Dans un texte de synthèse sur les différences théoriques entre race et ethnicité, concepts de race et d’ethnicité, Stephen Cornell et Dougmas Hartmann listent autant les les oppositions conceptuelles que les confusions intellectuelles qui marquent les usages de ces deux notions. Ils énumèrent plusieurs axes de différenciation entre les concepts de race et d’ethnicité, également présentés par Mirna Safi dans son ouvrage d’introduction aux inégalités ethno-raciales [1].
La différence la plus couramment opérée entre la race et l’ethnicité renvoie la première au domaine du biologique, la seconde à celui du culturel. Cette différence, si elle pose problème pour des raisons que l’on a déjà entrevues dans les chapitres précédents et que l’on détaillera par la suite, ne constitue pas pour autant un retour à l’essentialisme biologisant : la race désigne alors un processus façonnant une différence sociale à partir de différences d’ordre physiologique, mais ne désigne pas ces différences physiologiques elles-mêmes.
En d’autres termes, la race désignerait la construction d’une différence de nature sociale, traduite par des inégalités matérielles et symboliques, qui est présentée comme fondée en nature, c’est-à-dire légitimée par des marqueurs phénotypiques, tels que la couleur de la peau, la texture des cheveux, la forme du nez ou encore celle des yeux. Alors que la race supposerait ce substrat biologique, voire génétique, l’ethnicité renverrait à des marqueurs entièrement culturels, c’est-à-dire à une origine définie par la communauté culturelle, l’identification à une patrie ou à des traditions communes. De fait, dans les sciences sociales états-uniennes, le terme se confond ainsi souvent avec la nationalité ou l’origine géographique [2].
En France, on trouve un usage similaire : Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Fenart proposent une généalogie du concept d’ethnicité qui se caractérise, dès son apparition, par une opposition à la notion de race structurée par la polarisation entre culturel et biologique [3].
Selon Stephen Cornell et Douglas Hartmann, un autre mode de différenciation entre race et ethnicité courant en sciences sociales concerne le degré d’agentivité et de contrainte dans la construction des catégories. La race concernerait ainsi les cas d’assignation extérieure et l’ethnicité, ceux d’auto-identification ou de revendication d’une identité. L’assignation raciale relèverait donc de la contrainte et serait inexorable, tandis que la revendication ethnique traduirait un choix, une identification subjective.
Le troisième type de différenciation recensé par les auteurs a trait au caractère péjoratif ou mélioratif de la catégorisation, en particulier dans sa teneur morale. Ainsi, les catégorisations stigmatisantes sont souvent considérées par la recherche comme relevant du domaine racial, alors que les catégorisations mélioratives ou à charge morale moins évidente sont considérées comme relevant de l’ethnicité. En d’autres termes, toute représentation raciale impliquerait une charge péjorative, alors que la construction de l’ethnicité pourrait impliquer des représentations valorisantes.
Le quatrième type de différenciation relevé par Cornell et Hartmann concerne, enfin, la place du pouvoir dans la race et l’ethnicité : alors que les rapports de domination seraient consubstantiels à la première, l’ethnicité ne serait pas fondamentalement associée à des formes de hiérarchisation.
Ces quatre axes de différenciation sont en partie redondants, dans la mesure où la charge morale (stigmatisation ou valorisation) est dépendante de la structure de la catégorisation (assignation ou identification) et de la forme du pouvoir (hiérarchisation ou horizontalité) : on imagine en effet mal un groupe social qui se saisirait lui-même d’une étiquette profondément stigmatisante à son égard, en absence de toute contrainte et sans en modifier le sens. Comme le note Mirna Safi, la mobilisation de caractères phénotypiques est, elle aussi, étroitement interconnectée aux autres axes, dans la mesure où ceux-ci rendent potentiellement plus difficile d’échapper à l’assignation [4].
En résumé, cette manière conventionnelle de différencier la race de l’ethnicité confère à la catégorisation raciale un caractère exclusivement négatif et subi (assigné), par opposition à une catégorisation ethnique plus élective et qui permettrait une diversité culturelle défaite de conflictualité. La distinction centrale, fondée sur l’identification des substrats biologique ou culturel dans la construction de la différence sociale est globalement dominante dans les sciences sociales [5] et l’une de ses origines peut être recherchée dans les travaux de Max Weber. Dans le chapitre d’Économie et Société qu’il consacre aux relations communautaires ethniques, Weber décrit en effet le « groupe ethnique » comme fondé sur « la croyance subjective à la communauté d’origine », par opposition au « groupe racial » qui serait quant à lui « réellement » fondé sur une communauté d’origine effective [6].
