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Move on up !

Présentation d’un livre important, sur un artiste important

par Nicolas Sauvage
7 novembre 2023

Méconnues souvent, au-delà des célébrissimes People get ready et Superfly, insuffisamment célébrées en tout cas, la vie et l’oeuvre exemplaires de Curtis Mayfield n’avaient jusqu’à présent fait l’objet d’aucun livre en langue française. Cette lacune est désormais comblée, et d’une façon qui rend justice à l’artiste comme à l’homme, à son esthétique comme à son éthique – sans oublier, bien entendu, son engagement politique. En 280 pages passionnées autant qu’informées qui vont à l’essentiel, l’auteur Nicolas Sauvage inscrit la trajectoire de l’artiste dans son contexte social et musical (l’essor du mouvement des droits civiques puis du Black Power, puis le backlash et la répression violente qu’ils ont suscitées ; l’émergence du R&B et de la Soul Music, et le jeu d’influences mutuelles entre ces musiques et le rock et la pop psychédélique), et il nous guide, pas à pas, dans une discographie d’une richesse inouïe, dont la puissance musicale mais aussi morale et sociale n’a pas fini de résonner avec notre présent, et d’inspirer notre vie future. De ce livre inactuel qui vient à point nommé, nous publions ici, en guise d’aperçu et d’invitation au voyage, les cinq premières pages.

Comment en est-on arrivé là ? L’histoire officielle de la soul music, telle qu’entretenue par l’industrie du disque depuis des décennies, est formelle : le genre s’est trouvé un roi et une reine. Ils se prénomment Otis et Aretha et rien ne saurait contredire la hiérarchie établie par ceux qui savent : ceux-là même qui trouvaient brillante l’idée du sticker permanent vu à la télé sur les compilations dédiées au genre. Otis Redding et Aretha Franklin, tous deux canonisés et omniprésents sur les anthologies consacrées aux grandes heures de la musique afro-américaine, ont aveuglé nombre de touristes et réduit parfois l’immense richesse de cette musique à deux ou trois tubes taillés sur mesure pour les amateurs des Blues Brothers. Dès le début des années quatre-vingt, à la faveur d’une succession de compilations plus ou moins éclairées, l’affaire était entendue ! Les hits en provenance d’Atlantic Records et de Stax faisaient office de résumé implacable. Ils étaient jugés suffisants pour illustrer l’histoire qui voyait la sécularisation du gospel déboucher sur un moment clé des musiques noires américaines. Otis Redding et Aretha Franklin en tête de gondole, suivis par Solomon Burke, Wilson Pickett, Percy Sledge ou Sam & Dave, constitueront ainsi l’essentiel de ce qu’il faut avoir pour les amateurs les moins patients ! Alors bien sûr, il existe un itinéraire bis pour quiconque désire quitter l’autoroute balisée de la deep soul (un crochet par Muscle Shoals s’impose tout de même !) et goûter aux joies du four on the floor prescrit par le géant Motown. Mais là aussi les titans, morts ou vivants, jouent des coudes et prennent toute la lumière. Coincés entre les deux prodiges que sont (Little) Stevie Wonder et Michael Jackson, les Supremes, les Temptations, Marvin Gaye et les Four Tops éclipsent pratiquement tous les autres. Pour qui n’a pas pris la peine de pousser la porte du 2648 West Grand Boulevard et d’ouvrir la malle dans laquelle dort l’une des plus belles séries de 45 tours de tous les temps, Martha Reeves, Eddie Holland ou Chris Clark doivent se contenter des rayonnages concédés aux obscurités.

