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Jean-François Braunstein ou la lepénisation de Denis Diderot

Retour sur une conférence proprement sidérante

par Pierre Tevanian
29 avril 2023

Il va être question, dans les lignes qui suivent, du discours que propage actuellement un certain Jean-François Braunstein, philosophe de profession, mais dont il est manifeste – il suffit de lire ce qui suit – qu’il s’éloigne chaque jour un peu plus des idéaux d’ouverture d’esprit, de rigueur conceptuelle, de souci de la démonstration et de probité intellectuelle qui définissent, en principe, l’exigence philosophique. Nous avions déjà signalé à son propos un cas de diffamation caractérisée qui avait obligé France Culture à publier un droit de réponse, mais il semblerait finalement que c’est l’ensemble du champ académique, l’ensemble du camp progressiste et l’ensemble du système scolaire français – voire la totalité du monde réel ! – que notre philosophe s’évertue à diffamer. Plus grave enfin, et les lignes qui suivent le documentent également, ce qui s’opère est une convergence gravissime, et tout à fait assumée, entre des intellectuels qui se disent « progressistes » ou « héritiers des Lumières » et des forces politiques d’extrême-droite – en l’occurrence le Rassemblement National.

La scène se passe à « l’Institut Diderot », think tank dirigé par l’impayable mais néanmoins viril André Comte-Sponville, qui s’était déjà illustré, naguère, par une extravagante lepénisation de Spinoza (il soutenait, pour mémoire, que le slogan lepéniste « Les Français d’abord », loin de poser problème, n’était que « l’évidence première » de « toute politique », rien de moins, et que Spinoza n’avait –sic !– « jamais écrit autre chose »).

L’ambition affichée par ledit Institut Diderot est, en toute simplicité, de « proposer une vision globale de l’être humain pour déchiffrer les messages du monde incertain qui s’annonce », et sa charte prend soin de préciser qu’« un tel effort ne peut s’accomplir que par le rapprochement du monde de la recherche et de celui de l’entreprise ». Son conseil d’orientation est lui aussi très viril puisqu’il affiche quinze hommes pour trois femmes (soit un ratio de 84% et 16%), et une liste de 196 intervenant·e·s se décomposant en 168 hommes et 28 femmes (soit 86% et 14%).

Le public est composé de sommités du monde académique, économique et politique – on y entend par exemple, au moment des questions, d’anciens ministres comme Pierre Joxe ou Alain Richard, et même l’ancien défenseur des Droits, Jacques Toubon, qui heureusement, se montre dans son intervention plus critique que ses congénères.

L’actualité récente dudit Institut est une conférence de Claude Habib sur « la question trans » – comprenez le péril trans – et une conférence Renaud Dély, sur « l’avenir de la gauche ». Une actualité qui dessine quelque chose comme une ambiance, un cadre théorique, voire une ligne politique, puisque ces deux invité·e·s ont en commun un même ennemi principal : le fameux et désormais incontournable danger « wokiste » – responsable pour la première de la destruction de l’ordre symbolique et de la santé mentale des enfants, et pour le second de la destruction de la gauche.

Claude Habib a d’ailleurs participé à un immense colloque entièrement consacré à la conjuration du péril woke, et plus précisément à une table ronde intitulée « Gender, néoféminisme et écoféminisme », « modérée » par une « modératrice » très modérément modérée – et assez immodérémment hostile aux droits des homosexuel·le·s : Nathalie Heinich, tout cela en compagnie de Belinda Cannone, Yana Grinshpun, Liliane Kandel et un certain Jean-François Braunstein, philosophe – qui se trouve être aussi le dernier en date des conférenciers invités par l’Institut Diderot, pour une conférence consacrée à, devinez quoi, la question du « wokisme » !

Et intitulée, devinez comment : « Les dangers du wokisme » !

C’est de cette conférence, proprement sidérante à de multiples égards, qu’il va être question ici.

