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Le fantôme de Flora Tristan (Chapitre 9)

Le Polar de l’été

par Abe Zauber
31 juillet 2008

Résumé des chapitres précédents : L’enquête sur la mort de Maurice Mikoyan, doublée de celle de son collègue Jacques-Alain Grosjonc, a d’abord attiré Ted Berger sur le lycée Flora-Tristan de Villiers-le-Bel, où ces deux militants d’extrême-gauche avaient été professeurs. Mais une piste plus sérieuse semble s’imposer : le beau-frère de « Miko », Martin Charlot, un entrepreneur de travaux publics que la victime avait rencontré la veille de sa mort, et qui avait refusé de lui prêter une importante somme d’argent.

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Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8

Chapitre 9

Ce n’est pas à Flora-Tristan que pensait Ted dans le bus 432, mais ce n’était pas pour autant à Peter ou à Clara : c’était bien à son dossier. S’il se rendait à Villiers, c’était pour ne rien négliger de la routine en quoi consiste souvent l’essentiel d’une enquête. Mais en réalité, toutes ses réflexions étaient dirigées vers Martin Charlot. L’homme lui était certes antipathique, et Ted avait appris à se méfier de ses antipathies. Mais ce seul fait n’était pas une preuve suffisante de sa parfaite innocence. Et il était clair que quelque chose ne collait pas. La seule circonstance qui conduisait Ted à ne pas se plonger tête baissée dans cette direction, c’est qu’après tout, c’était Charlot qui payait ses honoraires. Toutefois, il ne se sentait pas pour autant tenu d’écarter de lui ses soupçons : sa mission était d’innocenter Solange. Mais pourquoi, s’il était coupable, Charlot aurait-il pris le risque d’être identifié ? Le mélange de franchise et de dissimulation dont il faisait preuve avait quelque chose de troublant. Ted pensa qu’il aurait peut-être dû lui dire qu’il avait écouté son message, qu’il savait que Miko l’avait appelé deux fois dans la soirée, lui dire que la chronologie qu’il avait décrite ne marchait pas, explorer plus avant cette histoire de menaces qui pesaient sur Mikoyan de la part de ses mystérieux créanciers. Charlot n’était pas homme à n’avoir pas interrogé son beau-frère, ni à s’être contenté d’explications incohérentes. Il fallait décrypter ces histoires de sous. On est cryptographe ou on ne l’est pas.

Les méditations nocturnes du détective ne lui avaient pas permis d’aller plus loin.

En attendant, c’est avec Thierry Bouquetin qu’il avait rendez-vous. Peut-être qu’en savoir un peu plus sur les relations de Mikoyan et de Grosjonc lui permettrait malgré tout d’avancer. Un appel de Maître Parmentier en début de matinée l’avait inquiété. Solange Mikoyan avait tenté la veille au soir de se suicider dans sa cellule. Elle était tirée d’affaire, mais il fallait vraiment ne plus tarder à la sortir de là. Peut-être d’ailleurs, se disait Ted, que cette tentative conduirait Charlot à en dire plus, ou à commettre quelque erreur.

Le CPE l’attendait dans le bistrot de la galerie marchande. L’homme, qui semblait nerveux de nature, était attablé en terrasse, en train de lire Rouge, l’hebdomadaire de la LCR. Sur la table, pliés sous un livre, Le Monde et Libération. De petite taille et de corpulence moyenne, une chevelure vaguement châtain clair, la peau blanche et rose parsemée de taches de rousseur beiges, il avait un sourire un peu enfantin.

- Monsieur Bouquetin, j’espère que je ne vous ai pas fait trop attendre, dit Ted en lui tendant la main.

- Non, ne vous inquiétez pas, j’avais de l’avance, et j’en profitais pour lire la presse.

- Tant mieux… Donc, je vous ai dit en gros le sujet de mon étude. J’ai demandé à vous voir parce que vous semblez bien connaître le lycée. Mieux sans doute que votre proviseur…

- Je ne sais pas si on peut dire ça, mais je suis un ancien de la maison, c’est vrai.

- Vous connaissez bien la ville, aussi, je suppose.

- Oui, j’y habite depuis plus de cinq ans !

