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« Odeur de pisse » et odeur de sang

Réflexions sur la littérature et la politique, à l’occasion de « l’affaire Sylvain Tesson »

par Pierre Tevanian
23 janvier 2024

Suite à la nomination de l’écrivain Sylvain Tesson comme « parrain » de la vingt-cinquième édition du « Printemps des poètes », un collectif de poètes, d’écrivains et de personnalités du monde culturel a publié dans le quotidien Libération une tribune s’élevant contre ce parrainage, du fait des thèses réactionnaires dudit Tesson et de ses accointances avec l’extrême droite. Un déferlement d’attaques s’en est suivi, dans la presse d’extrême droite ou de droite extrême, mais pas seulement, contre ce délit de lèse-majesté. Les lignes qui suivent reviennent sur cette séquence aussi instructive qu’inquiétante sur l’époque, non par un manque de tolérance qu’elle manifesterait, mais bien au contraire par la terrible capacité, qu’elle révèle, à accepter et même célébrer l’intolérable.

« C’est décidément une mode en ce moment de parler de « chasse à l’homme » quand des voix s’élèvent pour que l’on connaisse les actes dont un artiste s’est rendu responsable et pour que l’on discute de l’opportunité de le célébrer. »

Ainsi parle Frédérik Detue dans une publication Facebook qui fait du bien, au milieu des commentaires distanciés, même à gauche, sur le combat « mal mené » des pétitionnaires, « contre-productif », relevant de la « censure » et de ce fait irrespectueux de la chose « littéraire » – on pourra lire par exemple la prise de position, dans ce sens, d’un célèbre Prix Goncourt, Nicolas Mathieu, expliquant qu’ « il faut craindre autant que le mal les moyens que l’on met à favoriser l’avènement du bien ».

« Autant ».

On a bien lu, retenons bien le mot : la pétition contre le « parrainage » de Sylvain Tesson est lourde d’ « autant » de danger que l’auteur Sylvain Tesson lui-même, sa promotion et son succès, et enfin sa mise à l’honneur.

Une bonne partie de ce qu’il y aurait à répondre se trouve dans l’écrit de Frédérik Detue, je commencerai donc par là :

« Le raccourci rhétorique qui vise à fausser la portée d’un geste critique ne doit cependant tromper personne : combattre la valeur symbolique d’une célébration, ce n’est en aucun cas s’attaquer ad hominem à la personne célébrée. Célébrer une personne, c’est essentiellement demander à un collectif social de se reconnaître en elle. Cela suppose donc de s’accorder sur ce que cette personne représente et qui serait fédérateur. À propos de Sylvain Tesson, Sophie Nauleau, directrice du Printemps des poètes, a pensé pouvoir capitaliser sur l’image aseptisée de l’auteur à succès de récits de voyage en le romantisant : elle a fait de cet « arpenteur d’altitude, de steppes, d’à-pics et de poésie » une incarnation de la Grâce. De façon générale, on peut espérer que les personnes concernées par cet événement culturel, à commencer par les poètes et poétesses, ne se reconnaissent pas dans une telle représentation idéaliste de la poésie et en critiquent le caractère idéologique. Mais a fortiori au regard des écrits de Sylvain Tesson, ce serait une faute de ne pas en dénoncer la fausseté. Il faut présenter les œuvres littéraires pour ce qu’elles sont, et non en forgeant des images d’Épinal tout ce qu’il y a de plus kitsch. En guise de littérature de l’ailleurs, ce qu’il s’agit ici de promouvoir est en réalité une littérature néocolonialiste, raciste, viriliste et antimoderniste qui trouve son inspiration dans une tradition d’extrême droite assumée par l’auteur. Est-ce qu’on a encore le droit dans ce pays de ne pas vouloir se retrouver sous une telle bannière ? »

Au-delà des indignations droitières et extrême-droitières prévisibles contre le « wokisme » et la « bien-pensance », auxquelles il est vain de répondre puisqu’elles n’expriment au fond qu’une adhésion aux idées de Sylvain Tesson, le principal argument avancé contre « la pétition des écrivains », à gauche en tout cas, consiste à dire que c’est faire trop d’honneur au « symbolique » et à l’« institutionnel », et qu’en ces temps d’offensive extrême-droitière étatique et médiatique sans précédent, les forces militantes ne doivent pas se « disperser » et se « dilapider » dans des affaires aussi secondaires. L’argument me parait pourtant singulièrement réversible : face à de telles offensives, pour ainsi dire « totales », l’histoire la plus tragique nous a prouvé qu’aucun terrain ne doit être délaissé, et parmi eux certainement pas le terrain « culturel », celui du symbolique, de l’idéologique et de leurs déclinaisons livresques.

