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La répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le travail de la conversation (Deuxième partie)

Les pratiques conversationnelles des hommes

par Corinne Monnet
1er novembre 2007

Le texte qui suit a déjà été publié en 1998 dans la revue Nouvelles questions féministes. Nous le reproduisons avec l’aimable autorisation de l’auteure et de la directrice de la publication.

Première partie : Présentation de la recherche

Deuxième partie :

1.Interrompre les femmes

Pour l’étude des interruptions, je me servirai surtout du texte de West & Zimmerman qui se trouve dans Language and Sex de Thome & Henley. Elles se réfèrent toujours au modèle de conversation que j’ai décrit précédemment. West et Zimmerman ont opéré une distinction, dans les paroles simultanées, entre deux catégories : les chevauchements et les interruptions.

Les chevauchements ont lieu à un moment de transition possible. Ils proviennent d’une erreur de réglage entre les tours, comme par exemple quand le nouveau locuteur, pour éviter un trou, commence son énoncé aussi près que possible de la fin de l’énoncé du locuteur précédent. West et Zimmerman considèrent donc le chevauchement comme une erreur du système lui-même.

La seconde catégorie, qui va nous intéresser davantage, est celle des interruptions proprement dites. Elles consistent en des intrusions plus profondes dans la structurée interne de l’énoncé de la locutrice/du locuteur, qui peut ne pas avoir fini du tout son tour. Elles sont donc des violations des procédures de tour et n’ont pas de fondement dans le système. West et Zimmerman disent qu’elles montrent un réel déni d’égalité d’accès à l’espace de la parole.

J’en viens maintenant à l’étude proprement dite portant sur des dialogues enregistrés dans des lieux publics d’une communauté universitaire. Nous avons 20 couples non mixtes (10 couples femme/femme et 10 couples homme/homme) et 11 couples mixtes (composés exclusivement d’étudiant-e-s à une exception près où la femme est assistante). Les sujets de conversation varient depuis les échanges de politesse jusqu’à des sujets plus intimes, selon que ces personnes se rencontrent pour la première fois ou bien se connaissent davantage. Alors qu’elles dénombrent 22 chevauchements et 7 interruptions dans les dialogues non mixtes, elles trouvent 9 chevauchements et 48 interruptions dans les dialogues mixtes. On peut faire plusieurs remarques sur ces résultats.

Les chevauchements sont plus fréquents que les interruptions dans les dialogues non mixtes que dans les dialogues mixtes. Par contre, les interruptions sont beaucoup plus fréquentes en mixité que les chevauchements. Seuls 3 des 10 dialogues non mixtes comportent des interruptions, qui sont de plus réparties assez symétriquement entre les interlocutrices/teurs, alors que seul 1 dialogue mixte sur les 11 en est indemne. Les interruptions apparaissent donc comme systématiques dans les dialogues mixtes.

La plupart des chevauchements et interruptions sont dus aux hommes. Dans 96% des cas, ce sont les hommes qui interrompent les femmes. Nous sommes bien loin d’une distribution aléatoire des interruptions et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a une forte dominance masculine quant aux interruptions dans les dialogues femme/homme. Après avoir refait une étude dans des conditions différentes portant sur cinq conversations mixtes avec des personnes qui ne se connaissaient pas du tout, West et Zimmerman retrouvent toujours, à peu de chose près, les mêmes résultats.

Le cas de dialogue mixte où il y a le plus d’interruptions (c’est à dire 13) se passe entre une femme assistante, de statut donc plus élevé que celui de son interlocuteur, et un étudiant. C’est ici aussi qu’elles ont trouvé les deux seules interruptions dues à une femme. Dans une autre étude faite par West (1984), portant sur des interactions entre médecins et patients, il ressort que le genre constitue un statut plus important que la profession. Les patientes femmes sont interrompues par les médecins hommes, mais les médecins femmes sont aussi interrompues par les patients hommes. Une femme reste donc une femme quel que soit son statut professionnel.

Je rappelle que rien dans le modèle ne prévoyait une distribution asymétrique des interruptions. Or, celles-ci ne peuvent pas être expliquées par le système des tours. On peut donc conclure à l’influence d’un facteur exogène qui agit comme influence. Les résultats obtenus dans cette recherche mettent en évidence que ce facteur est bien celui du genre. Si toutes les interruptions ne sont pas en elles-mêmes des moyens de dominance, nous ne pouvons pas non plus soutenir que ces pratiques seraient neutres par rapport au genre.

2. Imposer silence aux femmes

La répartition des silences dans les dialogues non mixtes est pratiquement symétrique alors qu’en mixité ce sont les femmes qui ont tendance à tomber dans le silence, surtout après avoir été interrompues. West & Zimmerman ont aussi ausculté de plus près ces silences. Elles ont trouvé que 62% des femmes étaient silencieuses après trois types de stratégies conversationnelles masculines : les chevauchements, les interruptions et les réponses minimales retardées.