L’objectif affiché de cette conférence, publiée sur Youtube, est de nous alerter sur le caractère « toxique » –sic ! [1]– des « idées woke », qui constituraient une « attaque directe contre les fondements de la civilisation occidentale, la raison, les lumières, l’universalisme ». Rien de moins.

Il serait laborieux de reprendre point par point chaque « fait » invoqué par Jean-François Braunstein à l’appui de son propos, tant il s’agit d’un ramassis de « faits alternatifs », prétendûment « venus d’Amérique », comme il se doit, ou de micro-événements déformés, caricaturés, sur-interprétées et/ou élevés aussitôt au rang de généralité. On se contentera d’inviter les fact-checkers à faire leur travail, et à débunker minutieusement, entre autres, la très douteuse fréquence – voire la réalité – de :

 la demande qui serait faite aux écoliers, en Écosse, de « choisir leur sexe » ;

 la programmation d’œuvres théâtrales antiracistes « interdites aux Blancs et aux Asiatiques » ;

 la présence en France d’un « prosélytisme » visant avant tout les générations les plus jeunes, et la présence notamment, « dans le secondaire », de nombreuses associations » qui « font la promotion du changement de genre » ;

 le fait que « dans les écoles américaines, on enseigne aux enfants blancs qu’ils sont déjà racistes, dès deux-trois ans, et aux enfants noirs qu’ils sont déjà victimes ».

 le fait que dans l’université française « il n’y a plus de diversité d’opinion, il n’y a plus de recherche de la vérité objective, il n’y a plus d’échange d’arguments » (l’hôpital, ici, se foutant un tout petit peu de la charité).

Notons aussi ce procédé tout à fait classique dans les chasses aux sorcières, qui consiste à faire dire à ses adversaires (ici : lesdits « wokistes »), sans jamais nommer ni citer qui ou quoi que ce soit de précis (ou même d’imprécis !), des absurdités et des insanités qui ont pu tout au plus être un jour prononcées (puisqu’absolument tout a pu un jour être prononcé) mais qui n’ont rien de représentatif, et qu’en tout cas aucun·e auteur.ice ne soutient. Par exemple, Jean-François Braunstein prétend que la « question du genre », telle qu’elle est posée par le « trans-activisme », exprime « la volonté d’effacer les femmes » (rien de moins !), puisque « la notion de femme est quelque chose qui est choquant pour les trans, etcétéra » – alors que, dans la vraie vie, la transexualité MtF, par exemple, est précisément la volonté de devenir une femme (ce que le même Braunstein, d’ailleurs, qui n’est pas à une contradiction près, rappellera quelques minutes plus tard, en ajoutant perfidement que tout cela manque de « fluidité »).

De même, selon le récit fantaisiste de notre conférencier, la pensée wokiste consisterait à soutenir que :

 « le corps ne compte pas, seule compte la conscience » (même si, là encore dans la vraie vie, les militant·e·s trans qui incommodent tant M. Braunstein demandent précisément de pouvoir être pris en compte en tant que corps, et de pouvoir agir sur leur propre corps) ;

 « si on veut être anti-raciste, il faut être raciste, etcétéra » (sic, à nouveau ! et l’on notera, ici comme précédemment, et plusieurs fois encore dans ce qui va suivre, le rôle important et même exorbitant que joue, dans l’argumentaire braunsteinien, la locution « etcétéra ») ;

 « il y a un racisme d’atmosphère, c’est-à-dire qu’il y a toujours du racisme même s’il n’y a pas de racistes » ;

 « les mathématiques sont des sciences racistes et virilistes » ;

 « la logique est quelque chose de raciste ».