- Alors, vous êtes mon homme, si j’ose dire…

Une fois de plus, Ted commença par les questions et propos les plus banals. Violences, incivilités, élèves difficiles… Bouquetin semblait avoir beaucoup de distance sur ces questions. Il ne fallait pas, disait-il, les surestimer. Villiers n’était pas la pire des banlieues, et les banlieues n’étaient pas cette espèce de jungle que décrivent les médias. Le premier problème était la situation sociale, avec quarante pour cent de chômage, plus de soixante pour cent dans certains secteurs, en particulier dans la cité Spoutnik, ou à Politzer. Ted était surpris que, dans une ville de banlieue, la question du racisme n’apparaisse pas au premier plan du discours de ce militant « radical ». Le racisme, bien sûr, convenait Bouquetin, il y en avait, mais compte tenu de la très forte proportion d’immigrés – les « français de souche » constituaient dans certains secteurs une minorité de faible importance numérique – ce n’était pas le plus important. Le racisme servait simplement à diviser le monde du travail. Il ne fallait pas se polariser là dessus. Il disparaîtrait de lui-même dans les combats communs. Oui, l’extrême-droite remportait certains succès électoraux, mais pas plus qu’ailleurs en banlieue. Lors de la dernière élection cantonale, Noëlle Vanini, la candidate PC avait été réélue avec plus de soixante cinq pour cent des voix. Contre un candidat du Front National. Oui, cela voulait dire que ce dernier avait obtenu près de trente cinq pour cent. Mais avec une participation plutôt faible. Et sans compter que de nombreux habitants – plus de vingt pour cent sans doute – n’étaient pas électeurs, puisqu’ils n’étaient pas français.

Le visage de Thierry Bouquetin s’animait dès qu’il était question de politique, plus que quand il avait à parler des questions de vie du lycée. Ted l’orienta vers l’attitude politique des professeurs.

- Le lycée est plutôt à gauche. Une majorité de professeurs sont syndiqués. Toute la gauche y est représentée, du PS à LO en passant par le PC… Moi même – mais je suppose que le proviseur vous l’aura dit – je suis à la LCR. Nous avons été jusque huit adhérents à Flora-Tristan. Avec les six de Lutte Ouvrière, je peux vous dire que ça donnait un air assez militant à l’établissement…

- Oui, Monsieur Leriche dit que parfois, c’est plus un soviet qu’un lycée !

- Il ne faut rien exagérer quand même, rit Bouquetin. Mais disons que dans les grandes mobilisations, on est toujours bien présents. Jusque l’an dernier, nous avions même un dirigeant national de la LCR à Flora-Tristan ! J’en parle avec un peu d’émotion, car il est décédé il y a quelques jours à peine.

- Ah oui ?

- Oui, Jaca Grosjonc… Je ne sais pas si vous en avez entendu parler… Il y a eu des articles dans la presse nationale. C’était un type pas banal !

- Dans le lycée, ça a dû faire un choc, non ?

- Oh, il n’avait pas que des amis. Mais j’en étais, et j’en suis fier.

Bouquetin marqua une pause. Son regard avait été attiré derrière l’épaule de Ted.

- Regardez ça ! Voilà un truc qui le rendait malade…

Ted se retourna. Un groupe de trois jeunes gens passaient dans la galerie. Deux d’entre eux étaient revêtus d’une longue djellaba claire, et portaient la barbe. Leur tête était surmontée d’un petit bonnet de coton.

- Il était raciste ? demanda le détective.

- Non, bien sûr ! Je vous dis qu’il était un dirigeant de la LCR… C’était donc par définition un antiraciste intransigeant. Mais il n’était pas pour autant tendre avec les islamistes.

- Ah, excusez moi, je ne savais pas que les jeunes qui sont passés étaient des islamistes… Mais vous, vous êtes de Villiers, bien sûr, vous devez connaître un peu tout le monde.

- Je ne connais pas ceux là personnellement… Les intégristes, on a eu maille à partir avec eux il y a quelques années… En 2003, pour être précis. Ils avaient manipulé une élève pour qu’elle porte le voile islamique en plein lycée, je ne sais pas si vous vous rendez compte…

- Pas bien, non…

- C’est vrai que vous n’êtes pas français… Mais disons qu’ici, il y a des règles. Et ces règles, ils voulaient s’en affranchir. Maintenant, c’est plus facile, il y a une loi qui interdit les signes religieux à l’école…