Selon Mirna Safi, on peut expliquer la popularité et la longévité de cette distinction biologique/culturel par des mécanismes de construction de la légitimité scientifique : les travaux états-uniens se saisissant de cette distinction sont publiés dans les revues scientifiques les plus prestigieuses [7]. Elle est, toutefois, aussi courante dans le champ scientifique francophone. Pour Véronique de Rudder et ses collègues, parmi les premiers à formaliser la distinction entre les deux concepts en français, la différence entre la race et l’ethnicité est de nature qualitative, dans le sens où l’imputation raciale « absolutise la différenciation culturelle et d’“origine” […] en l’inscrivant dans un règne extérieur à la volonté humaine : celui de la nature. » En cela, et contrairement à l’ethnicité, la catégorie de race serait « immuable et définitive » [8].
Quoique communément admise et usitée par les chercheur·e·s, cette différenciation pose une série de problèmes. L’un d’eux provient du fait qu’elle risque de mobiliser l’ethnicité comme une catégorie particulièrement volatile. L’insistance sur son caractère électif tend même à dissoudre le caractère primordial de la dimension d’hérédité, en la positionnant comme secondaire vis-à-vis de la revendication d’appartenance à un groupe culturel. Comme le font remarquer Stephen Cornell et Douglas Hartmann, dans la mesure où la production de normes culturelles est centrale dans le fonctionnement de nombre de sociétés, la plupart des groupes sociaux peuvent en fait être décrits comme des groupes culturels – y compris, énumèrent-ils, les pompiers, les fans de New Age, ou encore les adolescent·e·s des classes supérieures. En quoi, dès lors, la définition de l’ethnicité comme radicalement élective permet de différencier les groupes ethniques de ces groupes culturels-là ?
Un autre problème relève de la question du pouvoir et de la conflictualité. Pour le sociologue Andreas Wimmer par exemple, par ailleurs critique de la centralité de la race dans les travaux états-uniens [9], la distinction entre la race comprise comme « fixe, imposée et excluante » et l’ethnicité décrite comme « fluide, auto-attribuée et volontaire » ne rend pas justice aux situations dans lesquelles des groupes désignés comme « ethniques » sont soumis à une ségrégation forcée, à l’exclusion ou à une domination « d’habitude associée à la race » comme c’est le cas par exemple pour les Serbes au Kosovo ou les Albanien·ne·s en Serbie [10].
Race et ethnicité : des catégories redondantes ?
Face aux difficultés posées par cette division stricte entre race et ethnicité, de nombreux·ses auteur·e·s n’opèrent pas de distinction essentielle entre les termes et les utilisent de façon relativement indifférenciée [11]. D’autres considèrent la distinction superflue et insistent alors sur la fluidité conceptuelle entre des termes qui doivent l’un et l’autre être compris comme des constructions sociales, plaidant ainsi pour un dépassement d’une opposition comprise comme trop réductrice.
Pour le sociologue britannique Ali Rattansi, qui reprend la formule de Stuart Hall [12] , la race est ainsi un « signifiant flottant » : sa signification n’est pas fixée une fois pour toutes mais dépend étroitement du contexte dans lequel le concept est utilisé [13]. Rattansi rappelle que le concept moderne de race a toujours inclus à la fois des éléments biologiques et des éléments culturels et que ces derniers ont pris de plus en plus de place dans la compréhension contemporaine de la race, les marqueurs de la racialisation étant pour beaucoup des marqueurs culturels (langue, traditions, etc.) [14]. Pour lui, les distinctions entre les concepts de race et d’ethnicité mais aussi de nation ont toujours été instables, et les frontières entre ces termes sujettes à une grande porosité. C’est pour cette raison qu’il propose de renoncer à une séparation conceptuelle stricte et de recourir à l’expression « complexe race-ethnicité-nation » afin de désigner les mécanismes de différenciations et de constructions de frontières ethno-racio-nationales entre les groupes.
Dans une argumentation proche de celle d’Andreas Wimmer évoquée plus haut, Rogers Brubaker estime également que la race, l’ethnicité et la nation procèdent de mécanismes de classification et de catégorisation dont les formes cognitives sont très similaires, et qu’il convient dès lors d’étudier conjointement [15]. L’approche par les processus cognitifs de classification et de catégorisation permet ainsi de prendre pour objet d’étude la nature relationnelle et dynamique de ces trois concepts, qui ont pour point commun de se référer à un héritage partagé ou une communauté d’ascendance [16]. Plutôt que s’interroger sur le contenu et l’existence de ces catégories, elle permet de s’intéresser davantage aux raisons et conditions particulières qui amènent les individus à faire sens de leurs expériences sociales en termes raciaux, ethniques ou nationaux [17]. À la faveur de ce changement de perspective, certain·e·s auteur·e·s argumentent en faveur de l’emploi du terme « ethno-racial », dès lors que leur objet premier d’étude n’est pas l’ethnicité ou la race dans ce qu’elles ont de spécifique, mais les mécanismes de stratification sociale qui sont associés à ces catégories [18].
