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Un voyage en Arménie

Quelques réflexions autour du roman graphique de Frédo Burguière et Aurel : Les 3 vies d’Arminé

par Simon Abkarian
26 mars 2023

Subir, survivre, combattre collectivement. Tomber, se relever, se soulever. Cette histoire en trois actes, que les communautés arméniennes ont vécue de la plus radicale des manières, Arminé l’a revécue personnellement depuis le tremblement de terre de 1988. Tragiquement endeuillée, amputée de ses jambes, elle s’est reconstruite dans le handisport de haut niveau, avant de se lancer dans l’action associative en faveur des handicapé·e·s. Nous ne dévoilerons pas davantage ici le détail de cette histoire vraie, car elle fait l’objet d’un superbe objet graphique réalisé à quatre mains par Frédo Burguière, membre d’un groupe-phare de la scène musicale française (Les Ogres de Barback), et Aurel, dessinateur de presse (le meilleur sans doute, depuis que Willem a pris sa retraite), connu aussi pour un formidable film d’animation intitulé Josep. Les trois vies d’Arminé : tel est le titre, limpide, de cet ouvrage qui, au-delà de la belle personne qui en est le coeur, nous parle aussi de l’Arménie, de ses fantômes (ce génocide toujours peu reconnu), de ses démons les plus actuels (la corruption, l’agression turco-azérie) – et nous parle enfin, à la première personne, par la voix de Fredo, de diaspora, de famille, d’héritage… Pour présenter davantage ce livre, nous laissons la parole à Simon Abkarian, qui en a écrit la préface.

Il y a des voyages en Arménie qui sont restés gravés dans l’histoire. Celui notamment d’Ossip Mandelstam [1], celui ensuite de Vassili Grossman [2]. Et puis il y a les autres, les nôtres, ceux des anonymes qui ne sont pas des retours aux sources, puisque la plupart d’entre nous sommes des survivants de l’Anatolie vidée de son entité arménienne. Les Assyro-Chaldéens avant nous avaient pris le chemin de l’exil en passant comme nous sous le sabre turc, puis les Grecs dans les années 20 nous emboîtèrent le pas. Les Kurdes attendent leur tour et le monde « libre » se tait en détournant les yeux.

Mais revenons à un voyage en particulier, celui de Frédo, une Odyssée, un retour vers un jadis qui lui semblait étranger. Frédo l’anar, le keupon, le chanteur, se tient face à une question simple, comme une chanson démaquillée devant son auditoire et qui nous hante toutes et tous, nous les enfants de la diaspora. C’est quoi l’Arménie ?

Qu’y a t-il au-delà de ses plats keuftés, mantis, soudjoukh, basterma ? Qu’y a t-il au-delà de ses écoles qui résistent à l’oubli en maintenant sous perfusion une langue qui refuse de mourir, au-delà de ses églises qui continuent cette liturgie fondatrice de tant d’autres, au-delà de ses danses kocharis et tamzara, au-delà du silence de nos aïeux, au-delà de ses chants et poèmes, derniers vestiges d’un peuple pluri-millénaire que le monde croyait perdu ?

Il y a une Arménie, enfin ce qu’il en reste. Une arche faite de montagnes, de rivières, de forêts et de plaines qui contient en son sein ce qu’il reste de nous.

Depuis Gyumri (j’aime cette ville) je vois Kars, et Ani n’est pas bien loin.

La première fois que l’on va en Arménie une figure emblématique s’offre à nous. Elle devient le pôle de nos attentions. Une voix humaine qui se propage sur la fréquence intime du cœur. Un regard qui ne tremble pas qui ne fuit pas. Une blessure qui dit sa rage en tempérant sa douleur. Une humilité qui est la ruse du démuni. Et sa colère nue et sans fourreau qui ne craint rien ni personne parle une langue qui n’a pas besoin d’être traduite. Dans mon cas c’était en 1993. Ce fût Arsène, un chauffeur de taxi dont le père était tombé pendant la première guerre de l’Artsakh. C’était un ancien champion d’Arménie de ping-pong qui refusait la corruption des instances sportives d’Arménie et qui, dégoûté, dû renoncer à son titre. Pour Frédo c’est Arménouhie/Arminé qui, orpheline de ses enfants et de ses deux jambes, va devenir championne de ski paralympique, puis de nouveau maman, puis entrepreneuse d’espoir.

De la survie elle va tout faire pour passer à la vie. Sans passer par Lourdes (ou le parlement européen) elle va se débarrasser de ce suffixe « sur » et retrouver sa mobilité, son quotidien, sa mission. Quand on vit en Arménie ce n’est pas rien de se défaire de ce suffixe.

