Accueil > Études de cas > Silences et oublis > Omerta dans la polis

Omerta dans la polis

La violence policière et comment on en parle (ou pas)

par Pierre Tevanian
27 mai 2020

Il y a des questions qu’on ne pose pas impunément, surtout quand on n’est pas tout à fait, ou pas du tout, blanc et catho-laïque. Celle de la violence policière est une de ces questions, sans doute l’une des plus sensibles. Pour l’avoir énoncée dans une émission grand public, la chanteuse Camélia Jordana se prend un torrent de violence verbale, émanant de toutes les fachosphères, ainsi qu’un recadrage condescendant de l’incontournable Caroline Fourest, sans oublier les sarcasmes stupides d’un Cyril Hanouna et les menaces de procès de la part de syndicats de police. Et enfin l’emploi d’un mot (la honte) par quelqu’un (le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner) qui ignore totalement la chose. Ce phénomène de silence et de silenciation, d’interdit de penser et de dire, et de mise au pilori de quiconque brave l’interdit, porte un nom : omerta. Nous republions donc une intervention orale faite lors d’une Journée contre les violences policières organisée à Nice en février 2011, par le Comité Vérité et Justice pour Hakim Ajimi, avec Sihem Souid, auteure d’un livre intitulé Omerta dans la police, témoignant de l’intérieur de l’institution policière, ainsi que deux militants engagés dans a lutte contre la violence policière, le journaliste Mogniss H. Abdallah et le chercheur Mathieu Rigouste. Elle reste hélas d’actualité.

Le point de départ de mon intervention sera le titre du livre de Sihem Souid, Omerta dans la police, mais écrit autrement : Omerta dans la polis. En effet, polis, en grec ancien, signifie la cité, la communauté politique, or s’il y a une omerta dans la police, celle dont parle Sihem Souid, elle est indissociable d’une autre omerta qui fonctionne dans un espace beaucoup plus vaste que l’institution policière : l’omerta dans la police ne tient que parce qu’il y a une omerta dans la polis, c’est à dire dans la cité, dans l’ensemble de la collectivité politique, dans le monde politique. Il y a donc une double question : la question des abus, des crimes policiers et de leur impunité, dont parle le livre de Sihem Souid, et dont parle Mathieu Rigouste d’une autre manière, une question qui concerne la police et la justice, mais aussi une question qui concerne plus largement la classe politique, le monde médiatique, bref : tout ce qui constitue un espace public, un lieu de débat et de délibération dans lequel certaines questions n’ont pas droit de cité.

Que veut dire Omerta ?

Le mot omerta a d’abord cet avantage : il permet de penser des actes, des agissements qui peuvent être minoritaires si l’on s’en tient à un point de vue strictement numérique (Sihem Souid parle de 30% de policiers racistes et/ou violents, ce qui fait d’ailleurs une grosse minorité) mais dominants au sens où ils sont très peu dénoncés, combattus, et donc empêchés, et où par conséquent ils « donnent le la » – ou en tout cas ils font partie de « l’ordinaire » de l’univers policier. J’ai envie de dire : si une minorité de 30%, ou même de 10% des agents de police passe à l’acte, profère des propos racistes ou commet des abus de pouvoir, des violences illégitimes, mais si les autres ne s’y opposent pas, cela signifie que dès qu’il y a trois flics, ou cinq, ou dix, on est à peu près sûr de tomber sur un raciste ou un violent qui passe à l’acte, avec les trois autres qui se taisent…

Cela signifie en gros que, même si c’est minoritaire d’un point de vue numérique, ces abus arrivent régulièrement dans tous les commissariats. De la même manière qu’il y a une omerta dans l’éducation nationale, où je travaille, qui fait que, même si on laisse de côté la violence systémique de l’institution, du déterminisme social (ce que Pierre Bourdieu a appelé la « reproduction » et la « violence symbolique » [1]), et si on pose qu’il y a une minorité d’un prof sur dix qui est vraiment méchant, violent, qui abuse de son statut et « casse » des élèves, chaque élève ayant chaque année une dizaine de professeurs, on arrive à la conclusion que tout élève est exposé à ces abus et humiliations  [2].

C’est la même structure dans les deux cas : une violence systémique, dominante, inquestionnée, qui peut très bien être en même temps minoritaire et dominante, justement parce qu’elle est inquestionnée. La différence entre l’École et la Police, c’est que le professeur peut casser, blesser moralement, éventuellement « tuer » scolairement des élèves (en les excluant, pour un foulard ou pour autre chose), mais qu’il n’a pas d’arme à feu, de flashball, de taser… Ni de technique d’étranglement. Le professeur peut condamner un jeune à une mort scolaire et sociale, ou le blesser mortellement sur un plan psychologique, avec des mots, des notes, des sanctions ; pour le policier c’est plus radical, il a le pouvoir de tuer tout court, physiquement, irréparablement.