Les réponses minimales, ou confirmations minimales, signalent à la/au locutrice/teur qu’elle/il a bien été compris-e et peut continuer. Ce sont par exemple un signe de tête, un « mhm » ou un « oui ». Placée à temps, la réponse minimale montre une attention active à l’interlocutrice/teur. Lorsque les femmes s’en servent, elles signalent une attention constante, démontrent leur participation, leur intérêt et pour la conversation et pour l’interlocuteur. Lorsque les hommes emploient ces marques verbales, ils le font souvent après le moment propre à soutenir le sujet. Les confirmations minimales sont donc retardées, signalant alors pour la locutrice et ses paroles désintérêt et inattention. La conversation exige de l’auditrice/teur ces confirmations minimales. Si elles ne viennent pas, la/le locutrice/teur peut se mettre à répéter ses idées, à prolonger les pauses, hésiter et finir par se taire (Slembek, 1990). La stratégie utilisée par les hommes en retardant ces réponses minimales devient donc un autre moyen de domination grâce auquel ils finiront par obtenir le silence des femmes.

Dans les dialogues mixtes étudiés, aucune femme ne s’est plainte de se faire interrompre. Quand l’homme s’est fait interrompre, il n’a du reste pas observé de silence par la suite. En mixité, les femmes font des pauses environ trois fois plus longues qu’en non mixité, que ce soit après une interruption ou une réponse minimale retardée. Les pratiques masculines du dialogue ne sont pas sans effet sur les silences des femmes qui s’ensuivent, ce qui peut déjà nous fournir une bonne explication du fait que leurs contributions soient moins longues que celles des hommes. Certains ont essayé d’interpréter les silences des femmes qui suivent les interruptions comme un signe d’encouragement à ce que les hommes les interrompent. West compare alors cette situation à celle du viol tel qu’il est conçu dans notre culture. Les femmes ne sont-elles pas vues souvent comme invitant au viol par leur habillement, que ce soit un décolleté ou une jupe, ou par leur inaptitude à se défendre ?

Mais si nous voulions pleinement analyser le silence des femmes, il nous faudrait examiner aussi le langage qui les exclut et les dénigre (Spender,1980). D’autre part si, comme nous le verrons plus loin, les femmes ne sont requises dans la conversation que pour soutenir le discours masculin, il devient compréhensible qu’elles restent silencieuses (Spender, 1980). Les hommes empiètent systématiquement sur le droit des femmes à achever leur tour de parole et leur dénient un statut égal comme partenaires conversationnelles. West & Zimmerman font d’ailleurs l’analogie entre ces dialogues femme/homme et les conversations enfant/adulte où l’enfant n’a qu’un droit limité à la parole. Comme pour les enfants, le tour de parole des femmes apparaît non essentiel. Les femmes et les enfants reçoivent respectivement de la part des hommes et des adultes un traitement similaire dans la conversation. Toutefois, à la différence des enfants, elles semblent plus la boucler, même dans le cas, non rare, où les hommes les interrompent pour les reprendre ou les réprimander (West, 1983 : 157).

Voici les trois conclusions auxquelles arrive West (1983 : 157)

« Les interruptions masculines constituent des parades de pouvoir et de contrôle à l’intention des femmes. »

« Les interruptions sont de fait (et non pas uniquement au plan symbolique) un moyen de contrôle ».

« Cette asymétrie des interruptions dans les échanges mixtes incite à émettre l’hypothèse que certaines situations contribuent à mettre en relief la distinction sociale des sexes. »

Les interruptions sont un trait caractéristique des interactions femmes/hommes. Elles sont asymétriques et dépendent clairement du genre. Certaines études les ont retrouvées dans une grande variété de contextes et on a vu qu’avoir un statut professionnel élevé ne protégeait pas les femmes des interruptions. En tant que telles, les interruptions aident à construire et à réaffirmer les inégalités de genre. Être interrompue n’est pas un trait du langage féminin en soi. West & Zimmennan montrent que la répétition d’interruptions faites par les hommes est beaucoup plus que la conséquence de leur statut élevé : c’est une voie qui permet l’établissement et le maintien de ce statut différentiel de genre.

Le choix des sujets

Les interruptions et les réponses minimales retardées n’ont pas seulement pour effet de faire taire les femmes. Elles fonctionnent aussi comme mécanisme de contrôle des sujets de conversation. Comme West & Zimmerman ont pu l’observer, une série de réponses minimales retardées peuvent amener le sujet à sa fin. Et de façon similaire, les interruptions répétées sont suivies de changement de sujet.

