« Ce qui m’a toujours et tout de suite plu dans le rap, c’est que je maîtrise les mots. Je maîtrise la langue, et personne ne me met à l’amende avec des mots. Je ne laisse à personne le droit de m’humilier avec des mots. C’est quelque chose de très fort, aussi bien dans le rap américain que dans le rap français : cette fierté de maîtriser la langue, d’avoir les mots dans ta bouche, comme des balles dans un pistolet, de tuer avec des mots. » (Hamé [2])
Je précise avant d’en venir au fait que je ne connais pas Alain Accardo personnellement, que je n’ai lu qu’une toute petite partie de ses écrits et que l’image que j’avais de lui jusqu’à présent était celle d’un « sociologue » et d’un « bourdieusien » – deux étiquettes aussi avenantes à mes yeux qu’elles sont infâmantes aux yeux d’innombrables cons [3]. Mais c’est justement cette proximité intellectuelle et politique présumée qui rend particulièrement écoeurante la lecture de certaines phrases que je n’aurais sans doute pas relevées, tant elles y seraient attendues, chez un Philippe Muray, un Renaud Camus ou un Alain Finkielkraut [4].
Le texte fait trois pleines pages et le mieux, pour en résumer le propos, est de citer son premier paragraphe, qui a le mérite de la clarté :
« Certains cosmonautes ont rapporté qu’à mesure que l’on se rapproche de la Terre, au retour de missions lointaines dans l’espace, on entend enfler de minute en minute une rumeur continue : “Bla- bla- bla- bla- bla- bla- bla…” On peut même l’entendre, paraît-il, depuis la surface de la Lune. »
Nous sommes donc, sur un mode satirique, dans la revisitation d’un thème très ancien qui a eu ses lettres de noblesse (Shakespeare, Musset, Nietzsche ou plus récemment Dalida et Casey [5]) comme ses resucées pontifiantes (je ne citerai personne) : la dénonciation du « bavardage humain », rebaptisé ici « rumeur blablateuse ». Pourquoi pas ? Il m’arrive bien, après tout, d’être fatigué par certains sermons intellectuels, militants ou intello-militants, et par une tendance fort répandue dans à peu près toutes les sphères politiques – intello ou pas, masculines surtout mais pas exclusivement – à s’écouter parler ou écrire, et à dire en vingt minutes ce qui pourrait se dire en cinq – ou en trois pages ce qui pourrait se dire en vingt lignes.
J’essaierai donc de ne pas être trop long ! Mais un dernier détour est nécessaire afin de rendre justice à Alain Accardo. De son texte qui m’a tant déplu, je dois tout de même dire qu’il vise juste sur un point, sa critique d’une certaine injonction au « dialogue » et au « débat », qui ne sert qu’à dissimuler la violence de la domination sous une « communication » pacifiée :
« Ouvriers exploités, causez donc avec le patronat exploiteur, travailleurs délocalisés, pressurés, licenciés, devisez avec vos actionnaires ; convives des soupes populaires, taillez donc une bavette avec vos affameurs ; allons, vous tous, braves citoyens des démocraties parlementaires libérales, prenez exemple sur les bonimenteurs de tout poil, Chérèque avec Thibault, Chérèque et Thibault avec Fillon et Hortefeux, Aubry avec Royal, Royal avec Bayrou, Ayrault avec Copé, Cohn-Kouchner avec Kouchner-Bendit, Genestar avec Plenel, Colombani avec Casanova, BHL avec Houellebecq, Alain-Gérard avec Slama, Finkielkraut avec Ferry, Sarkozy avec Sarkozy... » [6]
Une « logophobie logomachique » [7]
Seulement voilà, au fil des paragraphes, le malaise s’installe, et une fois l’ouvrage refermé, il perdure. D’abord parce que l’auteur, armé de son dictionnaire des synonymes et des locutions de la langue française, se complaît de façon fort bavarde et cuistre dans sa dénonciation du bavardage des cuistres :