Dans un contexte scientifique marqué par une compréhension des deux concepts comme (partiellement) redondants, l’ethnicité est parfois utilisée en remplacement de la race [19]. Selon Michael Banton, ce changement ne traduit pas une modification empirique des formes de racialisation et d’ethnicisation, mais reflète davantage l’inflexion des présuppositions des chercheur·e·s. Pour le sociologue britannique, la prédominance conceptuelle de l’ethnicité est positive, en ce qu’elle permet d’éviter les connotations biologiques de la race. On trouve cependant chez d’autres chercheur·e·s des évaluations plus pessimistes de la concurrence conceptuelle entre race et ethnicité, doutant en particulier de la capacité de cette dernière à rompre davantage avec les connotations ou les usages biologisantes.
Un tel pessimisme transparaît, plusieurs décennies avant le texte de Banton, au cours de la controverse autour de la notion de race qui met aux prises biologistes, anthropologues et sociologues dans un après-Seconde Guerre mondiale profondément marqué par le traumatisme de l’Holocauste (voir chapitre 1). L’un des rédacteurs de la « Déclaration sur la race et les différences raciales » publiée par l’Unesco en 1951, le biologiste et généticien Theodosius Dobzhansky, affirme que « l’expression “groupe ethnique” a été proposée pour les races humaines dans les années qui ont suivi 1930, quand les anthropologistes [sic] et biologistes étaient anxieux de se désolidariser de la prostitution hitlérienne du concept de race ». Soulignant l’utilisation non moins essentialiste de l’expression « groupes ethniques » par celles et ceux qui en défendent l’usage en lieu et place de « race », il s’interroge cependant : « un nom nouveau peut-il vraiment servir à combattre les préjugés raciaux ? La haine peut être aussi virulente envers un groupe ethnique qu’envers une race. On est donc en droit de se demander s’il est bien à propos, en science, d’user de tels subterfuges. » [20]
Deux décennies plus tard, Colette Guillaumin se penche sur le concept d’« ethnie », prédécesseur de celui d’ethnicité dans les sciences sociales francophones [21]. Elle analyse son essor en l’attribuant à la popularisation concomitante de l’anthropologie culturelle et de ses approches, construites en contrepoint d’une anthropologie physique qui avait fait de la race un concept central, et ce dans un sens indéniablement biologisant. Guillaumin pointe cependant les continuités qui lient l’ethnie à la race. Elle objecte ainsi que le remplacement des termes cache (mal) la « puissance de l’impact biologisant sur notre pensée sociale », dans la mesure où le remplacement terminologique n’a pas consisté en un changement radical de paradigme [22]. L’« ethnie » et ses avatars (« minorités ethniques », « problèmes ethniques », etc.) opéreraient comme de simples euphémismes du concept racial dont le sens biologique ne serait pas efficacement évacué par la substitution sémantique. Selon elle, la distinction entre le biologique et le culturel pour différencier entre racial et ethnique n’est pas opérante, dans la mesure où « différence biologique et différence culturelle ne sont en rien séparables ». Ainsi, si « le caractère physique est le signifiant de la différence radicale », celui-ci englobe aussi bien l’accent, la langue ou encore la gestuelle, qui, dans le processus de naturalisation, sont saisis comme biologiques [23]. La théorie de la « racisation » que construit Colette Guillaumin insiste, dès lors, sur le syncrétisme entre biologique et culturel qui empreint les processus d’assignation.
Plus récemment, d’autres chercheur·e·s ont développé une même analyse de la tendance euphémistique de l’usage des concepts d’ethnie ou d’ethnicité [24], qui permettraient surtout « à la fois la déculpabilisation et l’occultation du problème », selon la formule de Fabrice Dhume [25]. Ces auteur·e·s soulignent que, dans le cadre d’une analyse centrée sur les effets du racisme, le paradigme ethnique conduit à éluder le terme de race afin d’en parler sans la nommer. Pour Didier Fassin, parler d’« ethnie » est ainsi « à la fois un contresens et un faux-semblant », l’euphémisation dont cet usage est porteur servant la minimisation même du racisme et de ses effets [26]. Dans cette perspective, la distinction sémantique est avant tout une distinction politique, qui vise à remplacer un terme infamant par un équivalent moins polémique et historiquement « marqué ».