Un dernier exemple, pour ce qui est des faits alternatifs, et même de la « réalité alternative » que construit notre conférencier par empilement de faits alternatifs : juste après avoir dénoncé la mainmise du « wokisme » sur la quasi-totalité des grands médias, Jean-François Braunstein évoque le livre d’Olivier Pétré-Grenouilleau intitulé Les Traites négrières, en affirmant qu’il a été « complètement black-listé, interdit, parce qu’il n’avait pas parlé de la seule Traite qui soit valable, la Traite occidentale » – alors que dans la vraie vie (et c’est là encore facilement vérifiable, et même quantifiable), le livre de Pétré-Grenouilleau n’a non seulement subi aucune interdiction, mais a même été, de tous les ouvrages parus ces dernières décennies sur l’esclavage, l’un des plus chroniqués et encensés, voire le plus encensé, par la grande presse – les seules critiques négatives émanant de revues académiques ou associatives, beaucoup plus confidentielles.

Mais il y a plus consternant encore que ce mensonge généralisé : l’impudence voire l’inhumanité du conférencier qui, au milieu d’une énumération de manifestations « woke » désignées comme « religieuses dans le pire sens du terme », se met à ironiser sur la présence de « toutes sortes de rites » au sein des mouvances « woke », notamment l’« agenouillement » à l’occasion de « la mort de George Floyd » (qui, au demeurant, n’est pas une simple « mort », si l’on tient à l’idéal philosophique de rigueur conceptuelle, mais un assassinat). Ou encore l’existence de « fresques à la mémoire de George Floyd, qui retracent les étapes de sa Passion ».

Dans l’abject, citons aussi cette formule : « La nouvelle mode, si je puis dire, ce sont les violences gynécologiques et sexuelles, ce qui permet là aussi d’attaquer la médecine directement ». Je préfère ne pas commenter.

Toujours à l’appui de sa thèse sur le caractère obscurantiste et « sectaire » de « la religion woke », Jean-François Braunstein en vient à affirmer que le wokisme se passe d’argumentation et ne fonctionne qu’à « l’argument d’autorité » – et notamment à l’invocation de « textes sacrés » comme ceux « de Judith Butler sur le genre » ou « de Kendi sur la race ». Un travers dont on ne peut nier qu’il puisse exister, puisque l’argument d’autorité a de tous temps été le péché mignon des intellectuels, quelle que soit leur sensibilité politique, mais auquel, étonnamment et comiquement, notre Braunstein n’oppose rien d’autre qu’un autre argument d’autorité, bien plus autoritaire, brutal et balourd que toutes les invocations de Butler ou Kendi (qui ont au moins le mérite de renvoyer à la lecture de livres, contenant de nombreuses pages de développements argumentatifs) : il se contente, contre lesdits Kendi et Butler de qualifier leurs écrits de « textes qui pour les philosophes sont quand même des textes pas tellement consistants, si je puis dire ».

Cela, sans la moindre démonstration (l’orateur poursuivant ensuite son propos, sans revenir sur lesdits Butler et Kendi). Sans la moindre considération non plus, derrière cette prétendue unanimité de tous « les philosophes », pour les dizaines ou centaines de milliers de philosophes – professionnel·le·s, enseignant·e·s, étudiant·e·s, ou simples lecteur·ice·s « philosophes du dimanche » – qui, de facto, achètent, lisent et apprécient lesdits « textes sacrés » de Kendi ou Butler.

Ce mode opératoire dénote un singulier aristocratisme, malvenu de la part d’un conférencier qui fustige l’élitisme de « wokistes » qui se penseraient « plus éveillés que le commun des mortels ». Mais il dénote aussi et surtout une étonnante capacité de déni face à la matérialité des faits – car il y a bien, répétons-le car c’est vérifiable, et même quantifiable, que cela plaise ou non à M. Braunstein, une foule de gens qui lisent et apprécient ces textes et ne cessent pas pour cela d’appartenir à la communauté des philosophes.

