutions récentes le font déjà – et parmi elles nos préférées, dont il sera question dans la seconde partie de ce texte : le livre-album d’Astrig Atamian, Claire Mouradian et Denis Peschanski chez Textuel, la réédition augmentée des mémoires de Mélinée chez Parenthèses, et enfin les poèmes de Missak, enfin publiés dans leur intégralité et en édition bilingue. Sans attendre la suite, qui arrive bientôt, courrez vous les acheter !

Suite à paraitre prochainement, ici

Notes

[1En réalité, comme le rappelle Annette Wieviorka, ce raccourci masque le fait que 22 ont été fusillés, tandis que la seule femme de cette rafle, Olga Bançik, a été décapitée.

[2Sciemment ou non – mais en toute hypothèse cela est signifiant – Annette Wieviorka reprend ici, mot pour mot (« mépris de l’histoire »), le verdict d’une tribune au vitriol publiée par Stéphane Courtois et Sylvain Boulouque à la sortie du film. Une tribune prêtant à Robert Guédiguian des arrières-pensées « communautaristes » (sic), sans la moindre élément en ce sens, sur la seule foi de son patronyme donc. Sur cet écrit infâme, lire la réaction de Laurent Delmas : « Feu sur l’Armée du Crime ? », parue le 15 novembre 2009 sur France Culture.

[3On s’interrogera, au passage, sur les notions (ou peut-être faut-il dire prénotions) de « grandeur » et d’« histoire » d’une part, d’« amour » d’autre part, qui soutiennent le sarcasme d’Annette Wieviorka. Et l’on invitera à la lecture des salutaires réflexions critiques que, dans Je suis une fille sans histoire, Alice Zeniter leur consacrent, au prisme du genre.