Je prends donc comme constat de départ qu’il y a une omerta dans la police, chez les flics, mais aussi dans la polis, dans la cité, dans les espaces les plus officiels et les plus dominants de la « vie démocratique », dans les partis, les organisations, les associations, les grands médias, qui sont censés être nos espaces de débat. Il existe évidemment des nuances, quelques associations, quelques élus de gauche courageux, quelques journalistes consciencieux, mais on peut quand même dire globalement qu’il existe un mur du silence concernant les violences policières. Un mur que les collectifs Vérité et Justice arrivent régulièrement à fissurer mais qui, à peine fissuré, est sans cesse re-colmaté – c’est une espèce de combat sans fin. Pour preuve, voici ce que Farida Belghoul écrivait il y a plus de vingt-cinq ans, à l’issue de la deuxième marche pour l’égalité :

« Il est aisé de s’élever contre ce qu’il est convenu d’appeler un crime raciste propre. Ce type de crime, considéré comme tel (ce qui est déjà une chose rare) met en scène dans la bonne conscience antiraciste un beauf dément sans garantie de représentation et une victime qui s’est comportée en bon citoyen sa vie durant. Dès lors qu’un commerçant ou qu’un flic surtout est l’auteur d’un assassinat sur la personne d’un petit délinquant, on assiste à une dispersion totale. Les condamnations véhémentes et morales font place à un silence qui transforme l’appareil d’État et judiciaire, les groupes politiques et l’opinion publique, comme dirait Brecht, en complices. »  [3]

Ma question est justement de comprendre comment ce mur de silence continue à tenir, en dépit de tout ce qui a été fait depuis vingt-cinq ans pour le fissurer. Quels sont les obstacles auxquels on se confronte quand on veut faire émerger cette question de la violence policière, qui est à l’évidence une question politique majeure – mais justement une question qui n’est pas évidente pour grand monde, qui n’est pas majeure pour tout le monde, qui n’est pas politique pour tout le monde, et qui n’est même pas une question pour tout le monde. Et on pourrait justement reformuler le problème comme ça : qu’est-ce qui fait que certaines évidences n’en sont pas, qu’elles n’apparaissent pas comme telles ?

Qu’est-ce qui fait que les consciences morales et les intelligences sont à ce point endormies qu’on ne voie pas, qu’on ne sente pas, à quel point le fait qu’un jeune de vingt ans comme Hakim soit tué est un scandale absolu ?

Qu’est-ce qui explique que cela ne fasse pas la une du 20 heures, mais seulement quatre lignes en page « Faits divers » ?

Qu’est-ce qui explique que cela ne fait même pas réagir ?

Et qu’est-ce qui fait aussi que ne soit pas perçu comme un scandale absolu le fait que ce soit un gardien de la paix qui le tue – en clair : que celui qui est censé sauver des vies prenne des vies ?

Qui parle, de quoi, et comment ?

C’est à partir de ces interrogations-là que je développerai mon propos, de cet étonnement-là, de cette naïveté-là que j’assume. Et justement le mot omerta apporte un début de réponse, car il a aussi l’intérêt de poser la question en termes de parole et de silence. Or c’est justement autour de la parole que tourne ma réflexion : c’est autour de la circulation de la parole, du discours qui se tient ou ne se tient pas sur la question de la violence policière, que se joue à mon avis quelque chose d’essentiel. C’est avec des mots que, pour reprendre une formule de l’écrivain George Orwell, on arrive à « justifier l’injustifiable » [4]. Plus précisément, c’est par une certaine économie de la parole : c’est par des paroles et des silences qu’on endort les consciences et les intelligences, en parlant d’une certaine manière, en parlant de certaines choses et en se taisant sur d’autres, en laissant parler certains et pas d’autres.

Cela m’amène à préciser d’où, moi-même, je parle. Je suis professeur de philosophie, et j’enseigne à des élèves qui ont l’âge et l’origine de ceux qui se font tuer généralement par des policiers – ce qui, Dieu merci, n’est pas arrivé jusqu’à présent à un de mes élèves. Je côtoie donc ces élèves, dans une interaction qui n’est pas exempte de rapports de pouvoir, loin de là, mais qui me permet malgré tout de prendre conscience de cette évidence-là, qui n’en est pas une pour tout le monde : on a affaire à des êtres humains singuliers, qui méritent absolument de vivre absolument, et ce n’est que par un processus de déshumanisation, un véritable travail sur les esprits, qu’on en arrive à l’espèce d’indifférence qui suit des événements comme des homicides policiers.

Je n’ai donc pas d’« expertise » de la question des abus et des homicides policiers comme peuvent en avoir des acteurs sociaux qui vivent la question « de l’intérieur » (les victimes et leurs proches d’un côté, les policiers de l’autre), ou bien des chercheurs qui ont enquêté de près sur la question. J’interviens plutôt comme citoyen, militant, engagé depuis une quinzaine d’années contre les violences, les crimes et l’impunité policière, notamment par le biais d’un média alternatif que je co-anime avec Sylvie Tissot, le site « Les mots sont importants », consacré à la question de la parole, du débat public – une question qui me préoccupe parce qu’il s’agit de lieux de pouvoir, de production et de diffusion d’idéologie, et parce que c’est donc là aussi qu’on doit agir si on veut casser cette espèce de mur d’indifférence et d’insensibilité sur les crimes policiers. Par la publication de livres ou de textes sur ce site, on essaye de produire de la contre-information, de la contre-culture, de la réflexion critique, de manière à élargir au maximum les brèches dont je parlais tout à l’heure, en relayant le travail des collectifs Vérité Justice, et en posant la question du débat public, de son organisation, et celle de l’emploi des mots.