C’est une histoire de poupées russes... Otis Redding et Isaac Hayes cachent involontairement Wendy Rene, William Bell, Johnny Taylor ou Bobby Marchan dans l’écurie Stax. À Détroit, au sein du laboratoire Motown, on a également façonné un nombre considérable de joyaux. Ils sont signés Edwin Starr, The Marvelettes, Mary Wells, Junior Walker, Frank Wilson ou David Ruffin pour n’en citer qu’une poignée. Qui s’en préoccupe, mis à part quelques diggers insatiables ? Ici encore, l’industrie du disque en fait une affaire de spécialistes et s’efforce de capitaliser sur la ferveur d’Otis Redding, sur le glamour des Supremes, sur le titanesque What’s Going On, sur le génie précoce de Stevie Wonder ou encore sur le son de la jeunesse américaine, décliné avec soin par les Temptations. De la multitude de coffrets (long box ou autres) parus au mitan des années quatre-vingt-dix peut s’extraire une anthologie sérieuse de la soul music. Observée distraitement, elle semble presque exhaustive. L’histoire d’Atlantic de 1947 à 1974 résumée en huit volumes copieusement garnis, celle de Stax déclinée en trois coffrets gargantuesques, l’épopée Motown avec le redoutable Hitsville USA… et la messe est dite ! Les plus vaillants auront pris le temps de dénicher d’obscures pépites du côté de la northern soul, de vanter les mérites de James Carr, d’entretenir jalousement le relatif anonymat d’O.V Wright ou, au contraire, de partager leur fascination pour Oscar Toney Jr, Jimmy Hugues, Betty Harris, Allen Toussaint et quelques autres... Ce sont eux les fameux spécialistes, ceux à qui ces quelques lignes n’apprendront sans doute rien, mais qui comprendront aisément toute l’importance que peut avoir le sujet qui nous occupe ici. Pour les autres, l’histoire rapide de la soul, telle que résumée depuis des décennies, et les vagues de rééditions successives, auront apporté ce qui paraît être l’essentiel. Dans la somme d’artistes susmentionnés, il y a de quoi occuper une vie... Cependant, un rapide coup d’œil suffira pour constater l’absence de l’un des plus grands génies que le style ait connu, honteusement passé sous silence au profit d’une histoire plus simple à raconter. L’homme s’appelle Curtis Mayfield et il avait tout !

Soul music pour musique de l’âme, on se permettra donc de laisser parler le cœur et, pourquoi pas, de faire preuve d’une certaine mauvaise foi ou, a minima, d’un jugement partial. Pour quelques années, Curtis Mayfield fut le plus grand ! Pourquoi ? Pour mille raisons parmi lesquelles figurent les quelques faits que nous porterons d’ores et déjà au dossier. Né en 1942, Mayfield ne fait certes pas partie des pères fondateurs de la soul music. Ray Charles, Sam Cooke, James Brown, Little Willie John, Clyde McPhatter et quelques autres se sont chargés avant lui d’écrire le chapitre qui fait suite au rhythm & blues des années quarante. Toutefois, l’acte de naissance des Impressions en 1958 le place dans une première vague de soulmen légendaires. Derrière le grand Jerry Butler, Mayfield abattra déjà quelques cartes avant même de prendre le leadership du mythique groupe vocal. De ces débuts, aussi remarqués que remarquables, on rappellera qu’ils sont le fait d’un jeune homme qui n’a pas encore fêté ses dix-sept ans. S’il ne peut rivaliser avec le génie précoce d’un Stevie Wonder, on ne peut pas dire qu’il soit en retard. De ses premiers pas aux côtés de Jerry Butler, Curtis Mayfield conservera un professionnalisme et un sérieux qui ne le quitteront à aucun moment durant son parcours. Très vite, ses dispositions naturelles pour l’écriture de chansons le positionnent au centre des Impressions. Mais ne l’a-t-il pas toujours été ? Butler parti, il en devient l’âme, le cœur, et la force motrice. Car, non content d’être doté d’une voix inoubliable - nous y reviendrons - Curtis Mayfield va se révéler comme un mélodiste hors-pair. Dans le monde de la soul, la double casquette chanteur-compositeur n’est pas si souvent portée. Sur ce plan, le Chicagoan se montrera d’une efficacité remarquable.

