Partie précédente : Vous avez dit forteresse ?
Malgré les chiffres affolants égrainant au fil des ans des dizaines de milliers d’exilés noyés en mer ou ensevelis dans le sable du désert, que ce soit en Méditerranée, dans l’Atlantique ou dans le Sahara [1], le sujet n’a été ces dernières années qu’une seule fois pleinement au centre de l’attention médiatique, dans sa dimension « humaniste » en tout cas.
C’était à la suite d’un drame photographié le 2 septembre 2015 sur une plage de Bodrum, en Turquie. Sur l’image prise par la photographe turque Nilüfer Demir, l’image montrait un enfant syrien de trois ans nommé Alan Kurdî, rejeté par la mer dans son t-shirt rouge et son short bleu, le visage figé dans le sable, mort de noyade. Cliché insoutenable, partout reproduit, accompagné d’une litanie de « plus jamais ça ». À tel point qu’il y eut un temps solidarité internationale, avec l’Allemagne d’Angela Merkel proclamant l’importance de l’accueil de personnes fuyant leur pays en guerre : « Wir Schaffen das » (Nous y arriverons). Cela ne dura pas : il y eut rapide ressac, cadenassage, et les obstacles fleurirent sur la « route des Balkans ».
Si bien qu’on peut légitimement hausser les sourcils à la lecture du récent Atlas des frontières, lequel affirme que « chaque visage de “migrant” noyé ou échoué sur une plage – comme le petit Kurde de Syrie Aylan (sic) en 2015 – provoque une onde de choc aux répercussions forcément politiques ». Ah oui ? Pour qui veut les chercher, les clichés de ce type ne manquent pas – « Chaque jour, deux Aylan », titrait Libération en novembre 2015. On attend donc encore les « ondes de choc » similaires. Et quoi qu’il en soit : on sait. L’Europe sait. Des milliers de personnes meurent en mer faute d’autres options que de tenter le tout pour le tout. Des enfants atterrissent dans les camps mouroir de Libye. Des jeunes hommes blessés sont roués de coups à côté de leurs camarades morts après avoir chuté d’une barrière de dix mètres de haut. Des exilés sont renvoyés en mer Égée sur des radeaux de fortune par les garde-côtes grecs avec l’aval de Frontex. Sur toutes les routes hérissées d’obstacles, des mafias s’enrichissent sur le dos des plus démunis. Et à Calais, sous la canicule du brûlant été 2022, on empêche l’accès aux points d’eau à ceux qui ont atterri dans le no man’s land.
La communauté scientifique s’accorde à dire que les migrations massives vont s’intensifier en raison de l’inflation des catastrophes climatiques, lesquelles frappent et frapperont en premier lieu les populations du Sud. Un basculement vers la catastrophe qui fait peu réagir, voire pas du tout, ce que déplore la géographe et militante tchadienne Hindou Oumarou Ibrahim :
« Les dix dernières années ont été en quelque sorte la bande-annonce du film d’horreur qui va toucher la planète et les humains. Et mon peuple est le témoin silencieux d’un problème qu’il n’a pas créé. »
Alors qu’il devrait être central, le sujet est pourtant abandonné, remisé, jugé politiquement néfaste dès lors qu’il n’est pas enrobé d’une obsession sécuritaire ou identitaire. En France, les forces dites de gauche rechignent à s’y frotter, démission vertigineuse. Si elles le font, comme le 20 juin 2023 lorsqu’un député La France insoumise demande une minute de silence à l’Assemblée nationale pour les centaines de morts d’un récent naufrage au large de la Grèce, une majorité macroniste droite dans ses bottes refuse ce service minimum mémoriel, sous les applaudissements des députés du Rassemblement national (RN). Quant aux médias dominants, ils rechignent à traiter cette facette de l’Europe, considérée comme peu vendeuse. Un vide qu’une extrême droite toujours plus puissante vient combler en criant à l’invasion, crachant sans complexe ses névroses et saillies xénophobes, qu’elle parvient au fil du temps à imposer dans le débat public.
Pour ses partisans, la fortification serait une évidence, dressée au nom de la sauvegarde de la civilisation occidentale. Parmi les livres de chevet de Marine Le Pen (et de Steve Bannon, ex-âme damnée de Donald Trump ou de Jair Bolsonaro), on trouve ainsi un roman publié en 1973, Le camp des saints. Son auteur Jean Raspail y postulait « l’incompatibilité des races lorsqu’elles se partagent un même milieu ambiant ». Du miel pour la figure de proue du RN, qui en possède un exemplaire original dédicacé et affichait son enthousiasme sur Twitter en septembre 2015 :
« Aujourd’hui, c’est une submersion migratoire. J’invite les Français à lire ou relire Le camp des saints. »
Or, qu’est-ce que ce livre ? Le récit outrageusement raciste et grossier de l’arrivée sur les rivages français d’un million de migrants issus du sous-continent indien, entérinant la fin d’une civilisation incapable de mettre à mort ceux qui
« couvriront de caca votre terrasse et s’essuieront les mains aux livres de votre bibliothèque ».
Morceau choisi :
« Les bateaux se vidaient de toute part comme une baignoire qui déborde. Le tiers monde dégoulinait et l’Occident lui servait d’égout. »
Autre passage choquant, parmi tant d’autres, cette incitation au génocide :
« Nous sommes en état, dans la mesure où nous le voulons, de repousser l’envahissement et d’anéantir l’envahisseur. À la seule condition, évidemment, de tuer avec ou sans remords un million de malheureux. »
Ce n’est qu’un roman. Obscène et insupportable, mais un roman. Sauf qu’il décrit parfaitement la manière dont la déshumanisation – voire la diabolisation – de la figure de la personne exilée permet de se laver les mains de son destin. À mesure que se diffuse une union sacrée sécuritaire basée sur la désignation du bouc émissaire, il est chaque jour plus aisé de hurler « Fermons les portes » à destination d’opinions publiques lentement habituées à cette idée. Coulez bateaux, mourez saute-frontières, désormais tout le monde s’en contrefiche.
Cette extension du dédain envers le sort de populations considérées comme appartenant à un autre monde, au mieux invisibilisées, au pire sacrifiées, on en a vu un exemple frappant avec le traitement différencié des Ukrainiennes et Ukrainiens fuyant la guerre. Une forme de négatif, d’inversion des ressentis exprimés envers la position d’exilé, bien symbolisée par la maire de Calais Natacha Bouchart : si inflexible depuis des années dans sa chasse aux exilés, elle tint à faire savoir qu’elle accueillait en son palais municipal des ressortissants de ce pays ayant atterri là sur la route de l’Angleterre. Dans la foulée, cette grande amie de Sarkozy déclara réserver des places dans l’auberge de jeunesse de la ville pour les y loger. Sous-titre implicite : ceux-là sont de bons réfugiés, comme nous, qui arborent des peaux blanches et ont les mêmes références culturelles. Dit autrement fin février 2022 par Philippe Corbé, éditorialiste chez BFM-TV :
« On ne parle pas là de Syriens qui fuient les bombardements du régime [syrien], on parle d’Européens qui partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures. »
Des discours qui résonnent avec ces paroles de l’anthropologue Michel Agier, recueillies en 2013 :
« Notre société ne s’identifie plus culturellement ou politiquement à ces personnes qui viennent de pays en crise sociale, environnementale ou politique, très largement situés dans les “Suds” de la planète. Les guerres qu’ils fuient souvent sont regardées de haut, comme si ce n’était pas de “bonnes” guerres − des guerres d’États −, comme si elles n’étaient pas suffisantes à motiver l’exil » [2].