Bref : les mots sont importants, d’une manière générale mais particulièrement sur la violence policière, ce qui signifie plusieurs choses : non seulement que le choix des mots est important, mais qu’il y a aussi, en plus de la question de savoir comment on parle, la question de savoir de quoi on parle, et qui parle.

La question « qui parle ? » pose d’emblée une autre question : « qui ne parle pas ? ». C’est le premier problème à soulever : la distinction qui est établie entre ceux qui ont droit à la parole, ceux qu’on écoute, qui ont du crédit, et ceux qui n’ont pas la parole – par exemple : les policiers d’un côté, et de l’autre leurs victimes. Ensuite, avant même de savoir si on parle bien ou mal de tel problème, de tel événement, de telle affaire, en l’occurrence de tel crime policier, encore faudrait-il qu’on en parle – d’où ma seconde question : « de quoi on parle ? », qui a elle aussi son envers : « de quoi on ne parle pas ? ». Et puis enfin, une fois qu’on parle de quelque chose, se pose la question de savoir comment on en parle : quels sont les mots qu’on utilise, et là aussi le choix suppose une élimination. On emploie un mot et pas un autre – et de fait, il y a des termes extrêmement pervers qui viennent polluer la réflexion, qui endorment les consciences et qui empêchent de penser la réalité et la gravité de ces événements.

Des paroles et des silences

Comme je le disais à l’instant, la question « de quoi on parle ? » implique automatiquement une exclusion : on ne peut pas parler de tout à la fois, et par conséquent choisir de parler d’une chose, c’est aussi exclure tout le reste, tout ce dont on ne va pas parler. Quand on choisit un « sujet de discussion », quand on pose une « question », avant même d’avoir énoncé une réponse, on affirme déjà quelque chose qui ne va pas nécessairement de soi : on affirme qu’il s’agit d’une question importante, sérieuse, grave, « préoccupante » comme disent les journalistes. C’est vrai pour les politiques – c’est la question de ce qu’ils appellent leurs « priorités » – et c’est vrai pour les médias – c’est la question des « choix éditoriaux », de la « mise en perspective », qui implique une « hiérarchisation de l’information » : qu’est-ce qui fait la une du 20 heures, qu’est-ce qui est relégué en fin de journal, dans la rubrique « Brèves » ou « Faits divers », et qu’est-ce qui est purement et simplement écarté, éliminé ?

Je pourrais reprendre ici la formule d’un philosophe, Gilles Deleuze, qui définissait le consensus justement de manière négative : le consensus, c’est un accord au sein d’un groupe, mais pas forcément un accord absolu sur tout ce qui se discute – plutôt un accord sur ce qu’on ne discute pas, un accord tacite au sein du groupe pour que certaines questions ne soient pas posées [5]. Il me semble que cette formule correspond particulièrement bien à ce qui nous réunit aujourd’hui – et que résume bien, encore une fois, le mot omerta. Sur la violence et l’impunité policières, ce qui n’est pas dit, pas posé, pas interrogé, bref : ce consensus ou cette omerta, est partagé par le monde politique et par le monde médiatique, qui sont assez étroitement imbriqués, en tout cas au sommet. S’il y a des brèches, des gens qui travaillent à les élargir (et c’est évidemment nécessaire, ça ne sert pas à rien, loin de là), le constat général reste celui d’un mur de silence.

D’où la nécessité première de faire du bruit, avant même de viser des objectifs comme la justice, l’égalité de traitement, par définition difficiles à atteindre puisque qu’on est justement au cœur d’un système de domination, donc à armes inégales. La question du bruit et du silence, du silence médiatique et du bruit médiatique, est décisive, c’est ce que j’appelle la question quantitative (est-ce qu’on parle beaucoup, un peu ou pas du tout, assez ou pas assez de la question), par opposition à la question qualitative (est-ce qu’on en parle bien ou mal, avec des mots justes ou pas). Il y a d’ailleurs des gens dont le métier est de calculer le bruit médiatique, de compter le nombre de dépêches AFP, le nombre de coupures de presse, le temps de télévision et le temps de radio consacré à tel ou tel événement, tel ou tel problème, telle ou telle « question de société ». Et quand on regarde ce travail, on se rend compte que ce bruit médiatique façonne les subjectivités, les consciences, parce qu’il détermine ce qu’on prend l’habitude de considérer comme problématique ou pas, digne d’intérêt ou pas, important ou pas, préoccupant ou pas, grave ou pas.

Pour le dire concrètement, on a par exemple, d’un côté, automatiquement ou en tout cas fréquemment, en ouverture du journal télévisé ou en une dans la presse, la photo du policier qui s’est fait tuer dans l’exercice de ses fonctions, avec de plus en plus systématiquement la visite sur place du président de la République, ce qui donne une « raison » de plus aux journalistes de faire du bruit sur « l’événement », et à l’opposé on a un silence ou un quasi-silence, et en tout cas l’absence de visite du président ou d’une quelconque personnalité politique, pour l’ouvrier mort dans un accident de travail et a fortiori pour le « jeune » tué par la police. L’événement, car c’en est un aussi, n’est pas traité comme tel : il est relégué en brève dans la rubrique « Fait divers », sans que soit publiée de photo, et même, souvent, sans que le nom ou le prénom de la victime soit mentionné.