- Oui, j’en ai entendu parler…

- À l’époque, il n’y avait pas encore de loi, alors certaines filles se croyaient tout permis, et voulaient nous imposer le port de la burka dans les lycées… Je dois dire que jusqu’à l’affaire Fatima, on avait toujours réussi à préserver l’équilibre à Flora-Tristan… Parce qu’il y a quand même beaucoup de musulmans, dans un lycée comme ça, vous vous en doutez… Alors on avait toujours un peu peur que ça fasse tache d’huile. Et vous imaginez bien que le foulard, pour l’émancipation des filles, ce n’est pas l’idéal ! Parce que c’est ça, la grande question, ne vous y trompez pas… L’émancipation des filles ! C’est de ça que les islamistes ont peur… En tous cas, quand une fille venait avec son foulard islamique, on avait trouvé une manière parfaitement claire de régler la question. On la convoquait au bureau du proviseur, et on lui expliquait d’abord les règles de la laïcité, et puis ensuite, si elle voulait quand même le garder, comme on ne pouvait pas l’obliger à l’enlever, on essayait de trouver une transaction : elle pouvait aller en cours si elle laissait dépasser une mèche de cheveux, et si elle laissait voir sous son foulard le lobe de son oreille, et la naissance de son cou.

- C’est étrange, comme transaction, non ?

- Non, pas du tout, au contraire ! C’est comme ça, je vous dis, que l’équilibre du lycée était préservé. Et justement, en 2003, Fatima avait rompu cet équilibre. Ça donnait aux autres filles un exemple déplorable : alors qu’on avait réussi à obtenir, après de longues discussions, qu’elles laissent dépasser quelque chose de leur foulard, en voilà une, juste une, qui s’obstinait à tout cacher… Pour nous, ça n’était plus possible. Elle ruinait en une fois des années d’efforts pédagogiques. Vous imaginez bien qu’on ne pouvait pas accepter ça !

- Vous savez, je ne suis pas très imaginatif, mais peu importe… Et donc, ce sont ces jeunes que l’on a vu passer tout à l’heure qui l’avaient manipulée ?

- Eux ou d’autres dans le même genre… Qui voulez vous que ce soit ? Son père n’était même pas islamiste… Il était délégué CGT dans son entreprise, je vous jure… Aux pots de fin d’année, il buvait son verre de rouge comme tout le monde… En voilà un comme on dit, qu’on voyait plus souvent au PMU qu’à la mosquée, vous pouvez me croire…

- PMU ?

- C’est une façon de parler… Pour dire qu’il n’en avait rien à faire, lui, de la religion, et qu’il préférait jouer aux courses avec ses copains… Et sa mère aussi s’en fichait. Elle ne portait pas le foulard, elle disait même que chez elle, en Kabylie, celui qui obligerait une femme à cacher son visage n’était pas encore né !

- Je vois : la jeune fille était en rupture avec ses parents…

- Non, même pas, c’est ça le plus étrange ! Ils l’ont défendue d’un bout à l’autre… Son frère aussi… On n’a jamais compris ce qui leur était passé par la tête !

- Et comment ça s’est terminé, cette histoire ?

- Eh bien on a bien été obligés de l’exclure… C’est dommage, mais qu’est-ce que vous voulez ? Elle ne voulait rien savoir…

- Et qu’est-ce qu’elle est devenue ?

- Ah ça, je ne sais pas… Vous savez, une fois qu’elle n’était plus au lycée, je ne m’en suis plus préoccupé… On n’a pas que ça à penser ! Elle était à la cité Politzer… Si ça se trouve, elle y est toujours… Mais je ne serais pas surpris, de toutes façons, qu’elle ait fini sa crise d’adolescence…

- Je vous avoue que toute cette histoire me semble très étrange.

- Pourquoi, étrange ?

- Je ne sais pas. Exclure une élève pour un foulard ou pour une crise d’adolescence… Et donc, votre ami Grosjonc, il avait contribué à cette exclusion ?

- Et comment ! Je ne vais pas vous dire qu’il a fait ça tout seul, la mobilisation, tout ça… Vous savez, tout le monde était d’accord au lycée… La totalité des professeurs et du personnel administratif… On a eu des heures et des heures de réunions pour savoir comment on allait se sortir cette épine du pied. Mais je vous assure qu’il y avait unanimité ! Au début, pourtant, Le Bihan était prêt à céder, et il demandait aux profs de l’accepter en cours…

- Le Bihan ?

