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Kebab, football et « savoir-être »

Extrait du livre de Mariame Tighanimine : Différente comme tout le monde

par Mariame Tighanimine
11 octobre 2017

Dans le macro-monde social comme dans le village militant, le nous se porte bien et le je a mauvaise presse. Mais si ce dernier est rejeté souvent du côté de l’égotisme, du narcissisme ou de l’individualisme (démocratique, occidental, postmoderne, de la masse, de la jeunesse, et ainsi de suite), il n’est pourtant pas certain qu’il le soit plus – égotique et narcissique – que le nous dans ses différentes variantes (nationale ou partisane). Ici comme ailleurs, souvent, c’est celui qui le dit qui y est : le nous peut certes exprimer une réelle pensée collective, construite vraiment collectivement, mais la première personne du pluriel est aussi, souvent, le moyen pour une personne de se poser, tranquillement, comme la première d’une pluralité. Celle qui parle, seule, au nom de tout le corps social, ou d’une de ses parties. Dans le rejet solennel de l’individualisme, et dans la culture de l’effacement derrière le nous, c’est souvent un égotisme et un narcissisme déguisé, sublimé et décuplé qui vient parader – avec une prétention exorbitante : celle de représenter le collectif, et de le guider. Cette volonté de puissance, cette tartufferie, cette vraie-fausse humilité, voilà ce que Mariame Tighanimine a eu la bonne idée, dans son livre Différente comme tout le monde, d’interroger, de déconstruire – et finalement d’envoyer ballader. C’est d’un parcours individuel qu’elle vient nous parler, à la première personne du singulier. Tout en laissant, bien sûr, chacun et chacune s’y reconnaître – mais comme chacun et chacune l’entend. Sans complexes, sans détours, sans fausse modestie, sans prendre trop de gants non plus, et sans s’interdire la pique, la vanne ou la punchline. On y croise de la voilophobie, de l’islamophobie, du racisme, du mépris de classe, du sexisme et bien d’autres vilénies, à chaque fois incarnées dans des personnes réelles, de chair et d’os (des enseignants, des journalistes, des décideurs et bien d’autres grossiers personnages), et dans des faits concrets – rapportés avec une concision et une précision accablantes. Mais aussi quelques belles rencontres, avec de belles personnes. Cela donne un livre instructif, intelligent, drôle même, malgré la dureté des épisodes vécus et relatés – et toujours, Dieu merci, à la première personne du singulier. En guise d’avant-goût, les pages qui suivent proposent un extrait de ce livre, consacré à une « mauvaise rencontre » parmi beaucoup d’autres : celle d’élus, d’enseignants et de travailleurs sociaux enfermés dans leurs préjugés, et oeuvrant de ce fait, sans s’en rendre compte, à la « désorientation » plus qu’à l’ « orientation ».

Octobre 2013, un mercredi. Je suis en service civique au sein d’une association que je fréquente depuis presque six ans. J’y ai alterné job étudiant rémunéré et bénévolat lors de mes premières années estudiantines. elle ne se trouve pas loin du quartier dans lequel j’ai grandi. c’était ma manière à moi d’« aider » des jeunes auxquels je m’identifie, de contribuer au développement du quartier et de dire à ces habitants que d’autres choses sont possibles pour eux, qu’une vie meilleure peut s’offrir à eux.

Ce matin-là, l’association recevait dans ses locaux un groupe de travail auquel elle appartient. la veille, la coordinatrice, qui avait un rendez-vous à l’extérieur, m’avait chargée de participer à la réunion. elle m’avait dit qu’il y aurait des principaux de collèges, des conseillères d’orientation et des assistantes sociales ainsi que des représentants de la ville et de la Préfecture. tous se voient régulièrement pour travailler sur la création d’outils et d’événements à destination des élèves des quartiers du Val fourré qui comptent plus de 20 000 habitants.

– Assistante sociale 1 : Très bien, le groupe est maintenant au complet ! Avant de faire un tour de table, je vous rappelle que nous sommes ici pour réfléchir à la thématique des codes sociaux. Pour ceux qui n’étaient pas là lors des rencontres précédentes, l’idée est de proposer des solutions concrètes pour nos jeunes, de les sortir de leurs zones de confort, de les faire évoluer vers l’excellence et bien sûr, de les aider à intégrer des codes dont ils auront besoin plus tard dans le monde du travail.

– Assistante sociale 2 : même maintenant, suffit de voir les trois qui cherchent des stages et qui peinent à en trouver pour ces raisons-là !

– Assistante sociale 1 : oui tout à fait, des codes dont ils ont besoin dès maintenant ! Alors voilà, je propose qu’on fasse un tour de table même si tout le monde se connaît plus ou moins.