Or, pour que l’événement – et au-delà de l’événement, la personne défunte – ait un commencement d’existence dans l’imaginaire collectif, dans la subjectivité du téléspectateur lambda, il faut pour commencer que la personne ait une identité, un nom et un visage. Cela arrive mais c’est l’exception et non la règle, et cela suppose justement que des médias alternatifs fassent le bruit que n’ont pas fait les médias officiels.

Ces médias alternatifs, ce sont des sites internet, des radios locales, des tracts, des manifestations, mais ce sont aussi, et peut-être en premier, qu’on le déplore ou pas, les émeutes. Ce n’est pas un éloge romantique de l’insurrection mais un constat : de qui se souvient-on vraiment ? Qui a, pour la masse des citoyens français, un nom et un visage ? Zyed et Bouna.

Ce qui pose une autre question quantitative : combien faut-il brûler de voitures pour que des humains retrouvent un nom et un visage, c’est-à-dire pour qu’ils retrouvent, dans la collectivité nationale, l’humanité que leur dénie la « petite musique » des JT et des devantures de kiosque ?

Ce que je cherche à dire, c’est que ce traitement médiatique inégal façonne les subjectivités et nous pousse insensiblement, inconsciemment, de manière insidieuse, à considérer qu’il y a certaines vies qui valent moins que d’autres, et certaines vies qui valent plus que d’autres : on nous dit que vie d’un Hakim vaut moins qu’une vie ordinaire, et celle d’un policier plus qu’une vie ordinaire.

Une vie = une vie

La vie d’un jeune issu des classes populaires et – presque toujours – de l’immigration non-blanche est dévaluée par le silence médiatique, ou alors, quand le silence est perturbé par des émeutes ou par des collectifs Vérité Justice, par des paroles officielles qui viennent nous rappeler à l’ordre en légitimant l’homicide et en dénigrant la victime. Et parallèlement, il y a tout un travail idéologique qui nous habitue à penser que certaines vies, notamment policières, valent plus que d’autres : on nous dit par exemple que la vie d’un policier ne doit pas être gâchée par de la prison, y compris lorsqu’il a gravement fauté – alors que ces scrupules n’existent pas pour un simple cambrioleur. Je pense par exemple aux récentes déclarations de Brice Hortefeux sur la toute récente affaire de Bobigny : des policiers produisent collectivement un faux témoignage qui peut envoyer un innocent en prison pour trente ans, ils sont démasqués, jugés et condamnés à six à douze mois de prison, et le ministre de l’Intérieur sort de sa réserve pour dénoncer une peine « disproportionnée ».

Encore plus parlant : le traitement judiciaire des événements de Villiers-le-Bel. En juillet 2010, on a envoyé cinq jeunes en prison, pour des peines allant de 5 à 15 ans, sans aucune preuve contre eux sinon des témoignages anonymes et rémunérés, avec d’énormes incohérences dans les différents « témoignages ». Or, qu’est-ce qui a permis de rendre acceptable ce lynchage judiciaire ? Le fait que des policiers s’étaient fait tirer dessus lors des émeutes de Villiers-le Bel. Aucun policier n’a été tué, mais ces tirs ont suffi pour que le président Sarkozy décrète qu’il y avait eu « intention de tuer » et pour qu’il déclare immédiatement : « Mettez les moyens que vous voulez, ça ne doit pas rester impuni ». Et c’est ce qui s’est passé, au pied de la lettre : tous les moyens ont été bons, il fallait des coupables, peu importe lesquels. Je ne peux pas développer ici tout ce que le procès a eu de scandaleux, mais le peu que j’ai dit laisse entrevoir que, lorsqu’on tire sur des policiers, tout est bon pour que n’importe qui, ou plutôt n’importe quel jeune non-blanc du quartier, écope de très lourdes peines de prison.

Un dernier exemple : les offensives répétées d’élus de droite pour rétablir la peine de mort, qui sont toujours formulées comme devant concerner les crimes les plus graves, parmi lesquels sont systématiquement mentionnés les meurtres d’enfants et les meurtres de policiers. Je laisse de côté la question enfants / adultes, mais parmi les adultes, ce lieu commun de la droite ultra nous dit clairement qu’une vie de policier est plus précieuse qu’une vie de boulanger, de garagiste, d’instituteur ou de chômeur. Et cette hiérarchisation a été reprise à son compte par le président lui-même ces derniers mois, lorsqu’il a exprimé sa volonté de déchoir de leur nationalité certains Français naturalisés. Plusieurs voix ont dénoncé à juste titre le fond raciste de cette discrimination entre Français de naissance et Français « d’origine étrangère », mais on a moins prêté attention au fait que, là encore, les faits d’une gravité exceptionnelle qui étaient censés justifier ce traitement d’exception étaient, à nouveau, les meurtres de policiers – considérés implicitement comme plus graves qu’un autre meurtre.