Ce « sur » qui oppresse les poitrines des laissés-pour-compte – ils et elles sont nombreuses – n’est pas le seul fait des Turcs ou du soviétisme, mais celui aussi d’une dévoration pratiquée au plus haut niveau de l’état arménien nouvellement indépendant. Ces trente dernières années l’Arménie fût livrée aux différentes factions mafieuses, prédatrices des ressources nationales. Que ce soit à la guerre comme dans le civil, de plan B en plan B, les Arméniens survivent. Les uns dans les tranchées d’un autre temps avec en face d’eux une armée suréquipée et raciste. Pendant 44 jours, la haine, conjuguée à la technologie de pointe, fut un désastre pour nos jeunes conscrits. Les autres, retranchés, acculés dans un Artsakh encerclé, d’autres encore, plongés la tête la première dans une misère noire.

Du coup, le peuple, car il s’agit de lui, se démerde, se débat, se démène, se débrouille seul. Il met son ingéniosité au service de combats qu’il ne devrait pas avoir à mener. Se chauffer, manger, boire de l’eau potable, étudier, se soigner, sont devenus des services impossible d’accès. Pendant que ce génie populaire est dilapidé à des fins purement domestique et logistique. Le peuple d’Arménie se languit de voir son avenir lui filer sous le nez. Et maintenant il lui faut faire face à un nouveau ou plutôt à un danger qui attendait le moment opportun pour resurgir : le panturquisme.

Arminé survivante du tremblement de terre de 1988 est l’incarnation non pas de cette fameuse résilience devenue cyclique, mais de cette farouche détermination à vivre. Arminé est ceinture noire septième dan de vaillance. Elle est une héroïne des temps modernes, une mère-courage sortie des décombres de l’histoire. Elle est innamourable (je préfère à immortelle).

Elle est un pôle, un cap, un monde à elle seule. Il suffit de s’arrêter et de la rencontrer vraiment et c’est ce qu’a fait notre voyageur Frédo. Il s’est arrêté, l’a écoutée et l’a regardée vraiment. Et c’est en cela que son voyage devient œuvre, il entre dans l’histoire à pas feutrés en enlevant ses pompes presque, il s’y invite à coup de questions toutes simples et concrètes. Pas de solution, juste de l’écoute et un regard propre, droit, honnête. Il se mêle de ce qui n’est pas censé le regarder. Une handicapée devenue héroïne de son quotidien, une femme de l’ombre qui invente sa propre lumière, une invisible aux yeux des puissants qui refait son entrée sur le théâtre du monde et reconstruit ce qui semblait perdu sous les gravats de sa maison ruinée. Comme l’Arménie, Arminé refuse de disparaître. Et Frédo décide d’être le témoin de ce refus, de ce combat.

« À chaque coin de rue, tu peux entendre une histoire à faire pleurer » dit Daniel, guide et ami de Frédo. Encore faut-il prêter l’oreille à la rue, l’écouter, l’entendre chanter pour bercer son antique joie qui a peur du sommeil.

Faut-il encore prendre le temps de l’entendre gronder de rage la rue, la voir sourire en cachant de sa main ses dents abîmées. Les héros, il faut les reconnaître de leur vivant sans attendre qu’ils se fassent tuer sur le champ de bataille. Les héros et les héroïnes, il faut les débusquer, les célébrer, s’asseoir à leurs tables chétives, mais toujours bien garnies pour celui qui vient de « dehors ». Banquets improvisés pour celui ou celle qui viendra et fera de cette table l’autel d’une antique civilisation dont la religion est le partage.

Le partage du savoir, du chagrin et du bonheur, du pain, du vin.

Il est musical ce voyage, il respire le temps qui est pris et donné. Il est rythmé, je l’entends au fil des pages, au fil du trait d’Aurel, de cette main qui sait rendre grâce au sujet qu’il dessine. Il est noir et blanc ce récit mais je sais que les couleurs reviendront quand la joie en Arménie pourra s’endormir sur toutes ses oreilles. Dans son sommeil enfin retrouvé, cette joie si méfiante pourra enfin rêver de couleurs. Lire et entrer dans le dessin des Trois vies d’Arminé, c’est entrer dans le voyage d’un regard d’un voyageur innocent, c’est entendre une chanson toute simple qui attend d’être chantée.

P.-S.

Rédigé en décembre 2022, ce texte est la préface du livre de Fredo et Aurel, Les trois vies d’Arminé, dont sont extraites aussi les images. L’ensemble est repris ici avec l’amicale autorisation des Editions L’Usine.

Un film intitulé Les trois vies d’Arminé. Prochaine station : espérance, réalisé par Frédo Burguière, est visible sur le site des Films d’ici-Méditerranée.

Notes

[1Poète et essayiste russe, auteur de Voyage en Arménie, écrit entre 1930 et 1932 et publié en 1933 par la revue Zvezda.

[2Écrivain soviétique, il écrit en 1963 La paix soit avec vous, récit de son voyage en Arménie en 1961.