Mais revenons au cœur du débat. Braunstein résume la « folie » wokiste par une volonté d’« effacement des limites et des frontières dans trois domaines » :

« Le genre : effacer la distinction masculin-féminin ; l’animalisme : effacer la distinction homme-animal ; et ce que j’appellerais l’euthanasisme, c’est-à-dire effacer le caractère tragique de la mort. »

Ce qui est proprement sidérant dans ce propos n’est pas seulement la rhétorique typiquement réactionnaire de la « mise en péril » (telle qu’a pu l’analyser un Albert Hirschman). Ce n’est pas seulement l’attitude proprement phobique du conférencier vis-à-vis de ces trois questionnements – celui de la différence des sexes, celui de la spécificité humaine, celui du tragique de la mort – et la volonté de restauration d’un interdit ou d’une opprobre à leur sujet. C’est aussi que la phobie et la réprobation soient exprimées par un philosophe, dont en principe la vocation, pour ne pas dire l’essence-même, depuis l’origine (disons depuis Socrate), n’est rien d’autre que le questionnement.

Ce qui est sidérant surtout est qu’au-delà de la très classique, fréquente et multiforme déconstruction de l’opposition vie/mort, de Socrate à Lucrèce en passant par le « Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels » de Spinoza et toutes les traditions juives, chrétiennes ou islamiques de philosophie de l’immortalité, il y a un philosophe dont le nom, plus que tout autre, peut être associé très étroitement au triple questionnement de la différence des sexes, des espèces et des formes de vie, avec dans les trois cas le même souci systématique de relativisation voire d’effacement des frontières rigides, un philosophe en somme qui correspond en tous points au portrait braunsteinien du vilain ennemi « wokiste », et que ce philosophe se nomme Diderot.

Denis Diderot.

Celui-là même qui donne son nom à l’Institut Diderot.

Là-même où se tient la conférence de Jean-François Braunstein.

Étonnant, non ?

Diderot soutient notamment, dans Le Rêve de d’Alembert, que toute matière est par elle-même vivante, animée et sensible. Extrapolant à partir des observations au microscope alors en plein essor, il va même jusqu’à dire que « les pierres sentent » : entre la matière manifestement inerte et la matière manifestement vivante, la différence n’est pas de nature mais de degré et d’échelle – celle que nous percevons comme inanimée étant en réalité animée, mais seulement à une échelle microscopique, invisible à l’œil nu. Cette matière sensible manifeste d’ailleurs sa puissance quand elle est absorbée par un être vivant de plus grande ampleur : l’herbe ingérée « anime » la vache, l’aliment « s’animalise ». Diderot distingue en somme la « sensibilité active » des animaux et des végétaux et la « sensibilité inerte » des minéraux, la seconde ne devenant « force vive » que par absorption par un être plus « vif ». Et l’une des conséquences de cette conception est la dédramatisation de la mort, par effacement de la frontière radicale qui la sépare de la vie – tout n’étant à nouveau que question d’échelle : ce que nous appelons vie est « action et réaction en masse », et ce que nous appelons mort est « action et réaction en molécules ». « Seules les formes varient, et toutes ont leur joie et leurs douleurs propres ».

Et l’on pourrait encore évoquer bien d’autres tares que Braunstein stigmatise chez ses adversaires « wokistes » tout au long de sa conférence – le relativisme, par exemple, et l’intérêt pour les « points de vue situés », ou encore la remise en question du libre-arbitre et de l’autonomie individuelle : toutes ces « tares » sont présentes, de manière centrale (et plutôt géniale), dans l’œuvre de Denis Diderot en général et dans Le Rêve de d’Alembert en particulier. Diderot y expose notamment l’idée selon laquelle il n’y a pas de libre arbitre, l’individu s’insérant dans le Grand Tout de la même manière qu’une aile ou une plume appartient à l’oiseau. Tout comme un organe dans un corps animal, un individu se caractérise par une fonction spécifique qu’il est censé remplir pour faire vivre ce Tout. Une fonction dont il est à peu près aussi ignorant qu’un organe est ignorant de la perspective d’ensemble de l’organisme. Une fonction dont il s’acquitte docilement le plus souvent , et dont parfois il s’affranchit – le désordre se nommant « révolte » quand des individus désobéissent à l’organisation sociale, et « maladie » quand des organes désobéissent à l’organisme individuel. L’intégrité du « moi » n’est dans cette perspective qu’un effet d’optique, du seul point de vue situé de la conscience humaine : ce qui donne une certaine consistance « individuelle » à un agrégat de matière est la lenteur de ses « vicissitudes », combinée à la mémoire. Un individu n’est en somme qu’un agrégat qui ne cesse de se désagréger, mais lentement et en gardant la mémoire de ce qu’il a été.

