Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3
Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6
Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9
Chapitre 10
Il n’avait pas été facile d’obtenir un rendez-vous avec Monsieur le Maire : la croix et la bannière ! Il avait fallu trois ou quatre appels à son secrétariat, en attendant parfois plus d’un quart d’heure au bout du fil, avec un disque qui vantait les mérites de la politique municipale de Villiers-sous-Bois. La secrétaire avait finalement rappelé pour fixer un rendez-vous une semaine plus tard, à huit heures du matin. Ce type est fou, pensa Ted, plutôt lève-tard de nature. J’espère bien que mon enquête aura assez évolué dans une semaine pour que je puisse m’éviter ça…
Il appela Madame Lucas. La secrétaire du proviseur avait des sanglots dans la voix lorsqu’elle décrocha son téléphone. Non, elle ne pouvait pas voir Ted avant deux jours, car elle devait se rendre en Bretagne, pour les obsèques de Monsieur Le Bihan, l’ancien proviseur de Flora-Tristan, avec lequel elle avait travaillé plus de quinze ans, et qui venait de mourir. Le malheureux n’aurait guère profité de sa retraite. Un accident stupide. Au cours d’une promenade nocturne dans le village où il s’était retiré, il s’était penché au parapet du pont, et était tombé dix mètres plus bas, dans le torrent. Il était mort sur le coup.
- Jamais deux sans trois, dit Ted à La Fayette en raccrochant. Et si deux, c’était déjà beaucoup, trois, ça commence à faire vraiment trop, tu ne crois pas ? Je ne sais pas trop ce que maquille Charlot, mais je parie ce que tu veux que c’est à Flora-Tristan que se trouve la clé de l’énigme… et de la cellule de Solange.
Le chat pencha la tête d’un air sceptique.
Ted décida de faire le voyage de Ploeldouzec. Lorsqu’il enquêtait sur des meurtres, assister aux enterrements des victimes faisait pour lui partie de la routine. On dit parfois que l’assassin s’y trouve toujours, mais Ted ne croyait que modérément à ce mythe, que son expérience n’avait pas souvent confirmée. Par contre, l’ambiance de ces cérémonies lui apprenait généralement bien des choses utiles à ces enquêtes. Il n’avait de toutes façons pas grand chose à y perdre.
En croisant différents détails glanés ici ou là, que ce soit dans la conversation de son successeur, Leriche, ou dans celle de Bouquetin, en repassant la collection des pages locales du Parisien, il avait fini par se faire une idée assez précise de l’ancien proviseur.
Marcel Le Bihan avait été une institution à Villiers-sous-Bois. Comme de nombreux proviseurs de lycée, il avait commencé sa carrière par un douloureux échec professionnel dans le métier d’enseignant. Mais sa reconversion aux questions administratives l’avait épanoui. Notations, rapports, fiches, comptes rendus, il adorait cela. Il lui avait été parfois difficile, parfois impossible, d’imposer, lorsqu’il enseignait, son autorité aux élèves ou à leurs parents. Devenu chef d’établissement, il y trouvait une revanche. Exercer sur les professeurs sa puissance hiérarchique lui était agréable, même si cela ne lui était pas toujours aisé. Pour y remédier, il avait su consolider son pouvoir en nouant, à force de flagornerie, des relations amicales avec l’inspecteur d’académie, Daniel Romano, un ambitieux se piquant de modernisme pédagogique, détesté des syndicalistes et bien vu du ministère.
Les professeurs ne le respectaient guère, mais ils le manipulaient facilement : son souci de ne pas faire de vagues était tel qu’à la moindre menace de grève, à la moindre pétition, il accordait tout ce que l’on pouvait bien vouloir. Le personnel de l’établissement, qui comptait beaucoup de syndiqués, n’hésitait pas à en abuser. La paix sociale, ça n’a pas de prix, et ce n’est pas Romano qui le lui aurait reproché.
Sur le plan professionnel, il n’y avait eu que peu d’incidents dans sa carrière. Ainsi, des propos déplacés tenus à un parent d’élève africain, à qui il avait dit : « si vous lui parlez bamboula à la maison, il ne faut pas vous étonner qu’il manque de respect à sa prof de français ! ». De nombreux professeurs, Grosjonc en tête, avaient fait circuler une pétition. Le comité local du Mrap – l’association antiraciste – avait demandé des explications, et Le Bihan avait présenté des excuses – non sans minimiser l’incident : « Je n’ai pas dit ‘bamboula’, j’ai dit ‘bambara’ », avait-il expliqué. Peu importait dès lors que la langue de cette famille ait en réalité été le Soninké. Et l’inspection académique avait étouffé l’affaire. Car, bien sûr, Monsieur Le Bihan n’était absolument pas raciste. Sa propre fille avait même eu une liaison avec un étudiant marocain. C’est dire. Une autre affaire aurait pu lui coûter cher si les faits avaient été mieux établis. Une jeune lycéenne s’était plainte à ses parents de ce qu’il lui avait demandé d’un air admiratif la taille de son soutien-gorge. Il s’était récrié qu’elle affabulait, mais grand seigneur, n’avait pas pris à son encontre de mesure disciplinaire. Personne le connaissant un tant soit peu n’avait été convaincu par ses dénégations, mais les choses en étaient restées là.