« Et vous les bibliophages buveurs d’encre, les tireurs à la ligne, les faiseurs d’articles, les chroniqueurs, les pondeurs d’éditoriaux, les écrivassiers de livres et de revues, les phraseurs de tribune, les prêcheurs ex-cathedra, les intervenants de colloques, les conférenciers d’université d’été ou d’hiver, les débatteurs omnibus, répandez le baume de votre salive sur toutes les plaies du monde, éteignez sous le flot débordant de votre logorrhée les incendies qui s’allument partout, palabrez comme des sénateurs pendant que Rome brûle, vous les peseurs d’œuf de puce, les pinailleurs de mouche, les chercheurs de tête d’épingle, de grâce n’arrêtez pas de parler, de pérorer, déclarer, proclamer, publier, rapporter, professer, de faire entendre votre belle voix qui monte, qui monte, et qui se perd dans le silence éternel des espaces infinis, tandis que la Lune rigole doucement en prêtant l’oreille à ce blablabla… blablabla… blablabla… »
« Le monde développé est désormais un vaste salon où l’on cause, le règne du débat permanent et généralisé. On débat à deux, à cent, à dix-mille, en face à face ou par médias interposés ; on parle de tout, de rien, pour un oui, pour un non, on dit une chose et son contraire, on noie le poisson, on subtilise, on alambique, on quintessencie, on sophistique, on nuance, on dialectise, on disserte et on dissèque, on jargonne, on charabiase, on pilpoulise, on escobarde et on babélise, à l’infini, à perte de vue, à perte d’haleine, à perte de sens, on parle pour parler, on parle pour se faire voir plus encore que pour se faire entendre, on parle surtout parce qu’on n’a rien à dire, pour éviter de penser, pour éviter qu’il y ait “un blanc” pendant lequel, qui sait, on pourrait se remettre à réfléchir. On parle pour différer indéfiniment le moment d’agir. Car tout a déjà été dit sur à peu près tout, à peu près de toutes les manières, et depuis longtemps. ».
Etc (sur trois pleines pages).
N’y avait-il pas moyen d’abréger ? D’en dire autant en trois ou quatre petites phrases ? Je ne résiste pas, quand je lis cet incontinent éloge de la continence, à la tentation de lancer à son auteur, dans un registre justement plus sobre et laconique, quelques rengaines de cour d’école :
C’est toi le phraseur !
C’est toi le prêcheur !
Bref : c’est celui qui le dit qui y est. Mais peut-être, dira-t-on, cette écriture boursouflée est-elle un effet de style voulu, peut-être s’agit-il justement de parodier le grand bavardage généralisé. Je veux bien mais alors je pose cette question : quel est l’intérêt de la chose ? Non seulement ce mimétisme, voulu ou non, ne fait rien d’autre que redoubler l’ennui et l’exaspération déjà produites par le bavardage de Copé, Chérèque et Finkielkraut, mais en plus l’emballement de notre auteur affecte le fond de son analyse en aboutissant à un rejet primaire du discours en soi, et à une opposition entre « la parole » et « l’action » aussi abstraite que catégorique – et, pour le coup, peu sociologique [8]. Comme si l’action en général, et l’action politique en particulier, ne mobilisait pas la parole, autant comme moyen que comme fondement et comme préparation [9].
Silence dans les rangs !
La critique d’Alain Accardo débouche en effet, de manière aussi problématique que prévisible, sur un éloge romantique de l’insurrection… faite par d’autres ! Je cite – c’est la conclusion du texte, en forme de dialogue fictif :
- « Soit. Mais nous ne savons que parler. Vous même, que faîtes vous, sinon ajouter à la logomachie ambiante ? La démocratie, c’est aussi la cratie des mots, non ?
- Non, c’est le peuple qui décide de passer aux actes ! Quand les urnes ne servent plus qu’à flouer et désarmer le peuple, il faut agir par d’autres voies. Criez donc : “Aux armes citoyens !” Ou alors taisez-vous, on entendra mieux ceux qui ont quelque chose à dire.
- Attendez, c’est une bonne question que vous posez là, asseyons-nous autour d’une table et causons un peu : ce que nous disons est important, parce que… blablabla… blablabla… blablabla… ».