On peut donc s’étonner et s’attrister que le malheureux Diderot soit enrôlé post-mortem dans la croisade obscurantiste de M. Braunstein, puisqu’en réalité il correspond en tous points – pour qui le lit, au lieu d’en faire juste un nom d’Institut – au portrait braunsteinien du « wokiste » qui s’évertue à « abolir toutes les frontières » de manière « folle » et « délirante ». Une « folie » dont le caractère fécond et la puissance heuristique sont même revendiqués dans un sursaut de wokisme par le philosophe des Lumières : Diderot le montre explicitement, c’est en rêvant et en délirant que D’Alembert parvient à dépasser sa frilosité intellectuelle et à poursuivre un débat philosophique qu’il refusait dans l’entretien qui ouvre le livre. Et c’est en prenant au sérieux son délire, en le méditant, en se laissant soi-même aller à la rêverie, et en osant formuler des « idées bien folles », que Julie de Lespinasse et son ami Théophile de Bordeu progressent encore dans leurs déductions.

Rappelons, pour finir sur le pauvre Diderot, que le « relativisme » tel qu’il s’exprime son Rêve de d’Alembert ne débouche pas sur un complet immoralisme, mais plutôt sur une nouvelle conception de la morale, consistant – selon des mots prêtés à Bordeu, mais que Diderot fait siens, à « peser les actions dans une autre balance que celle du fanatisme et du préjugé ». Cette nouvelle balance est celle de l’utilité sociale, et elle impose une échelle des valeurs autrement plus intéressante et progressiste que les indignations de M. Braunstein : ce qui est utile et agréable doit être préféré à ce qui est utile et désagréable, qui doit être préféré à ce qui est inutile bien qu’agréable, qui doit être préféré à ce qui n’est ni utile ni agréable, et bien sûr à ce qui est nocif. Cette axiologie amène par exemple Diderot à plaider la tolérance en terme de « morale sexuelle », et notamment à ne pas réprimer trop durement l’onanisme, qui est la grande « panique morale » de son temps et qui, selon lui, entre dans la catégorie des pratiques qui, sans être utiles, ont au moins le mérite d’être agréables.

Lorsque Diderot écrit cela, l’ouvrage au vitriol du pasteur Dutoit-Membrini, L’Onanisme, ou Discours philosophique et moral sur la luxure artificielle et sur tous les crimes relatifs, est paru depuis neuf ans, et Samuel-Auguste Tissot prépare la troisième édition de son best-seller, non moins apocalyptique, intitulé L’Onanisme, Essai sur les maladies produites par la masturbation. C’est donc à dessein, pour s’opposer à la panique morale, que Diderot prend le parti d’évoquer l’onanisme, de le faire en des termes badins et bienveillants, et de résumer sa conception de la morale par ce credo de son ami Bordeu :

« Je veux qu’on soit heureux, je le veux absolument ».

Pourquoi rappeler tout cela ? Parce qu’au regard de cet impératif catégorique-là, il me semble assez vraisemblable que Diderot n’aurait pas pris part à la panique morale que suscitent aujourd’hui « les identités trans » (qu’elles soient « trans-genre » ou « trans-sexuelles »), ou plus largement les « mouvances woke », et qu’il ne se serait pas rangé du côté des indignés ou des effrayés. Surtout si l’on se souvient aussi que Diderot énonce, par les voix conjuguées de Julie de Lespinasse et de Théophile de Bordeu, qu’il n’existe pas de « contre-nature », que les « anomalies » biologiques et les espèces dites « monstrueuses » sont tout aussi « naturelles » et « nécessaires » que les « normales » – et enfin que la différence biologique entre homme et femme n’est qu’une variation infinitésimale sur fond d’identité, comme l’est plus largement la variation entre le « normal » et le « monstre », ce qui conduit à voir dans l’homme ni plus ni moins que « le monstre de la femme », et dans la femme « le monstre de l’homme ».