Un autre exemple : la mort de Mahamadou Maréga, tué par la police le 30 octobre 2010. Dans les quelques dépêches qui ont « couvert » l’événement, Mahamadou Maréga n’a pas eu d’identité, il n’a pas eu de visage et il n’a pas eu de nom : c’était « un Malien », « un sans papiers », « le sans papier malien »... Dans d’autres cas on dit « la mort d’un jeune »... Ce processus de déshumanisation, il a fallu un certain nombre de jours pour l’enrayer. C’est ce genre de contre-travail qu’on essaie de faire sur le site « Les mots sont importants » : accorder tout de suite de la place à un tel événement, qui est traité comme un non-événement par les médias dominants, et lui donner un sens politique alors que les quelques forces politiques qui protestent le traitent seulement comme un simple accident, minimisent donc sa portée politique, ou n’en font qu’une question purement technique sur l’usage du taser, alors qu’il pose bien d’autres questions de fond – j’y reviendrai en conclusion.

Et puis, donc, on doit redonner à la victime son identité, un nom, un visage. Pour Mahamadou Maréga, c’est dans la presse malienne qu’on a fini par trouver l’information, qui s’est diffusée ensuite sur les sites militants. Les collectifs Vérité Justice sont évidemment les premiers à faire ce travail de visibiliser un nom, une photo, une existence, de rappeler que c’est une vie humaine qui a été supprimée. Mais il se trouve que vingt jours après, de nouveau, il y a eu quelques brèves dans Libération, dans le Monde, sur l’AFP, parce qu’une instruction était ouverte, mais qu’on parlait toujours du « Malien » : la victime n’avait toujours pas de nom, alors qu’il suffisait de surfer cinq minutes sur internet pour le trouver – ou de contacter le Collectif Vérité Justice qui s’était constitué entre-temps.

Cette question du visage et du nom me paraît cruciale, car derrière il y a la question fondamentale de ce que vaut une vie. On a résumé ça, sur le site « Les mots sont importants », en disant qu’une vie égale une vie. C’est aussi simple que ça : c’est une évidence là encore, mais là encore une fausse évidence, une évidence qui n’en est pas une parce que l’ordre symbolique qu’on nous construit, les représentations qu’on nous impose, avec cette hiérarchisation de l’information, nous habituent à penser qu’une vie ne vaut pas une vie. Mogniss Abdallah a réalisé un film important il y a dix ans sur la mort de Youssef Khaïf, tué d’une balle dans le dos par un policier qui a finalement été acquitté, en retraçant toute la lutte qui a eu lieu autour de ce double scandale : le meurtre et l’acquittement. Le film s’intitule Que vaut la vie de Youssef ?, en référence à une banderole du MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) : c’est toujours la même question, et pour résumer, les représentations qui s’imposent dans une société, le prix qu’une classe dirigeante accorde à une vie, cela peut se mesurer de deux manières : à la peine infligée à celui qui a pris cette vie, mais aussi à la place que lui consacrent les médias.

Pour résumer : la victime est niée, déshumanisée, et de ce fait la première action qui s’impose, aussi bien pour les proches de la victime que pour les militants qui prennent au sérieux l’égalité, le principe une vie = une vie, c’est de redonner cette dignité, cette existence qui est triplement niée – une première fois parce que la personne a été tuée, une deuxième fois parce qu’elle est tuée socialement, symboliquement, par le non-lieu ou en tout cas la complaisance de la justice, et une troisième fois par cette espèce d’indifférence et de silence médiatique.

La dimension politique

Ce qui est nié, aussi, c’est la question politique qui est posée par cette mise à mort. Je citerai Pierre Bourdieu, qui dit que le discours a le pouvoir de faire exister, au moins dans les esprits, ce dont il parle : plus on parle de quelque chose, plus cette chose existe, et moins on en parle, moins elle existe [6]. Par exemple, à force d’entendre parler d’un « problème de l’immigration », on finit par admettre comme une évidence que l’immigration en elle-même constitue un problème – c’est-à-dire que ce ne sont pas les immigrés qui sont confrontés à des problèmes, comme tout le monde, voire plus que tout le monde, mais au contraire ce sont les immigrés qui font des problèmes aux autres. Bref : à force de matraquer une série de discours, on finit par faire exister dans les esprits un « problème de l’immigration », un « problème de l’insécurité », un « problème du voile » ou un « problème musulman », comme il y avait eu dans les années 1930-1940 un « problème juif ». C’est ainsi que des non-problèmes peuvent devenir des problèmes à force de le dire, à force d’en parler, et que réciproquement de vrais problèmes comme la violence policière peuvent devenir des non-problèmes à force de n’en pas parler.

Une enquête que je cite souvent illustre bien ce phénomène : en 2002, dans un sondage publié par L’Humanité, on demandait aux sondés de hiérarchiser ce qui leur semblait les problèmes les plus préoccupants du moment. Parmi dix autres propositions, dont la santé, les retraites, l’éducation, il y avait l’insécurité, et bien évidemment, sans grande surprise, après tout le matraquage intensif qu’on avait subi pendant des mois, le problème cité comme problème numéro un était ce problème de l’insécurité. Mais ce qui est intéressant, c’est que la même enquête reposait ensuite les mêmes questions non plus d’un point de vue général mais en interpellant les gens sur leur propre vécu : « vous, dans votre vie, quels sont les problèmes que vous rencontrez ? », et là les résultats s’inversaient : « l’insécurité dans ma ville et dans mon quartier » devenait le dernier des soucis des sondés, avec seulement 20 % de gens non-satisfaits et 80% de satisfaits. Et de la même manière, dans un sondage plus récent, 66% des 15-25 ans déclaraient que les parents n’avaient pas assez d’autorité sur leurs enfants, et dans le même temps, quand on les interrogeait sur leurs propres parents, 89% estimaient qu’ils avaient suffisamment d’autorité sur eux, ni trop ni pas assez.