En quoi, par ailleurs, la signature, par des producteurs de texte, d’une pétition concernant leur champ professionnel spécifique, dilapiderait-elle la force militante de l’ensemble de la gauche, ou même la leur propre ? L’histoire, là encore, me semble avoir montré plutôt l’inverse – à savoir : que ce type d’engagements « spécifiques » peut constituer des occasions de politisation ou re-politisation, et contribuer à des mobilisations ou re-mobilisations plus larges et plus fortes.

En quoi enfin, la littérature et la poésie échapperaient-elles au politique, et aux conflits et mobilisations que celui-ci implique ? Celles et ceux qui jugent déplacée ou excessive ou dérisoire la pétition des écrivains auraient-ils la même réticence à pétitionner si – par exemple – Michel Maffesoli, aussi nul dans son domaine que Tesson l’est dans le sien, et à peu près aussi politiquement marqué à l’extrême droite, était invité à parrainer un grand événement de sociologie à la MSH (Maison des Sciences de l’Homme) ?

L’histoire a pourtant maintes fois montré, singulièrement au siècle dernier, à quel point la « littérature » et le « littéraire » pouvaient constituer des armes idéologiques dévastatrices, a fortiori lorsqu’ils prennent les atours débonnaires et esthétisés de la poésie bucolique, rêveuse et « voyageuse ». C’est une bien vieille et bien triste histoire, dont Pierre Loti est une des figures les plus canoniques : le goût du voyage et du dépaysement, l’amour de « l’Art » et du « Beau », l’émerveillement devant « Mère Nature », l’affection pour telle ou telle « peuplade » ou « civilisation » exotique soigneusement choisie, élue, « distinguée » – généralement pour mieux cracher sur d’autres « races », ou conspuer « notre société moderne » et ses idées progressistes, tout cela devrait être connu, médité, capitalisé.

Profitons d’ailleurs de l’occasion pour conseiller la lecture du livre de François Krug intitulé Réactions françaises. Enquête sur l’extrême droite littéraire, consacré en bonne part au cas Sylvain Tesson, qui documente de manière accablante l’inspiration idéologique, les compagnonnages politiques et les amitiés « sulfureuses » profondes et anciennes dudit Tesson, de Ernst Jünger à Jean Raspail et Gabriel Matzneff, de la « Nouvelle Droite » à la vieille Action Française.

Lisons ou relisons également la tout aussi implacable étude de Vincent Berthelier, Le style réactionnaire. De Maurras à Houellebecq, qui analyse avec minutie la manière dont « la littérature », « le style » et leur fétichisation jouent, de plus longue date encore, comme des opérateurs politiques redoutablement efficaces, en particulier au service des idéologies les plus rétrogrades, brutalement réactionnaires, virilistes et antiféministes, identitaires et racistes.

Pour celles et ceux qui n’ont pas le temps, froncent les sourcils d’agacement ou arborent une moue dubitative, citons tout simplement du Sylvain Tesson dans le texte – c’est extrait de son ouvrage L’Axe du loup, publié en 2004, et des esprits avisés l’ont ressorti depuis quelques jours sur les réseaux sociaux :

Sans doute certains verraient-ils mieux le problème et crieraient-ils moins à l’odieuse censure totalitaire si ledit Tesson avait écrit son bonheur à se trouver « loin de ces terres balisées d’étoiles de David » et « loin de cette odeur de pisse chaude de chèvre qui flotte toujours au-dessus des synagogues ». Sans doute aussi d’autres persisteraient-ils alors à plaider la licence poétique et l’Artiste intouchable, suivant ce qu’on peut appeler « la jurisprudence Céline ». Pour ma part, les deux postures me paraissent également détestables. Car quelle que soit la cible, nous sommes là dans l’ordre de l’anciennement connu et reconnu, documenté, archivé et analysé : qu’il s’agisse de Juifs, d’Arméniens, de Bosniaques musulmans, et de Céline à Soral ou de Karadzic aux Loups Gris, ce besoin singulier d’amalgamer l’animalité, la scatologie et la religion d’un groupe humain se retrouve partout en prélude, en musique de fond et en coda du pogrom. Il est indéfendable et n’a rien, strictement rien à voir avec ce qu’une institution publique peut célébrer sous le nom de poésie.