Le printemps 2003 avait été difficile pour lui. De grandes grèves avaient agité la fonction publique à propos de la réforme alors en cours du système des retraites, et Flora-Tristan avait été aux avant-postes de ce mouvement social. À l’inspection académique, on l’avait amèrement reproché au chef d’établissement, et cela aurait pu être le début de sa disgrâce. Lorsque, à la rentrée suivante, éclata l’affaire du foulard – l’Affaire Fatima, comme les journaux ne tardèrent pas à l’appeler – Marcel Le Bihan fut littéralement pris de panique. Il se rapprocha à nouveau de Daniel Romano, et se soumit aveuglément à toutes les consignes qu’on voulut bien lui donner. Il avait conscience de jouer là sa fin de carrière. « C’est mon honneur qui est en jeu », se disait-il, comme s’il en avait jamais eu.
Il n’était pas difficile, depuis la gare de Ploeldouzec, de trouver le cimetière. Mais dans le cimetière, il n’y avait presque personne. Au fond de l’allée principale, Ted avisa un petit convoi : moins de dix personnes suivaient Marcel Le Bihan à sa dernière demeure. Et seulement deux visages connus : Madame Lucas, les yeux rouges, et Clara. La malheureuse semblait vouée à enterrer les anciens cadres de son lycée.
Ted n’avait pas jugé utile de se dissimuler, comme il le faisait souvent en pareille circonstance, derrière une apparence d’emprunt. Mais il ne voulait pas que Clara ait lieu de s’interroger sur sa présence icI. Il espérait bien en faire une informatrice, et les informateurs doivent ignorer les raisons qui nous poussent à les interroger. Il préféra donc se tenir à l’écart. Il se rendit au café du village pour en savoir plus. Chemin faisant, il s’arrêta sur le pont enjambant un petit torrent encaissé. C’était un vieux pont de pierre en forme de voûte. Les parapets étaient hauts de près d’un mètre :Il aurait fallu mesurer au moins un mètre quatre-vingt pour en basculer par inadvertance.
Le Bihan était un enfant du pays. La maison qu’il habitait avait été celle de sa grand-mère. Elle était presque tombée en ruine, mais depuis une quinzaine d’années, il l’avait, d’été en été, retapée à petits moyens. Il était venu, pendant un temps, y passer toutes ses vacances, avec sa femme et sa fille, jusqu’à ce que la première le quitte et que la seconde rompe avec lui toute relation. Depuis, il venait parfois, toujours seul. Il entretenait son jardin, refaisait les peintures, préparait son rapatriement final. Ces derniers temps, il avait fait faire de gros travaux par une entreprise spécialisée. Ravalement, toiture, ouverture d’une nouvelle fenêtre, changements dans les cloisons… Toutes ses modestes économies de fonctionnaire, se disaient les voisins, avaient dû y passer. Dans le mois qui avait suivi sa retraite, il s’était installé dans la petite maison.
C’était un homme qui ne faisait pas de bruit. Il ne fréquentait pas grand monde, n’avait pas vraiment d’amis. On le voyait au marché, le jeudi, promener sa maigre silhouette vaguement voûtée et sa crinière blanche. Il faisait ses courses en silence. Il s’absentait rarement plus d’un jour ou deux. Il ne recevait pas de visites et que peu de courrier, jusqu’à ces dernières semaines, où il avait reçu une lettre presque chaque jour. Personne ne s’expliquait l’affreux évènement. Ce n’était pas dans son habitude de se promener la nuit. Les rues de Ploeldouzec sont d’ailleurs vides après neuf heures du soir. En outre, la brève enquête menée par la gendarmerie avait établi qu’il était ivre lors de son accident : un homme que l’on n’avait jamais vu boire même une goutte d’alcool, pas plus d’ailleurs qu’on ne l’avait vu fumer la moindre cigarette, et qui, quand il s’installait à la terrasse du café, commandait systématiquement un simple diabolo-menthe.
Ted attendit la nuit, escalada le mur du jardin de Marcel Le Bihan, et crocheta la porte d’entrée en quête d’indices. La maison était très en ordre. Le lit n’était pas défait. Le frigo était plein. Aucune bouteille d’alcool, autre que celle, de mauvais whisky, qui trônait, vide, sur la table de la cuisine. Et sur cette table, un pot de yaourt tenait lieu, pour quelques mégots, de cendrier improvisé. Le Bihan n’avait pas passé seul sa dernière soirée. Sur le buffet, le détective ne tarda pas à trouver un paquet d’enveloppes qui attirèrent son attention : elles étaient du même modèle que celle qu’il avait retrouvée chez Maurice Mikoyan. Il les ouvrit l’une après l’autre. Toutes contenaient la même lettre :
« Tu vas regretter ta saloperie, connard ».
L’intuition de Ted se confirmait : C’est à Flora-Tristan qu’il fallait poursuivre l’enquête.