Cette imposition d’une hiérarchie entre ce qui est problématique ou pas, et entre ce qui est politique (par exemple « l’insécurité », « le manque d’autorité parentale » ou même la dernière petite phrase de Ségolène Royal ou Jean-François Copé, du fils Sarkozy ou de la femme de Strauss-Kahn) et ce qui n’est pas politique (par exemple l’action de la police, sa violence, ses crimes et leur impunité), nous met face à une autre tâche, aussi bien les collectifs Vérité Justice que leurs soutiens et leurs relais politiques ou médiatiques : de même qu’il faut réhumaniser des humains déshumanisés, il faut repolitiser une question politique dépolitisée – là encore j’y reviendrai en conclusion.

L’euphémisation du crime

Il me reste peu de temps pour évoquer les deux autres questions : « comment on parle », et « qui parle ». La question « comment on parle » nous amène d’abord, au collectif Les mots sont importants, à dénoncer certains propos publics particulièrement barbares. Par exemple, après la mort de Karim Boudouda, abattu par la police l’été dernier à Grenoble, la journaliste Elisabeth Lévy a déclaré sur RTL :

« On est en guerre, et je vous le dis, s’il y en a un qui meurt, je ne verserai pas une larme ».

Il y a ensuite des mots moins extrêmes, moins exceptionnels, dont la violence passe davantage inaperçue parce qu’ils se sont imposés comme un vocabulaire « normal ». Par exemple le mot « bavure », qui permet de ne pas dire qu’il s’agit d’un meurtre, d’un homicide, et qui tend à faire passer en contrebande une certaine interprétation de l’événement, qui est loin d’être indiscutable : l’idée que c’est la faute à « pas de chance », qu’il n’y a aucune rationalité politique, qu’on a affaire à de purs accidents. Or, même si ces mises à mort sont rarement préméditées par le policier, on peut dire en tout cas que, dans la plupart des cas, en situation, en une situation où rien ne l’y obligeait, le policier a fait le choix de mettre en danger la vie de sa victime, et que du côté de l’institution, ces mises à mort bénéficient d’un consentement, dans le sens où une telle répétition de faits similaires ne peut se produire sans un accord de l’institution, qui laisse à sa police une certaine marge, une certaine quantité de « bavures » autorisées, en lui assurant l’impunité.

On réduit en somme le crime policier au statut d’événement malheureux, au sens littéral du mot : la mauvaise chance, le mauvais sort, la fatalité – et non pas un événement contingent, qui devrait ne pas avoir lieu, qui pourrait ne pas avoir lieu, et qui n’est rendu nécessaire que par un certain ordre social et politique qui n’a, lui, rien de nécessaire. Qualifier l’événement de bavure revient en somme à dire que nous pouvons le déplorer mais pas refuser, dénoncer, combattre – comme l’a souligné la philosophe Hannah Arendt :

« La fureur n’est en aucune façon une réaction automatique face à la misère et à la souffrance en tant que telle. Personne ne se met en fureur devant une maladie incurable ou un tremblement de terre, ni en face de conditions sociales qui paraissent impossibles à modifier. C’est seulement dans le cas où on a de bonnes raisons de croire que ces conditions pourraient être changées et qu’elles ne le sont pas, que la fureur éclate. » [7]

Autre euphémisme : les coups et blessures, quand ils sont perpétrés par la police dans un lieu public, deviennent une « intervention musclée ». On est ici au cœur de la même logique : dès lors qu’on commence à appeler « intervention musclée » un passage à tabac, il ne faut pas s’étonner qu’ensuite un homicide ne soit pas traité comme un homicide mais comme un accident regrettable.

La diffamation des victimes

En même temps que ces mots dissimulent, minimisent, euphémisent la violence policière, d’autres mots diabolisent la victime, et notamment son attitude au moment des faits, de façon à inscrire l’homicide dans une catégorie qui n’est pas la sienne : celle de la légitime défense. D’abord en utilisant sans discernement, sans parcimonie, de manière totalement abusive, les mots « légitime défense » eux-mêmes. Ensuite en soulignant, voire en exagérant, « la violence » de la situation, la « panique » du policier, l’ « agressivité » de la victime, rebaptisée parfois « forcené », ou encore son « gabarit » impressionnant (on retrouvait par exemple ces deux mots « forcené » et « gabarit » dans les dépêches sur Mahamadou Maréga).