West a observé de près ces intrusions masculines (1983 : 160-168). En s’appuyant toujours sur le modèle de la prise de tour, elle étudie la façon dont vont se poursuivre les discussions après une simultanéité de paroles. Parler en même temps ne facilitant pas la compréhension mutuelle, on peut se demander ce qui aura été réellement entendu et compris lors d’un chevauchement de paroles. Mais West s’attache surtout à étudier quel énoncé sera dégagé de la simultanéité afin d’en rétablir l’intelligibilité et d’en restaurer les enchaînements. Lorsque le schéma des transitions se réalisant tour à tour est brisé, diverses procédures peuvent être alors utilisées afin de surmonter cette difficulté. On peut par exemple récupérer son propre énoncé en le reprenant lors de son prochain tour de parole ou bien on peut récupérer l’énoncé de l’interlocutrice/tour en l’insérant dans son propre tour de parole. West constate que les récupérations sont, de façon générale, assez rares ; elles se retrouvent seulement dans 26% des cas de paroles simultanées étudiées. 14% font suite à des chevauchements et 35% à des interruptions. Ce sont donc bien les interruptions qui provoquent le plus de récupérations d’énoncés. Ceci confirme bien la distinction opérée précédemment entre les deux formes de paroles simultanées (chevauchements et interruptions) et montre même qu’elle n’est pas seulement théorique puisque les locutrices/teurs distinguent entre les deux dans la réalité de leurs comportements. Ainsi, les erreurs de réglage entre les tours (chevauchements) désorganisent moins gravement la conversation que ne le font les violations des droits des locutrices/teurs (interruptions).

Il s’agit bien de la défense du droit à la parole. Nous avons déjà discuté des silences des femmes qui suivent les interruptions masculines. Ici, West observe dans le détail le déroulement de la conversation après que les hommes aient interrompu les locutrices.

Elle constate que les interruptions masculines sont suivies premièrement d’une continuation du discours de la part des hommes, tandis que les femmes se retirent, et deuxièmement, d’une non-récupération de la part des hommes des paroles de l’interrompue. En ne sauvant pas l’énoncé de l’interlocutrice, les hommes ne cèdent donc pas la priorité ; en reprenant le leur, ils s’emparent du rôle de locuteur et rendent leurs paroles prioritaires.

Les femmes interrompues renoncent donc majoritairement à se défendre en dépit de la violation flagrante faite à leur droit à la parole. Par toutes ces intrusions, les hommes parviennent à imposer leur propre sujet aux dépens de celui des femmes. Celles-ci renoncent à reprendre le leur et se soumettent à celui des hommes. Les silences des femmes signalent qu’une règle communicative n’a pas été respectée et que l’interruption est ressentie comme importune. Bien que cette stratégie soit aussi employée par les hommes dans les conversations avec leurs pairs, les hommes interrompus réintroduisent alors souvent leur sujet après l’incident (Slembek, 1995). Très banales, ces interruptions ne sont pas des signes d’incompétence conversationnelle mais bien de dominance. Elles provoquent des troubles dans la progression cohérente de l’échange, désorganisent l’agencement tour à tour des sujets de conversation et permettent ainsi aux hommes d’imposer leurs thèmes.

Tels sont les moyens par lesquels les inégalités entre femmes et hommes se réalisent dans la conversation. West conclut son article en rattachant les pratiques linguistiques qui fournissent aux hommes les moyens de leur dominance à la question plus vaste du pouvoir et du contrôle dans la vie sociale.

« En d’autres termes, la distribution du pouvoir dans la structure professionnelle, la division du travail familial ainsi que les autres contextes institutionnels où les perspectives sont déterminées trouvent leur parallèle dans la dynamique des interactions quotidiennes. En bref, on s’aperçoit qu’il existe des manières définies et structurées par lesquelles le pouvoir et la dominance dont jouissent les hommes dans d’autres environnements s’exercent également dans les conversations qu’ils ont avec les femmes » (West, 1983 : 169-170).

Introduire un sujet dans une conversation n’implique pas nécessairement que ce sujet sera développé. Pour cela, un travail interactionnel est nécessaire. Idéalement, ce travail doit être partagé par tou-te-s les participant-e-s. Encore une fois, rien ne permet de prévoir une inégalité à ce propos. Grâce à l’étude de dialogues entre couples hétérosexuels, Pamela Fishman (1983) a élaboré une conception de l’interaction comme travail. En analysant concrètement les interactions, elle s’est rendu compte à quel point une interaction, pour être effective, demandait un travail qui soit fourni par les deux personnes. Ainsi, elle montre clairement que le déroulement des interactions mixtes permet aux hommes d’imposer leurs sujets de conversation au détriment de ceux proposés par les femmes.

Pamela Fishman relève l’introduction de 76 sujets lors des conversations qu’elle a analysées. 29 sont proposés par des hommes, 47 par des femmes. Sur ces 47 seuls 17 feront l’objet d’une réelle discussion. Que s’est-il dont passé entre-temps ? Comment une telle perte peut-elle avoir eu lieu ? Pourquoi les femmes n’ont-elles pas réussi à faire en sorte que leurs sujets soient repris et discutés ?

Troisième partie : Les pratiques conversationnelles des femmes

P.-S.

Références

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