Autour de la table se trouve une dizaine de personnes. la très grande majorité est blanche et âgée de plus de 40 ans. des assistantes sociales, quelques éducateurs, des principaux de collèges, des conseillères d’orientation, des représentants de la ville et de l’Etat... et puis moi. D’ailleurs, j’intrigue l’audience. Je suis jeune, pas blanche. J’ai grandi dans cette cité qui leur sert de lieu de travail et d’expérimentation. Je souris et je suis bien habillée (on m’avait dit que c’était une réunion importante avec des gens importants !). J’ai même droit à des sourires et regards prononcés de la part de l’un des principaux que je fais mine de ne pas remarquer. Après que tout le monde se soit présenté, les échanges ont pu reprendre.

– Assistante sociale 1 : Pour faire suite à nos précédentes réunions, il y a deux points à aborder : le premier concerne le paraître et le second le savoir-être.

– Conseillère d’orientation 1 : Ah bah y a du boulot hein, quand ils viennent habillés comme des rappeurs ou des bimbos, moi je dis que c’est pas normal !

Je m’arrête une seconde sur cette dame et la regarde : elle porte une polaire Quechua et un pantalon large de couleur beige. S’apprête-elle à partir en randonnée ?

– Assistante sociale 3 : C’est vrai que nos jeunes ne font pas d’efforts. faut pas s’étonner après s’ils ne trouvent pas de stages.

Cette deuxième personne n’est pas mieux « habillée » : jean délavé et sweat-shirt vert. comment peut-on donner des leçons de style à des adolescents quand soit même, on va au travail habillé comme si on allait faire ses courses en catimini le samedi matin ?

– Représentante de la ville : Cette question du stage de 3ème revient assez régulièrement. est-ce que vous souhaitez qu’on l’aborde maintenant ou plus tard ?

– Principal collège 1 : Je pense qu’elle est primordiale parce que beaucoup d’élèves peinent à en trouver et que c’est la période. Je ne sais pas si c’est uniquement dû à leur apparence physique. En tout cas il faudrait qu’on puisse les aider à mieux y arriver.

– Conseillère d’orientation 2 : C’est vrai que c’est difficile de trouver des stages mais bon, ils cherchent beaucoup la facilité à tous vouloir faire des stages dans les sandwicheries et kebabs du coin au lieu de trouver de vraies entreprises.

– Moi : Qu’est-ce que vous entendez par « vraies entreprises » ?

– Conseillère d’orientation 2 : Eh bien une entreprise où ils apprendront des choses.

– Moi : et vous pensez qu’on ne peut rien apprendre dans une sandwicherie ou un kebab ?

– Éducateur : Il faut que les jeunes côtoient l’excellence, sortent de leur quotidien... Qu’ils aillent en dehors du quartier.

– Moi : Attendez, vous dites plusieurs choses en même temps. Je reviens sur votre propos, de « vraies entreprises ». c’est quoi une entreprise pour vous ?

– Assistante sociale 1 : Je ne crois pas que ce soit le sujet, nous devons discuter d’autres choses plus importantes.

– Moi : Pardon mais je vous écoute depuis tout à l’heure, je ne dis rien et il me semble que si je suis ici, c’est aussi pour participer aux échanges.

– Principale collège 2 : Oui vous avez raison, moi je vous écoute.

– Moi : Vous utilisez des expressions sans même les définir : « codes sociaux, savoir-être, excellence », ça veut tout et rien dire et je n’ai pas l’impression que ce soit très clair dans vos têtes.

– Éducateur : Ben, un kebab c’est juste un petit business, il devrait aller faire des stages dans des pharmacies, chez des opticiens, chez des médecins.

– Conseillère d’orientation 2 : Oui voilà, des entreprises qui tournent bien, qui ne sont pas « fermées », de vraies entreprises quoi.

– Moi : Écoutez, une entreprise c’est une structure qui propose des biens ou services pour répondre à des besoins et qui réalise un chiffre d’affaires. Ça, c’est une définition, non exhaustive certes, de ce qu’est une entreprise. et il me semble qu’un kebab fait tout ça. Après que vous trouviez ça peu reluisant, c’est autre chose non ?

– Assistante sociale 3 : Oui mais où est l’excellence là-dedans ?

– Moi : Pardon ?

– Assistante sociale 1 : Oui, l’excellence, qu’est-ce qu’ils vont apprendre dans un kebab ? déjà qu’ils y sont tous les midis haha !