Je me souviens qu’en 2001, au cours du Procès Hiblot, on avait même inventé un concept pour cela : je ne sais plus si c’était la défense ou carrément l’avocat général, mais on avait invoqué en faveur du policier la « légitime défense dans l’esprit ». Tous les témoignages et toutes les expertises (autopsie, balistique) confirmaient que le policier avait tiré sur une voiture en fuite, à une distance de plus de vingt mètres, et qu’il avait atteint Youssef Khaïf dans la nuque, bref : on ne pouvait pas invoquer la légitime défense. Du coup, on a sorti cette « légitime défense dans l’esprit ». Et le plus grave, c’est que cette énormité conceptuelle a eu une efficacité politique et même juridique : le policier a été acquitté.

Cette formule peut se comprendre de deux manières : il y a légitime défense d’abord dans l’esprit du policier, qui se « sentait menacé » même si objectivement il ne l’était pas, et ensuite pour toute la société, dont l’esprit est « étatisé », travaillé par une propagande qui lui fait comprendre que certaines populations sont en elles-mêmes menaçantes, indépendamment de leurs faits et gestes réels – même lorsqu’elles sont en fuite et nous tournent le dos. C’est ici que la question de la violence policière et de son impunité s’avère indissociable de celle du racisme : une population décrétée menaçante par nature, c’est une des définitions possibles du racisme.

Et puis, en plus de la réécriture des faits, il y a une stratégie de disqualification plus générale et nébuleuse, qui consiste à dénigrer la personne de la victime, notamment à l’aide de l’inévitable « bien connu des services de police ». Il y a là une violence inouïe pour les proches de la victime : on n’a même pas le temps de réaliser la mort d’un être cher qu’on doit commencer à défendre sa mémoire. Et pendant qu’on est occupé à défendre sa mémoire, on ne peut pas s’occuper de poser la question de fond qui est celle des missions de la police, de ce qu’on attend d’elle, de ce qu’elle a le droit de faire et de ce qu’elle n’a pas le droit de faire. La victime devient coupable, et ses proches sont obligés de devenir son avocat.

C’est ce qui s’est passé par exemple pour Zyed et Bouna, morts à Clichy-sous-Bois dans un transformateur électrique où ils s’étaient réfugiés à cause d’une poursuite policière. Le ministre de l’intérieur Sarkozy s’était empressé de déclarer qu’ils « s’apprêtaient à commettre un cambriolage ». L’accusation s’est révélée fausse par la suite, et c’est souvent le cas. Mais le pire, ce n’est pas le mensonge, ni même le fait qu’on salisse la victime : c’est qu’en plus on tende à justifier implicitement des coups de feu mortels, un étranglement ou toute autre forme d’atteinte à la vie d’un jeune par le fait qu’il ait pu avoir « quelque chose à se reprocher ». C’est un véritable piège : on est obligé de s’insurger en premier contre la diffamation, pour défendre la mémoire des disparus, mais du coup on laisse passer une idée barbare : l’idée qu’un délit de fuite, un cambriolage ou quelque délit que ce soit, quand bien même il serait avéré, puisse justifier une mise à mort hors-légitime défense.

La question de la légitime défense

Youssef Khaïf, quand il a été abattu par le policier Hiblot, était, lui, vraiment dans une voiture volée – ce que nombre de politiques et de journalistes ne se sont pas privés de rappeler, presque systématiquement. Du coup, sa mère a posé frontalement la question de fond : « Oui, il avait volé une voiture, mais on ne doit pas mourir pour ça ». À nouveau nous sommes face à une évidence qui n’en est pas une, parce que tout est fait pour que la question ne soit jamais posée en ces termes. Tout est fait pour nous habituer à justifier ou excuser le crime policier par le délit de la victime, et en tout cas pour nous habituer à ne pas mettre en question l’acte du policier : pourquoi, par exemple, un journaliste juge-t-il nécessaire de préciser que le jeune tué avait fait quelque chose de répréhensible, et pourquoi ne juge-t-il pas plus nécessaire de préciser que le jeune était en fuite, qu’il tournait le dos au policier ou qu’en tout cas il ne le menaçait pas ?

Tout est fait en somme pour que la légitime défense ne soit pas réellement pensée par la population, encadrée par l’institution et enseignée aux policiers en formation comme une notion très spécifique et circonscrite : la légitime défense de soi ou d’autrui, qui est la seule violence légitime, est le minimum de violence nécessaire pour sauver sa peau ou celle d’autrui, pour désarmer une personne armée, arrêter le bras du mari qui cogne sa femme, etc. En dehors de ces situations de menace ou de violence effective, et au-delà du minimum de contre-violence nécessaire pour empêcher ou arrêter cette première violence, il n’y a ni « défense » ni « légitimité ».

En somme, parmi les questions que tout le monde s’accorde à ne pas poser, il y a cette question, qui est une question politique : quand, dans les centres de formation, va-t-on clairement enseigner aux policiers, comme principe fondamental, qu’il faut laisser fuir celui qu’on a déjà réussi à mettre en fuite, donc à mettre en échec dans sa tentative de commettre un crime ou un délit, plutôt que de chercher à le « neutraliser » à tout prix, même au prix de sa vie ? Que ce soit avec un taser, une arme à feu, un flashball, une « clé d’étranglement » ou quelque autre pratique qui met sa vie en danger, y compris la course-poursuite...