Le souci vient d’abord de cette fascination pour la lutte armée, assez répandue dans la très virile société des gens de lettres gauchistes, où l’on se raconte beaucoup d’histoires et où l’on se persuade par exemple assez facilement (et narcissiquement) que les livres (du moins ceux qu’on publie) sont les armes les plus subversives avec la dynamite – en écrasant du même coup d’un mépris sublime tout ce qui existe entre les deux, là pourtant où s’invente réellement et collectivement de la subversion un peu joyeuse, sérieuse et efficace. Or, cet entre-deux où se fabrique la subversion se caractérise non seulement par l’absence des livres et de la dynamite, mais aussi et surtout par une prolifération de la parole, y compris blablateuse et gémissante [10], davantage que par le silence discipliné du peuple combattant ou les doctes et laconiques sentences de l’intellectuel-stratège.
Et s’il est vrai que la subversion peut prendre, en certaines circonstances bien particulières, la forme de l’insurrection, des barricades et pourquoi pas du recours à la dynamite, on peut en tout cas tirer de l’expérience une règle de ce genre :
– plus le chemin est court et silencieux entre le texte qui appelle aux armes et le passage à l’acte du peuple ou d’une partie du peuple, plus les conséquences seront politiquement désastreuses, en premier lieu pour les insurgés, vite rebaptisés « martyrs » ;
– réciproquement, plus l’entre-deux du livre et de l’insurrection est un espace vaste, peuplé et bavard, plus les barricades et les explosifs, si barricades et explosifs il doit y avoir, auront quelques chances d’aboutir à quelque chose, et les insurgés d’être autre chose que des pigeons.
Le problème vient en somme de cette façon qu’Alain Accardo a d’inviter d’autres que soi (« Aux armes, citoyens ! ») à se ruer sans tergiversation (donc sans préparation [11]) dans une forme d’action (prendre les armes) dont le moins qu’on puisse dire est que, face à un pouvoir surarmé, elle expose à une répression féroce. De sorte que la tentation est grande de prolonger le dialogue fictif d’Accardo, en mettant dans la bouche de son adversaire « logophile » un discours moins caricatural et ridicule, qui une fois de plus aurait pour lui, en plus de son à-propos, une simplicité enfantine :
Prends-les toi-même, les armes !
Vas-y toi même sur les barricades !
On te suit !
Du Finkielkraut dans Agone
Au-delà de ce fétichisme de la barricade, le plus désagréable est sans doute la lecture de ces deux sinistres phrases, qui se veulent tout aussi drôles que les autres :
« Les plus savants de nos experts avancent que l’évolution de l’Homo Sapiens Faber en Homo Oeconomicus Loquax a eu pour effet que la caractéristique humaine par excellence a cessé d’être la pensée discursive pour devenir le discours sans pensée. Si par extraordinaire un nouveau Descartes s’égarait parmi nous, il n’écrirait plus “Cogito Ergo Sum” mais s’égosillerait dans un micro, en anglais de préférence et sur un rythme de rap : “I-Speak-Therefore-I-Am” ; tandis qu’un nouveau Wittgenstein corrigerait son célèbre aphorisme de la façon suivante : “Ce dont on ne sait que dire, faut en parler quand même”. » [12]
Ce qui dans ces lignes ne fait plus rire du tout est le caractère pas vraiment nouveau, pas vraiment fondé [13] et vraiment pas progressiste de la dénonciation d’une « défaite de la pensée » – pour reprendre, nous y arrivons, l’expression presque trentenaire d’un auteur qui aurait parfaitement pu écrire, mot pour mot, ces deux phrases abjectes : Alain Finkielkraut.
Je dis bien « abjectes », et je renvoie bien à Finkielkraut, car ici le propos d’Accardo n’est pas que bêtement passéiste : il y a aussi, sans la moindre explication, cette arrivée inopinée de la langue anglaise et des « rythmes de rap », accolés sur le mode de l’évidence au motif de la non-pensée et à la figure grotesque du non-penseur qui « s’égosille ». Si bien que là encore, une irrésistible envie me prend d’inviter l’auteur à s’appliquer d’abord à lui-même le sage conseil qu’il professe pendant trois pages à ses contemporains : celui de savoir se taire.
