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L’Arménien et l’Arménien

Allez-y, essayez de les détruire

par William Saroyan
6 février 2020

Ecrit à New York en 1935 [1], « The Armenian and the Armenian » est connu pour son dernier paragraphe, très souvent cité (par exemple, dernièrement, à la fin du film de Terry George : La promesse), mais toujours dans une version remaniée – amputée de quelques grossièretés et enjolivée de références lyriques à des « prières » et des « chants » toujours renaissants, et même à une « nouvelle Arménie », qui n’ont jamais figuré dans le texte de Saroyan. Ce texte gagne pourtant (en subtilité, en beauté, en force) à être lu dans son intégrité – et son intégralité.

Dans la ville de Rostov [2], je suis passé devant un bar à bière et j’ai vu un serveur en veste blanche qui était à l’évidence un Arménien, alors je suis entré et j’ai dit dans notre langue :

Comment tu vas ? Que Dieu rase ta maison ! Comment tu vas ?

Je ne sais pas comment je pouvais dire que c’était un Arménien, mais je pouvais. Ce n’est pas seulement le teint sombre, la courbure du nez, l’épaisseur et l’abondance des cheveux, ni même l’oeil vif planté au milieu de la figure. Il y en a beaucoup qui ont le bon teint et la bonne courbure du nez, et les mêmes yeux, et les mêmes cheveux, mais qui ne sont pas Arméniens. Notre tribu est une tribu remarquable, et j’étais en route pour l’Arménie.

Eh bien je suis désolé. Je suis profondément désolé : l’Arménie est nulle part. C’est triste à dire : il n’y a pas d’Arménie.

Il y a une petite zone en Asie Mineure qu’on appelle l’Arménie, mais il n’en est rien. Ce n’est pas l’Arménie. C’est un endroit. Il y a des plaines et des montagnes et des lacs et des rivières dans cet endroit, et tout cela est parfait, ce n’est pas moins parfait que tous les autres endroits sur cette Terre, mais ce n’est pas l’Arménie. Il n’y a que des Arméniens, et ils habitent la Terre, pas l’Arménie, parce qu’il n’y a pas d’Arménie, messieurs-dames, il n’y a pas d’Amérique et il n’y a pas d’Angleterre, et pas de France, et pas d’Italie, il y a seulement la Terre, messieurs-dames.

Je suis donc entré dans la petite brasserie russe pour saluer un compatriote – un étranger dans un pays étranger.

Vay ! [3] m’a-t-il dit, en prenant cet air ahuri qui rend notre langue et notre parler si comiques. Toi ?

Il voulait dire Moi, bien sûr. Moi l’étranger. Avec mes vêtements, par exemple. Mon chapeau, mes chaussures, et peut-être même ce petit reflet d’Amérique sur mon visage.

Toi, comment es-tu arrivé jusque ici ?

Bandit ! ai-je répondu d’un ton affectueux. J’ai marché. Quelle est ta ville ? Tu es né où ?

(En arménien : Où es-tu venu au monde ?)

Mouch [4]. Tu vas où ? Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu es américain, ça se voit à tes vêtements.

Mouch. J’aime cette ville. Je peux aimer un endroit que je n’ai jamais vu, un endroit qui n’existe plus, dont les habitants ont été tués. C’est une ville où mon père allait quelques fois quand il était jeune homme.

Mon Dieu, c’était bon de voir cet Arménien basané de Mouch. Vous n’avez pas idée du bien que ça fait, pour un Arménien, de tomber sur un Arménien, à l’autre bout du monde. Dans un bar à bière. Un endroit où les hommes vont boire. Qu’est-ce que ça peut faire que la bière soit pourrie ? Qu’est-ce que ça peut faire, les mouches ? Qu’est-ce que ça peut faire, la dictature ? Il est tout simplement impossible de changer certaines choses.

Vay ! m’a-t-il dit. Vay !

(Lentement, avec une joie affectée).

Vay ! Et tu parles la langue. C’est incroyable que tu n’ais pas oublié.

Et il nous a servi deux verres de bière russe pourrie.

Et ces gestes arméniens, qui signifient tellement. Les mains qui tapent sur les genoux, le rire qui gronde. Les jurons, les imprécations. Cette légère dérision à l’égard du monde et de ses grandes idées. Le mot en arménien, le coup d’oeil, le geste, le sourire, et à travers tout ça la race qui revit soudainement, intemporelle, encore forte bien que les années soient passées, bien que les villes aient été détruites, que les pères et les frères et les fils aient été tués, les lieux oubliés, les rêves violés, les coeurs assombris par la haine.

J’aimerais bien voir n’importe quel pouvoir détruire cette race, cette petite tribu de gens sans importance, dont l’histoire est finie, dont les guerres ont toutes été menées et perdues, dont les structures sont en miettes, dont la littérature n’est pas lue, dont la musique n’est pas écoutée, dont les prières ne sont plus prononcées.

Allez-y, détruisez cette race. Disons que c’est à nouveau 1915. Il y a une guerre mondiale. Détruisez l’Arménie. Voyez si vous pouvez le faire. Chassez-les de leurs foyers, envoyez-les dans le désert. Privez-les de pain et d’eau. Brûlez leurs maisons et leurs églises. Voyez s’ils ne vont pas vivre encore. Voyez s’ils ne vont pas rire encore. Voyez si cette race ne va pas vivre encore quand deux d’entre eux vont se retrouver dans une brasserie, vingt ans après, et rire, et parler dans leur langue. Allez-y, voyez si vous y pouvez quelque chose. Voyez si vous pouvez les empêcher de se moquer des grandes idées de ce monde, bande de fils de putes, une paire d’Arméniens qui discute n’importe où dans le monde, allez-y, essayez de les détruire.

P.-S.

« The Armenian and the Armenian » est paru dans le recueil Inhale & Exhale, New York, Random House, 1936. Traduit ici par Pierre Tevanian.

Notes

[1Publié un an plus tard dans le recueil Inhale & Exhale

[2Ville russe, capitale de l’oblast de Rostov, dans le Caucase du Nord.

[3Vay ! : Oh !

[4Ville d’Anatolie orientale, préfecture de la province du même nom