Je pense par exemple à la mort de Mohammed Berrichi à Dammarie-les-Lys, où on a atteint le summum de l’absurde. Mohammed Berrichi est mort en mai 2002 d’une chute de moto, sans casque, à l’issue d’une longue course-poursuite, et bien entendu les policiers n’ont pas été inquiétés. C’est pourtant la police qui l’a poussé à accélérer et à emprunter des sens interdits, en le poursuivant, au risque de sa vie mais aussi au risque de la vie des passants qu’il aurait pu renverser. Et pourquoi la police s’est-elle acharnée dans cette course-poursuite mortelle ? Parce qu’il ne s’était pas arrêté alors qu’elle voulait l’interpeller. Et pourquoi fallait-il l’interpeller ? Parce qu’il roulait sans casque. Et pourquoi le casque est-il obligatoire ? Pour protéger la vie humaine en cas d’accident ! On est ici au cœur de l’abjecte absurdité du système policier.

La distribution de la parole

Je n’ai plus le temps de développer ma troisième question : qui parle ? Mais c’est un autre versant important du problème : qui a la parole, qui ne l’a pas ? Qui l’a d’office, qui doit se battre, s’organiser en comité, manifester, voire brûler des voitures, pour l’avoir ? Qui est pris au sérieux, qui ne l’est pas ? Qui bénéficie d’une confiance totale, a priori, qui est au contraire en butte à une profonde méfiance ? Il faudrait parler notamment de la sacro-sainte « source policière », que nombre de journalistes ont pris l’habitude de relayer comme une vérité révélée. Il faudrait parler aussi de l’usage à géométrie variable des guillemets et du conditionnel dans les médias, suivant qu’on cite la parole policière ou celle des proches de la victime.

Le cas des homicides policiers pose une difficulté particulière : la victime est morte, donc elle ne peut plus parler. On ne peut donc pas faire ce qu’on fait, parce que c’est d’une importance cruciale, pour les autres victimes d’injustice : commencer par leur donner la parole à elles, en premier. C’est par exemple ce que nous avons fait pour le cas des filles voilées  [8]. Relayer leur parole était nécessaire, parce que la première injustice à leur encontre, celle qui permettait toutes les autres, comme toujours, c’était justement que tout le monde s’était arrogé le droit de parler d’elles, sans qu’on leur laisse l’opportunité de parler elles-mêmes, et d’être entendues. Et c’était possible de relayer cette parole parce que, malgré tout ce qui avait été fait pour « tuer » en elle toute dignité, toute estime de soi, toute force, toute capacité de parler, elles étaient nombreuses à résister, à avoir des choses à dire et à avoir envie, et même besoin, de les dire. On avait voulu les « tuer » mais elles restaient bien vivantes, et c’est justement cela qui n’est plus possible pour ceux qui sont morts pour de bon, ceux qui ont vraiment été tués.

C’est donc une autre économie de la parole qui doit s’inventer, en partant d’abord de la famille, des proches, des témoins des faits, et en élargissant ensuite, sans « s’y perdre », avec la parole des comités de soutien, des militants, des avocats, et encore au-delà, des journalistes, des sociologues ou des politiques qu’on espère « sensibiliser ». Rien n’est simple, mais la grandeur des moments comme cette rencontre d’aujourd’hui, c’est qu’ils essayent de le faire, en plaçant les familles, leurs proches et leurs soutiens au centre du dispositif de parole, et qu’ils contribuent à faire émerger une autre parole : une parole difficile à faire entendre, une parole à contre-courant, mais une parole qui a pour elle la vérité et la justice.

Bref, en face de tous ces sales mots dont je viens de parler, les Collectifs Vérité et Justice pour Hakim Ajimi, Lamine Dieng, Ali Ziri, Mahamadou Maréga, Umut Kiran, Hakim Djelassi, Abou Bakari Tandia, Reda Semmoudi, Zyed Benna et Bouna Traoré, Mouhsin et Larami Soumaré, Baba Traoré, Mickaël Cohen, Fethi Traoré, Yakou Sanogo, Louis Mendy et tous les autres, opposent les mots qu’il faut, quatre mots qui à eux seuls disent l’essentiel : le mot vérité, le mot justice, l’importance du collectif, et enfin le nom du défunt.

P.-S.

Notes

[1Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, La reproduction, Editions de Minuit, 1970

[2Cf. Pierre Merle, L’élève humilié. L’École : un espace de non-droit ?, Presses Universitaires de France, 2005

[3Farida Belghoul, « Lettre ouverte aux gens convaincus », dans Convergence 84 pour l’égalité, La ruée vers l’égalité, 1985

[4George Orwell, « La politique et la langue anglaise », dans Tels étaient nos plaisirs et autres essais, Éditions Ivrea, 2005

[5Gilles Deleuze, « Q comme Question », dans L’abécédaire, Éditions Montparnasse, 1988

[6Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Éditions Raisons d’agir, 1996

[7Hannah Arendt, Du mensonge à la violence , Éditions Calmann Lévy, 1972

[8Cf. notamment Mariame, « Marianne, ta tenue n’est pas laïque ! » ; Ismahane Chouder, Malika Latrèche, Cécilia Baeza, « Inch Allah l’égalité ! » ; ou encore les trente-six Chroniques d’une voilée désabusée.