Il est enfin un dernier argument, plus spécifique, auquel il me parait nécessaire d’apporter ma réponse, elle aussi située. Sylvain Tesson jouit parmi les Arméniens de France d’une reconnaissance – ou a minima d’une indulgence certaine – du fait de son engagement très médiatisé pour une cause qu’ont délaissée trop d’écrivains, d’artistes ou d’intellectuels – et plus encore d’élus et de leaders politiques – prétendant représenter la gauche : la cause des Arméniens précisément, et plus précisément des 150000 Arméniens du Haut-Karabagh [1]. Harcelés incessamment pendant trois décennies par leur « voisin » sur-armé turco-azerbaïdjanais, puis agressés militairement en 2020, puis étouffés par dix mois de blocus total, ils ont finalement subi l’assaut final en septembre dernier, qui les a déportés dans leur totalité vers la République d’Arménie. Abandonnés de tous ou presque, gouvernants et opposants, à droite au nom de la realpolitik et de la loi du fric, du caviar, du pétrole et du gaz, à gauche au nom d’indéfendables hiérarchies des victimes et des causes, les Arméniens n’ont eu droit qu’à quelques sanglots médiatiques non-suivis d’actes, et les lanceurs d’alerte ont manqué. C’est de ce vide qu’ont profité quelques aventuriers de la Réaction dont les plus faciles à démasquer se nomment Zemmour et Onfray, et dont Sylvain Tesson constitue un avatar plus « présentable » – ou rendu tel par des années d’une promotion télévisuelle singulièrement taiseuse sur certaines dimensions du personnage et de ses écrits.

Face à de tels massacres, qui « parachèvent » l’œuvre génocidaire du « Sultan Rouge », des « Jeunes Turcs » et de leur successeur Kemal, chacun devra répondre à hauteur de ses paroles, de ses silences et de son audience propres. Et singulièrement à gauche. Je considère pour ma part que la politique de la chaise vide rend difficilement critiquable – en tout cas de la part de nos grands silencieux – la reconnaissance qu’éprouvent tant d’Arméniens de France envers une personnalité qui jouit incontestablement d’une immense audience, et qui a incontestablement utilisé cette audience à de multiples reprises pour alerter sur un crime de masse que tant d’autres voix persistaient à silencier. Il n’en demeure pas moins que les arguments qui valaient – et que j’avais énoncés dans de précédents textes – sur le cas Zemmour ou le cas Onfray valent aussi pour Tesson, la principale différence étant que l’appartenance de Tesson à l’extrême droite est moins notoire, dans le grand public, que celle d’Onfray et – plus encore – que celle de Zemmour.

Ces arguments peuvent se résumer ainsi : la cause antiraciste, anticolonialiste, anti-impérialiste, celle de l’égalité et des droits humains tout simplement, est indivisible et ne souffre pas d’intermittences, d’exceptions ou de géométries variables. La défense d’un groupe opprimé n’ouvre aucun droit à la stigmatisation d’un autre groupe. Un défenseur des Arméniens qui tolère (ou pire : professe) l’islamophobie ne vaut pas mieux que son double inversé, Pierre Loti par exemple, aussi « turcophile » et « islamophile » qu’arménophobe, judéophobe et négrophobe, et pas mieux non plus qu’un militant contre l’islamophobie qui tolère ou professe l’antisémitisme ou qu’un militant contre l’antisémitisme qui tolère ou professe l’arabophobie. Sylvain Tesson a eu des mots justes en faveur des Arméniens, que tant d’autres n’ont pas eus, dont acte, mais il a par ailleurs dit et écrit trop d’insanités sur d’autres peuples pour mériter les honneurs et les « parrainages » qui lui sont aujourd’hui octroyés.

En d’autres termes, sur le terrain subjectif, qui compte en politique : rien ne me convient plus mal que le rôle du « Bon Ami » exotique de Monsieur le Grand Écrivain de Souche, du « Bon Oriental » opposé au Mauvais, du supplément d’âme humaniste d’un propagandiste haineux.

Que tout cela n’aille pas de soi pour tout le monde, et que certains esprits forts et goncourisés redoutent « autant » le « moyen » de la pétition que ce « mal » qui se nomme la haine raciale, ne finit pas d’étonner – et de glacer le sang. Nous vivons, décidément, des temps bien froids et bien veules, et filons à grande vitesse vers des temps plus froids et plus veules encore, entre fanatisme identitaire et, comme disait l’autre, fanatisme de l’indifférence.

Notes

[1Recensement de 2015. La guerre de 2020 et les dix mois de blocus ont ensuite fait chuter la population du pays à 120000 en 2023, avant l’offensive finale qui a chassé quasiment tout le monde