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Tout le monde joue la victime, sauf moi, qui en suis vraiment une

Comment fonctionne le discours anti-woke (Dernière partie)

par Alex Mahoudeau
28 juillet 2022

Face à ce qu’il analyse comme une véritable panique, Alex Mahoudeau ne se contente pas de faire la généalogie, étasunienne, de l’obsession du « woke ». Il décortique ce discours, aujourd’hui bien installé dans le paysage français, et en dégage certains invariants. Dans les deux derniers extraits que nous publions, deux d’entre eux sont mis en lumière. Nous terminons par un chapitre sur ce tour de passe-passe déjà bien éprouvé, dont Pascal Bruckner, Caroline Fourest ou Brice Couturier, parmi quelques d’autres, sont devenus des spécialistes, et dont le titre du chapitre résume bien la teneur.

Extrait n° 3 : Un bon mot vaut mieux qu’un bon raisonnement->

Les critiques tendent ainsi à réduire les positions de domination ou de marginalisation à des « postures victimaires » liées à des inventions langagières au sein des départements de sciences sociales.

La Fondapol considère que l’une des explications du « wokisme » est à trouver dans l’émergence d’une « culture de la victimisation » qui « encourage la capacité à se sentir offensé, à régler ses griefs à travers les interventions de tiers. Le statut de victime fait l’objet d’une sacralisation » (Valentin, 2021b).

Pour certains, « se proclamer “victime”, à condition de se prévaloir en outre d’une situation de « minorité opprimée », est devenu pour toute une génération le moyen d’ac- quérir ce [que Claire Fox] appelle “une autorité per- verse” » (Couturier, 2021), et se dire opprimé serait le moyen privilégié de cette génération pour se sentir exister politiquement (Fourest, 2020). Pour d’autres, on a carrément affaire à un nouveau type de profil psychologique : « Le régime diversitaire pousse ainsi d’importants segments de la population à se définir dans un imaginaire et une psychologie victimaires. Le woke est l’Homo sovieticus du régime diversi- taire » (Bock-Côté, 2021, p. 47). Il est dès lors éton- nant de voir que les énonciateurs de cette critique ne rechignent pas, et au contraire, à mobiliser des discours de victimisation.

Dans son ouvrage consacré à la question, Sonia Mabrouk prend ainsi l’exemple de Lisa Littman, accusée selon elle d’avoir « simplement découvert » l’existence de phénomènes de contagion sociale poussant des adolescents à effectuer des transitions de genre, alors même que la littérature en place défend que de tels phénomènes n’existent pas (2021) [1] .

L’autrice ajoute même : « Parce que son étude a mis en avant l’existence d’une pression sociale via des vidéos faisant la promotion de la réat- tribution sexuelle sur des adolescents, son auteure a été discréditée. Où est la liberté dans ce cas ? Toute pensée contraire à l’idéologie du genre est immédiatement clouée au pilori » (p. 52). Mais Mabrouk ne prend pas le temps de décrire la méthodologie de l’article qui a « découvert » ce phénomène : le problème se trouvait en réalité dans le fait que l’étude, telle qu’elle avait été conduite, ne permettait pas d’identifier les conclusions qui lui étaient assignées, comme le montre Florence Ashley (2020).

Littman avait identifié des forums de parents s’inquiétant du fait qu’ils pensaient que leurs enfants étaient l’objet de pressions sociales via des vidéos, leur avaient demandé s’ils pensaient que leurs enfants étaient l’objet de pressions sociales via des vidéos, et en avait conclu que leurs enfants faisaient l’objet de pressions sociales via des vidéos. Si une critique politique du travail proposé par Littman est possible et légitime (ce travail ayant après tout influencé plu- sieurs décisions politiques), son discrédit ne vient pas (uniquement) du fait qu’il n’aurait pas eu l’heur de plaire à des militants radicalisés : il vient du fait que c’était de la mauvaise science. Mais présenter les faits de la sorte poserait un problème : au lieu d’une chercheuse censurée pour avoir simplement énoncé les faits de façon neutre, ils donneraient à voir une étude mal conduite et des conclusions tirées à la hâte.