Ce n’est pas tout : la sensibilité du jeune homme, son œil aiguisé sur le monde de son époque font naître une vocation de parolier, discipline dans laquelle il excelle pareillement. Au plus fort du mouvement pour les droits civiques, le leader des Impressions endossera le rôle d’un homme clé. Lorsqu’il faudra évoquer le fameux black power, son impact se mesurera à égalité avec celui du James Brown de 1968 ou du Marvin Gaye de 1971. À ce Curtis Mayfield auteur-compositeur de talent, chanteur ultra-expressif et arrangeur aux goûts sûrs, s’ajoutent bien d’autres qualités qu’il nous faut évoquer en vrac : producteur visionnaire, guitariste au jeu singulier, homme d’affaire aguerri, autant d’évidentes caractéristiques s’imposent au moment de brosser un rapide portrait de l’auteur de Super Fly. Avec de tels atouts, Curtis Mayfield était particulièrement bien armé pour laisser une trace indélébile dans l’histoire de la musique populaire et pour éclairer un chemin que d’autres suivront après lui. C’est ce qu’il a fait. De « Gypsy Woman » à « Move On Up », de « People Get Ready » à « Power To The People », Curtis Mayfield a écrit des dizaines et des dizaines de classiques qui méritent de figurer dans toute discothèque digne de ce nom. De nombreux chemins peuvent conduire l’amateur de musique jusqu’à Curtis Mayfield. Certains sont évidents en raison des liens qui unissent l’homme à des artistes tels que Donny Hathaway, Aretha Franklin, The Staple Singers ou Gladys Knight & The Pips. D’autres le sont moins, mais révèlent après analyse toute l’ampleur de l’influence exercée par Curtis Mayfield sur ses contemporains. Dans la deuxième catégorie, on soulignera notamment l’impact des Impressions sur la musique jamaïcaine en générale et celle des Wailers de Bob Marley en particulier. On mentionnera égalemenent quelques inconditionnels du grand homme comme Paul Weller, Rod Stewart, John Legend ou Lauryn Hill pour n’en citer qu’une partie.

Comment expliquer le relatif anonymat du musicien au vu d’une telle influence ? Curtis Mayfield n’est certes pas un inconnu mais sa popularité peut difficilement rivaliser avec celle des Ray Charles, James Brown, Otis Redding, Marvin Gaye et autres Stevie Wonder. Sans avoir bénéficié d’un éclairage comparable à celui accordé aux monstres sacrés, le compositeur des Impressions a écrit une page majeure de la musique afro-américaine. Sans lui, un regard posé sur la soul est forcément incomplet. Privé de l’usage de son corps à la suite d’un accident tragique survenu à l’été 1990, Mayfield a dû passer l’essentiel de cette décennie dans une semi-retraite imposée. L’émouvant New World Order sera ainsi l’ultime enregistrement d’un homme qui s’éteindra dans les derniers jours de l’année 1999, laissant un goût d’inachevé, mais surtout un héritage prodigieux. En mai 1975, Mayfield publiait There’s No Place Like America Today, un album d’une beauté troublante, chronique d’une Amérique à la dérive. Au-delà d’un statut de chef-d’œuvre qui ne semble pas déplacé, ce disque frappe aujourd’hui par la modernité de son discours comme par l’intemporalité de sa production. Dès le mitan des seventies, Curtis Mayfield prophétisait, via ce titre, la disparition d’une certaine Amérique. On se contentera d’associer à son regard une pertinence continue dans son œuvre qui, soixante ans plus tard, n’a rien perdu de sa force ni de sa beauté. Cette histoire démarre à Chicago, au moment où le rhythm & blues gagne du terrain, préparant sans le savoir la naissance de l’une des plus précieuses musiques de notre temps. Curtis Mayfield en sera l’un des artisans essentiels.

P.-S.

Ce texte est l’Avant-Propos du livre de Nicolas Sauvage, Curtis Mayfield. Move on up !, qui vient de paraitre aux Éditions Le Boulon. Nous les reproduisons avec leur amicale autorisation.