- C’était le proviseur de l’époque… Mais on a fait une assemblée générale, et là, il a admis son erreur. Jaca a été formidable, pour mobiliser tout le monde… D’autant que, à l’extérieur du lycée, il y avait des fois des incompréhensions, même de la part de bons camarades, de militants expérimentés, etc., mais qui n’avaient pas à se confronter à ces problèmes au quotidien… Même la conseillère générale, Noëlle Vanini, une élue PC, était contre nous. D’ailleurs, le PC n’a pas été clair du tout dans toute cette affaire du foulard. En tous cas, pour en revenir à Jaca, je peux vous dire qu’ils ont fait une sacrée troïka, avec Nora, une militante de Ni Putes Ni Soumises, et Miko.

- Miko ?

- Oui, Maurice Mikoyan, un camarade de Lutte Ouvrière. Il était prof d’éco, ici. Ils avaient tous les deux Fatima dans leur classe ! Miko est à Paris, maintenant. Et Jaca, le pauvre, était à Saint-Denis, jusqu’à cet accident…

Ted tenait une connexion entre Mikoyan et Grosjonc, mais elle était bien ténue : après tout, il savait déjà qu’ils étaient tous deux militants d’extrême gauche dans ce lycée ; apprendre qu’ils avaient participé à une même action n’avait en soi rien de bien étonnant. Comme avec Martin Charlot, Ted avait peur de se laisser guider par son intuition. Cette stupéfiante histoire de lycéenne manipulée par des intégristes musulmans, même si elle n’avait sans doute rien à voir avec la mort de Maurice Mikoyan, le fascinait.

- Vous disiez, reprit-il, que Monsieur Grosjonc n’avait pas que des amis… Que vouliez vous dire ? Des tensions politiques ?

- Un peu, obligatoirement, avec un type aussi brillant… Les mauvaises langues, par exemple, disaient qu’il aimait les voitures de sport, et que s’il venait au lycée en bus, c’était pour se la jouer… Mais qu’il avait en réalité une Porsche qu’il utilisait le week-end…

- Et c’était vrai ?

- Pensez vous ! Avec son salaire de prof ? Je n’aurais même pas eu l’idée de le lui demander. Et lui, ces calomnies le faisaient simplement marrer… Et puis, bon, c’est vrai qu’il pouvait parfois être cassant. Alors, ceux avec qui il n’était pas d’accord lui en voulaient, même en interne à la Ligue…

- La Ligue ?

- La LCR, notre parti… Ligue communiste révolutionnaire…

- Je vois. Et je suppose qu’en dehors de la Ligue, d’autres pouvaient lui en vouloir aussi… Dans des organisations rivales, par exemple.

- Il n’y a pas vraiment de « rivalités » à l’intérieur de l’extrême gauche. Mais voilà, je ne peux que vous confirmer ce que je vous disais : il n’avait pas que des amis… En fait, on lui reprochait ses qualités… Certains disaient par exemple qu’il était manipulateur, qu’il n’avait aucun scrupule dès lors que ses projets pouvaient avancer… Après tout, c’est peut-être vrai ; mais à mon sens, justement, c’était une de ses qualités ! C’était un politique, pas un boy-scout ! Il faut savoir ce que l’on veut, et parfois la fin justifie les moyens… Il y en a qui l’appelaient « Croque-Mort », parce que son père était entrepreneur de pompes funèbres. Enfin… des choses comme ça. Assez mesquines, dans le fond. Et maintenant, il est mort.

Thierry Bouquetin eut un petit sourire :

- Même à ses obsèques, quand est passé le fourgon des Pompes Funèbres Générales, il s’en est trouvé pour rigoler, dans le genre : « l’enterrement du Croque-Mort ; du producteur au consommateur ! »

- Très drôle, en effet… Bon, je ne vais pas vous prendre tout votre temps, mais j’aimerais bien qu’on se revoie à l’occasion.

- Si vous voulez.

- Vers qui pourriez-vous m’envoyer, pour approfondir ma connaissance de la ville et du lycée ?

- Madame Lucas, par exemple, la secrétaire du proviseur. Elle connaît très bien le lycée. Elle n’est pas vraiment de gauche mais enfin…

- Oh, ce n’est pas un critère pour moi !

Ted régla les consommations et salua son interlocuteur. Celui-ci se retourna après deux ou trois pas pour ajouter :

- Vous devriez aussi, peut-être, essayer de voir Charles Forest, le Maire… Même s’il n’est pas vraiment de gauche non plus, ironisa-t-il.

- Je croyais qu’il était communiste ?

- Vous n’êtes pas le seul…

P.-S.

Le fantôme de Flora Tristan paraîtra en 24 chapitres pendant tout l’été, du mardi au vendredi.

Prochain épisode : Chapitre 10, en ligne le vendredi 1er août.