Cette contradiction est tout sauf unique. Dans son ouvrage Un coupable presque parfait, Pascal Bruckner explique ainsi que « se met en place, du moins dans le discours de nos croisés, une nouvelle humanité qui installe une autre hiérarchie : tout en bas les parias, la lie de la terre, le mâle blanc hétérosexuel occidental. Au sommet la femme noire ou arabe ou indienne, lesbienne ou queer, nouvelle reine de l’univers » (Bruckner, 2020, p. 28). Une position qui ne manque pas d’un certain sens de l’hyperbole, s’inscrivant dans le même temps dans un travail qui voit précisément dans certaines mobi- lisations antiracistes des opérations de victimisation sans base réelle (Zia-Ebrahimi, 2017).

Spécialiste d’analyse de discours, Ruth Wodak montre la manière dont les discours réactionnaires contemporains s’appuient ainsi sur un rapport très ambivalent à la victimisation, consistant à procéder à un renversement de la position victime-offenseur, tout en assumant une position de « rupture des tabous » : dans ce sens, la personne perpétuant un cliché ou une représentation stéréotypée n’est pas en position d’offenseur (tout en tirant les bénéfices d’être perçue comme disant « des vérités qui dérangent ») mais de victime de celles qui se rebiffent contre ce qu’elle dit. Ce ne sont, dans la bouche des politiciens analysés par Wodak, pas les partis d’extrême-droite, dont le discours contient sous-entendus xénophobes et racistes, qui sont à blâmer, mais les sensibilités exacerbées des antiracistes qui voient le mal partout (Wodak, 2015). Au contraire, inviter des politiciens aux idées « taboues » ou « provocatrices » est un signe d’ouverture du débat public. On retrouve cette forme de raisonnement dans la façon dont les lamentations conservatrices, aux États-Unis, sur les effets pervers de l’action affirmative sur les campus ont ironiquement conduit certains conservateurs à demander non seulement sa réduction, mais la mise en place de politiques d’action affirmative à leur propre avantage, sous le prétexte de l’impératif de « diversité idéologique ». Selon ce raisonnement, ce n’est pas le manque de diversité sociologique (par exemple, la représentation des femmes, des personnes racisées, des minorités sexuelles, des classes populaires…) qui serait indicatif d’un problème de fond, mais celui de personnes de droite.

Les éléments présentés ici ne sont que quelques traits saillants d’un discours anti-woke, présentés de façon volontairement critique. Aucun n’est en soi invalidant (et le livre que vous avez dans les mains actuellement utilise en réalité plusieurs de ces mêmes procédés discursifs pour présenter ses arguments), mais ils doivent pousser à remettre en cause l’esthétique de diagnostic dépassionné et ancré simplement dans la rationalité que se donne le discours anti-woke. Ils ne constituent d’ailleurs pas non plus l’intégralité du discours de la panique woke. On aurait également pu évoquer la façon dont la panique woke, dont une partie de la crainte est de voir émerger un mode argumentatif basé sur les généralités, revient constamment à traiter « les wokes » comme une masse indistinguable de clichés substituables les uns aux autres, renvoyant pour la plupart au stéréotype misogyne de la féministe de campus, dont les cheveux sont évidemment bleus, et qui serait en train de s’étrangler de rage pour quelque chose d’insignifiant.

Enfin, on peut s’interroger sur la façon dont la panique woke, terrifiée par l’importation en France de concepts développés aux États-Unis, a pour grande partie pris la forme d’un effort très intense de traduction de réflexions développées dans ce même pays.

Toujours est-il que l’opposition entre une gauche identitaire, « wokiste », déconstructionniste, postmoderne et néomarxiste, emprise de discours irration- nels et victimaires, absurdes, ridicules et extrémistes, et un champ politique constitué de gens « normaux », voulant débattre rationnellement, ne tient pas l’observation. Il semble bien plus correct de décrire la panique woke comme constituée d’un ensemble de « coups » dans le cadre d’un conflit politique tournant autour de la question de la justice, de l’égalité, des libertés, etc. La question à poser est, dès lors : quel tableau politique la panique woke trace-t-elle, et quelle approche politique semble-t-elle favoriser ?

P.-S.

La Panique woke. Anatomie d’une offensive réactionnaire est paru aux éditions Textuel. Nous reproduisons ces extraits avec l’amicale autorisation de l’auteur.

Notes

[1C’est du moins le point de vue d’une soixantaine d’organisations états- uniennes et internationales ayant publié un communiqué spécifiquement sur ce sujet, à la suite de la parution de l’article sous l’égide de la Coalition pour l’Avancement de la Science Psychologique.