Cela donnerait par exemple ceci :
Dis donc Accardo, si tu avais réfléchi à deux fois au lieu de te laisser aller au plaisir facile d’un bon mot, tu aurais certainement aperçu son fond nauséabond et tu te serais certainement abstenu. Tu aurais, plus précisément, réalisé la dégueulasserie profonde de cette double équivalence finkielkrautienne que ta phrase construit :
– d’une part entre la pensée, l’écriture, la culture philosophique classique (Descartes) et la langue latine (Cogito Ergo Sum) ;
– d’autre part entre le bavardage « sans pensée », l’oralité bruyante (le parleur qui « s’égosille »), la langue anglaise (« I Speak Therefore I Am ») et une contre-culture d’origine non-bourgeoise et non-blanche (le rap).
Si tu avais davantage pris le temps de penser avant de parler, tu aurais mesuré à quel point cette équivalence pue la condescendance âgiste et le mépris de classe et de race. Sans doute te serais-tu rappelé certaines évidences – pour être clair, celles-ci :
– le fait que le bavardage le plus creux s’accommode aussi bien de la langue latine que de la langue anglaise, de la rhétorique philosophique que de l’esthétique hip hop ;
– le fait que le verbiage, la non-pensée ou la pensée la plus rétrograde se sont logées au fil des siècles, et pas qu’un peu, chez les plus grands génies philosophiques [14] ;
– le fait que réciproquement le rap, aussi bien français qu’anglo-saxon, loin de se résumer à une logorrhée indigente ou réactionnaire, peut aussi être, comme peut l’être la philosophie, un vecteur de pensée [15] ;
– le fait enfin qu’il est malvenu, surtout de la part d’un sociologue, de prendre à la légère le « Je parle donc je suis » des rappeurs, tant il est patent que l’existence sociale des dominés passe précisément, de manière absolument primordiale, par la prise de parole, bien davantage que par la seule « pensée » [16].
Your joke is not my joke
Tu pourras m’objecter qu’il s’agit d’humour et que tu t’es avec humilité inclus parmi les cibles de ta critique, en intitulant ton pamphlet « (Auto-)Dérision ». Sauf que, pour reprendre la formule d’une activiste anglo-saxonne justement, « Your joke is not my joke » (ton humour n’est pas le mien [17]), et que ta posture tout au long du texte est une posture de complète extériorité : celle de l’intellectuel franc-tireur qui-ne-mange-pas-de-ce-pain-là, celle du spectateur averti à-qui-on-ne-la-fait-pas, celle enfin de l’analyste incisif qui-en-sait-long-sur-ce-qui-ne-va-pas [18].
L’extériorité est d’ailleurs très clairement ré-affirmée dans tes deux phrases abjectes : on remarque si on les relit attentivement que, juste avant d’opposer les vrais penseurs, familiers de la langue latine, aux non-penseurs qui « s’égosillent » en anglais et sur fond de rap, tu as pris le soin de manifester ostensiblement ton appartenance à la première catégorie par l’entremise de deux formules latines non-traduites, au demeurant parfaitement superflues et pour tout dire pédantes : Homo Sapiens Faber et Homo Oeconomicus Loquax. Et que juste après, tu marques à nouveau ton territoire par une allusion entendue au « célèbre aphorisme de Wittgenstein ».
Sans doute Alain Accardo pourrait-il enfin objecter qu’en relevant ses stratégies de distinction et en exprimant mon dégoût pour son lapsus anti-rap, je fais le « pinailleur de mouches » ou le « chercheur de têtes d’épingle », et que je lance un n-ième « débat » inopportun au regard de l’urgence à prendre les armes. Je laisse chacun-e en juger mais pour ma part, plus je relis ces deux méchantes phrases, plus je suis convaincu qu’il est aussi urgent, y compris et même surtout lorsqu’on veut prendre les armes, de prendre d’abord le temps de penser, de s’interroger et de se laisser interroger, donc le temps de parler – et pas seulement entre intellos.
Pour être plus clair : il me semble, à la lecture des « bons mots » wittgensteino-cartésiens et anti-rap d’Alain Accardo, que ce temps de parole et de pensée est nécessaire avant de prendre les armes, y compris les armes de la critique, afin de bien voir quelles armes on prend, et contre qui.