La moitié de la salle rigole. Je rappelle qu’ils ont tous au moins 40 ans. certains sont avachis dans leurs sièges, d’autres mangent les biscuits delacre posés dans des assiettes en plastique devant eux. ces biscuits à l’ancienne, issus de la fameuse boîte en fer qui sent la naphtaline... À chaque gâteau gobé, je me demandais qui était le plus old school et périmé : le gâteau ou le gobeur ?

– Moi : Je ne sais pas comment vous mesurez « l’excellence » mais si c’est à partir des signes extérieurs de richesse, la Porsche du propriétaire garée devant le kebab peut être une première piste. ensuite pour l’apprentissage, ils sauront ce que c’est que de se lever tôt le matin pour aller faire les courses chez métro, préparer les commandes du midi, définir les bonnes quantités pour avoir une marge intéressante, com- prendre comment on détermine le prix d’un produit, fidéliser une clientèle, nettoyer un restaurant après une journée de travail...

– Principal collège 1 : Haha, vous devez être une sacrée amatrice de kebabs !

– Moi : Pardon ?

– Conseillère d’orientation 1 : Oui bon je suis pas sûre qu’on puisse apprendre tout ça dans un kebab hein, pardonnez-moi mais c’est pas en restant dans le quartier qu’ils verront autre chose.

– Moi : là vous abordez une autre question, celle de sortir du quartier. S’ils trouvent un kebab en centre-ville, ça vous conviendrait ?

– Assistante sociale 1 : Non mais c’est ridicule, pourquoi cette obsession du kebab ?

– Éducateur : Oui je crois que tu es trop jeune et que tu ne comprends pas vraiment l’enjeu.

– Principale collège 2 : Euh, l’argument de la jeunesse de madame est un peu limite. Je comprends tout à fait qu’on veuille faire sortir nos jeunes de leurs quartiers mais vous savez très bien qu’il est difficile de leur faire franchir le boulevard pour atteindre le centre-ville !

– Conseillère d’orientation 1 : Disons qu’ils ne se motivent pas trop...

– Assistante sociale 2 : Oui c’est vrai ça, ils ne font pas d’efforts. Pour prendre le train et aller à Paris le samedi y a du monde, mais pour sortir du quartier pour faire autre chose y a plus personne !

– Assistante sociale 1 : Ah oui c’est vrai ça, c’est vrai !

– Moi : Mais vous vous basez sur quoi pour affirmer les choses comme ça ? Vous faites des statistiques dans vos établissements ?

– Conseillère d’orientation 1 : Des statistiques ? Pourquoi faire ?

– Éducateur : Oui, c’est vrai ils ne font pas d’efforts, pas besoin de chiffres pour le voir

– Moi : Écoutez, j’ai du mal à croire que tous les collégiens du Val Fourré ne font pas d’efforts. Qu’il y en ait certains qui n’en font pas, ok. mais vos généralités me dérangent. Je ne peux rien affirmer mais j’accompagne des collégiens depuis des années et beaucoup d’entre eux ont cherché à faire des stages dans le centre-ville. mais faut dire qu’en face, ils ne reçoivent pas toujours un bon accueil...

– Représentante de la ville : C’est sûr, on ne peut pas nier qu’il existe une frontière virtuelle entre la cité et le centre-ville.

– Moi : Plus que virtuelle, elle est même physique. il y a un boulevard qui sépare ces deux mondes...

– Représentante de la ville : Oui c’est vrai. et nous travaillons à ce que cette frontière disparaisse.

– Principale collège : Vous prenez des stagiaires à la mairie ?

– Représentante de la ville : Oui... Je pense... Enfin sûrement.

– Conseillère d’orientation 1 : Moi je peux comprendre que ça puisse pas bien se passer dans le centre-ville s’ils viennent habillés comme des rappeurs.

– Moi : Mais qu’est-ce que vous racontez ?

– Principal collège : Je pense que madame parle de leur style vestimentaire. c’est une bonne transition pour parler de la journée chic non ?

– Assistante sociale 1 : Oui tout à fait monsieur l, c’est une très bonne transition !

– Principal collège : Alors comme vous le savez, nous avons testé l’année dernière la journée chic, une journée dédiée au chic et durant laquelle tout le monde devait bien se tenir, être bien habillé. les élèves ont joué le jeu et ça s’est très bien passé !

– Représentante d’association : Et quel était le but ?

– Principal collège : Le but était de montrer à ces jeunes gens qu’il était important de bien se tenir, d’être propre sur soi, de ne pas porter de tenues extravagantes, d’être chic !

– Conseillère d’orientation 2 : Je suis d’accord, c’était une réussite ! les garçons ont porté des costumes, les filles des belles robes... on a vu autre chose que des vêtements portés par leurs idoles du football et du hip-hop. on aurait dit des futurs avocats et médecins !