En résumé, on ne sait s’il faut s’en indigner ou s’esclaffer : la diabolisation du « wokisme » s’est faite dans l’enceinte d’un Institut portant le nom du plus radical des wokistes.

Mais là n’est pas le plus scandaleux. Ni le plus nouveau, d’ailleurs : j’ai déjà souligné ici même à quel point l’actuelle panique « anti-wokiste » rejoue, sans s’en rendre compte, une interminable et immémoriale série de paniques morales qui va du procès de Socrate à celui de Beauvoir, en passant par celui de Spinoza, sans oublier, précisément, le mouvement des « anti-philosophes » au siècle des Lumières.

Le pas supplémentaire dans la contradiction et le paralogisme – et surtout dans l’odieux – est franchi en fin de conférence. Quelques minutes après avoir insisté lourdement sur le caractère « pas du tout progressiste », et même profondément réactionnaire, du « wokisme », le conférencier se réjouit, dans une conclusion sur « ce qu’il faut faire », de la « prise de conscience » du danger woke qui commence à se faire jour « chez les politiques », et à l’appui de ce propos il cite deux exemples dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne sont guère probants en termes de progressisme : Ron Desantis et Donald Trump.

Je caricature ? J’avoue que c’est tellement gros qu’on peut douter de ce que j’affirme. Voici donc, pour dissiper ce doute légitime, l’intégralité du passage, retranscrite au mot près, dans toute sa confusion – nous sommes à la minute 59’30 :

« On voit que Desantis, le gouverneur de Floride, a fait des résultats extraordinaires en luttant contre la théorie critique de la race et la théorie du genre dans les écoles, et aujourd’hui depuis quelques jours, en disant qu’il faudrait supprimer les bureaucraties autour de la diversité-équité-inclusion. Et il y a deux jours, Trump a repris entièrement l’argumentaire de Desantis. Il me semble que les politiques commencent à comprendre, aux États-Unis mais je pense que ça va être le cas aussi en France, qu’il faut faire quelque chose, et que la solution ne peut pas, en tout cas s’agissant des universités, venir de l’intérieur ».

On a bien lu : il s’agit d’un appel à une intrusion autoritaire de l’État pour faire le ménage au sein du monde universitaire, et les modèles existants invoqués sont deux ultra-conservateurs, dont voici, pour mémoire, les idées et les actes :

« [Ron Desantis] approuve en juin 2021 une loi obligeant les étudiants et les professeurs des universités publiques à déclarer leurs opinions politiques auprès de l’État, sous prétexte de l’existence d’un risque d’endoctrinement socialiste dans celles-ci.
Le 28 mars 2022, il signe une loi interdisant d’enseigner des sujets en lien avec les questions d’orientation sexuelle ou d’identité de genre à l’école. Surnommée « Don’t say gay » (« Ne parlez pas des gays » ou « ne prononcez pas le mot "gay" ») par l’opposition démocrate et les militants LGBT, la House Bill (HB) 1557 s’applique de la maternelle jusque dans les établissements pour les enfants entre huit et neuf ans. Le 22 avril de la même année, le Stop WOKE Act, abréviation de « Stop the Wrongs to Our Kids and Employees », s’oppose, quant à lui, à la présentation de l’histoire des États-Unis à travers le prisme du racisme. Entré en vigueur le 1er juillet 2022, il bannit du cadre scolaire l’enseignement de la théorie critique de la race, et interdit sa diffusion dans les lieux de travail à travers les formations obligatoires imposées jusque-là aux employés par leur direction. Cette loi est critiquée publiquement par plusieurs entreprises américaines, dont la Walt Disney Company, et une querelle éclate entre DeSantis, les républicains de Floride, et la Walt Disney Company. En représailles, le Sénat et l’Assemblée de Floride, contrôlés par les républicains, votent pour abroger le Reedy Creek Improvement Act, une loi qui octroyait à la Walt Disney Company un large contrôle sur le Reedy Creek Improvement District, un territoire sur lequel est situé le Walt Disney World Resort. Cette abrogation est signée par DeSantis le 27 février 2023.
Ron de Santis se revendique favorable à la peine de mort. En 2023, il défend une réforme du système judiciaire de Floride pour que la peine de mort puisse être utilisée sans l’unanimité d’un jury.
Il est partisan du port d’armes et promet d’en faire un droit presque inconditionnel. En Floride, il a signé une loi autorisant les enseignants à porter des armes dans les écoles. »
 [2]