Et là, tout le monde affiche un grand sourire de satisfaction. tout le monde valide cette énième réflexion sortie de nulle part qui vient une nouvelle fois casser du footeux et du rappeur.

– Moi : Vous savez qu’il est beaucoup plus difficile de devenir Ribéry que d’avoir un CDI à la défense ?

– Éducateur : C’est pas ce qu’on dit. C’est juste qu’il faut avoir d’autres ambitions, d’autres rêves plus Ambitieux que de devenir footballeur professionnel !

– Conseillère d’orientation 2 : Alors si Ribéry est un exemple pour vous je crois qu’on va vraiment pas pouvoir se comprendre !

– Moi : Je vous parle de Ribéry en tant que sportif de haut niveau, en tant que joueur international remarqué et distingué nominé pour un Ballon d’or.

– Assistante sociale 1 : Non là écoutez on s’éloigne vraiment du sujet, ça suffit ces discussions qui ne nous concernent pas.

– Moi : Si si, ça nous concerne.

– Conseillère d’orientation 1 : Écoutez, moi quand un élève me dit qu’il veut devenir joueur de foot je lui explique que c’est pas un métier, qu’il ferait mieux d’aspirer à devenir commercial ou même journaliste.

– moi : et sportif professionnel c’est pas un métier ?

– Principale collège : disons que c’est plus difficile à atteindre comme objectif.

– Moi : Là encore c’est un autre sujet et ça rejoint ce que j’ai dit plus tôt, il est plus compliqué d’être un joueur de foot pro que d’être un médecin. Vous savez combien de joueurs de foot deviennent pro comme Ribéry ou Benzema ? Des joueurs d’élite ?

– Principal collège : Vous allez nous le dire j’en suis sûre.

– Moi : Oui, pour votre culture personnelle. C’est 1 sur 200000 de sa génération. J’évite d’émettre des jugements et d’avancer des idées sans les argumenter.

– Assistante sociale 2 : Et donc en quoi ça nous concerne ?

– Moi : Ça vous concerne parce qu’à vous entendre, ces gamins sont des feignasses sans ambition qui adulent des footeux qui n’ont aucun méritent. Juste pour info, avec ce que je viens de vous dire, si on se réfère à la sélection subie comme critère, Ribéry a plus de mérite qu’un avocat, un médecin, un enseignant ou une assistante sociale. Si on avait pris Ribéry et quand je dis Ribéry, j’entends sa capacité de travail qui l’a mené là où il est aujourd’hui, et qu’on l’avait mis à Polytechnique, à Sciences Po ou à l’université de Nanterre, il aurait pu en être diplômé les doigts dans le nez !

– Éducateur : Tu es trop dans la provocation, je comprends pas ton agressivité.

– Moi : Moi je comprends pas que vous me tutoyez depuis tout à l’heure alors qu’on ne se connaît pas, que c’est la première fois de notre vie qu’on s’adresse la parole. Pour ce qui est de l’agressivité, no comment. Je ne suis pas d’accord avec vous et j’ai le droit d’exprimer mon désaccord.

– Conseillère d’orientation 1 : A priori, vous n’êtes d’accord avec personne.

– Assistante sociale 1 : Oui, et ce que vous dites n’apporte rien à la discussion.

– Principale collège : Je pense plutôt le contraire. C’est la seule qui argumente et illustre ses propos depuis tout à l’heure. Ne pas être d’accord avec elle est un droit mais je reconnais qu’elle a raison quand elle dit que la profusion d’expressions utilisées depuis le début nous induit en erreur et nous empêche de véritablement définir le pourquoi de notre présence ici. Quant aux jugements sur ce qui est un bon ou mauvais métier, je trouve ça très limite.

Je n’ai plus pris la parole. C’était trop pour moi. J’avais l’impression de donner de la confiture à des cochons. En plus d’être complètement à la ramasse, d’exprimer un mépris de classe certain, ces gens sont dangereux. Pour prendre l’exemple des conseillères d’orientation, à mon époque déjà elles désorientaient, et c’était la même chose quand mon frère, né en 1972, était collégien et lycéen. En fait, elles continuent de désorienter aujourd’hui encore. J’étais tombée en 2016 sur de nombreux tweets de jeunes gens qui racontaient leurs expériences avec cette corporation composée de nombreux oisifs qui flinguent des vies, et j’étais choquée de lire les témoignages. À l’ère de l’intelligence artificielle, la bêtise naturelle a encore de beaux jours devant elle...

P.-S.

Ce texte est le chapitre 5 (intitulé « Les conseillers de désorientation ») du livre de Mariame Tighanimine, Différente comme tout le monde, qui vient de paraître aux Editions Le Passeur.