Last but not least : au terme de la conférence, au moment des questions, et plus précisément entre la minute 75 et la minute 78, un député nommé Roger Chudeau décline son identité et son appartenance politique, puis fait savoir son soutien total au propos de notre conférencier – après quoi il déroule longuement l’exposé de tous les prolongements politiques qu’il a commencé à lui apporter, notamment une proposition de loi pour interdire l’écriture inclusive. Il invite enfin en bonne et due forme l’orateur à prendre contact avec son secrétariat, afin de venir – je cite – « prononcer une conférence devant notre groupe parlementaire, à l’Assemblé nationale ».

Ce groupe parlementaire, ledit Chudeau l’a clairement annoncé, c’est le Rassemblement National.

Pas un brouhaha, pas un mot de réprobation dans la salle.

Pas un mot de prise de distance dans la réponse du conférencier.

Pas un mot de mise en garde vis-à-vis d’un éventuel « malentendu », ou d’un éventuel malaise devant une « récupération réactionnaire » de son noble combat progressiste.

Pas même un refus public d’aller parler au sein-même du groupe parlementaire des fascistes.

Un peu plus tard au cours des échanges avec le public, l’universitaire Claudine Cohen, philosophe et historienne des sciences à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), s’émeut du peu de progressisme présent dans le camp « anti-wokiste », en revenant sur les exemples évoqués pendant la conférence : Desantis et Trump – et en omettant généreusement le fasciste français qui vient de parader. Elle interpelle Jean-François Braunstein en ces termes tout à fait éloquents :

« Desantis et Trump sont-ils vraiment des défenseurs des Lumières ? ».

Mais elle se voit répondre, toujours par notre conférencier, qu’il ne faut pas se laisser inhiber par la peur de paraître raciste, transphobe, réactionnaire ou de droite, sinon on ne fait plus rien. Voici, là encore, la retranscription littérale du propos :

« La question n’est plus une question de droite ou de gauche, c’est une question de réalité ou fiction, science ou émotion, etcétéra. Il me semble que c’est là-dessus qu’il faut décider. Et je crois que, de ce point de vue-là, si on craint d’être traité de trumpiste ou autre, on ne va rien faire. Et il me semble que c’est ça qui bloque les universitaires, ils ont peur, en disant par exemple qu’ils apprécient mon livre, d’être traités de trumpistes, Desantis, etcétéra. Moi, ce n’est pas mon problème. L’heure est assez grave pour qu’on ne se pose plus cette question de droite et de gauche, et qu’on se pose juste la question : science ou irrationalité, vérité ou point de vue situé, etcétéra. Il me semble que c’est ça la question. »

C’est donc explicite : gauche et droite – mais aussi extrême-droite – n’ont plus aucune importance, la contradiction principale opposant la déraison (wokiste) à la raison (antiwokiste). Laquelle raison inclut donc, tout à fait officiellement et sereinement, le fascisme.

Notes

[1Tous les propos cités entre guillemets, ici comme dans la suite de ce texte, sont extraits de cette conférence, sauf mention particulière

[2Wikipedia. Lire aussi : Yann Perreau, « "Book bans" : l’Amérique réac attaque les bibliothèques », Libération, 5 avril 2023.