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La langue des maîtres et sa fabrique

Quand le licenciement devient un « plan social », et la grève une « prise d’otage »

par Pierre Tevanian, Sylvie Tissot
12 juillet 2019

Après les professeurs en grève contre le démantèlement du service public d’éducation, qualifiés de preneurs d’otage par le président Macron et son ministre Blanquer, c’est aujourd’hui la presse libre, et plus précisément le site Mediapart qui, pour ses investigations et révélations sur le train de vie injustifiable du ministre François de Rugy, se voit qualifiée (par ledit ministre) de coupeuse de têtes et (par l’éditorialiste de L’Express et BFM (Alexis Lacroix) de Panzer Division, autrement dit d’armée nazie ! L’occasion de revenir sur la mécanique, assez sommaire mais toujours opérationnelle, de la novlangue conservatrice et néoconservatrice. Une novlangue qui, Rugy et Lacroix viennent nous le rappeler, ne connaît ni la retenue, ni la décence, ni la honte.

Ce double mouvement d’euphémisation / hyperbolisation structure l’essentiel du commentaire politique, mais déteint aussi largement sur la parole prétendument factuelle des journalistes d’information.

Euphémismes et hyperboles

L’euphémisation consiste, étymologiquement, à positiver du négatif. Dans le discours politique, elle consiste essentiellement à occulter, minimiser et relativiser une violence, et ainsi la rendre acceptable :

 l’armée américaine ou israélienne bombarde par exemple toute une population : c’est, nous disent les États-majors et la plupart des éditorialistes, mais aussi bien souvent les journalistes d’information, une simple « incursion », ou une « frappe » ;

 un policier abat un jeune homme en fuite d’une balle dans le dos : c’est une simple « bavure » et non un homicide ;

 la police cogne sur des manifestant-e-s : ce n’est qu’une « intervention musclée » ;

 des contrôles au faciès sont organisés à grande échelle sur l’ensemble du territoire, suivis de rafles, d’enfermement dans des camps et d’expulsions forcées : il ne s’agit que de « maîtrise des flux migratoires », d’ « interpellations », de « placements en rétention » et de « reconduites à la frontière », voire de « rapatriements » ;

 une entreprise organise un licenciement collectif : c’est un « plan social » (terme le plus fréquent) ou mieux encore (mais le terme n’a pas encore été pleinement adopté par les journalistes) un « plan de sauvegarde de l’emploi » ;

 le droit du travail, la protection sociale et les services publics sont démantelés : on ne parle que de « réforme », de « modernisation » ou d’ « assouplissement » ;

 le propos raciste tenu par un ministre de l’Intérieur (Brice Hortefeux) dans un lieu public (l’Université d’été de l’UMP) est requalifié en « boulette » (M6), « bourde » ou propos « lourdaud » (Libération), « maladresse » ou « dérapage » (Le Monde), autant de termes soulignant finalement son insignifiance ;

 le viol commis par Roman Polanski sur une mineure de treize ans devient une simple « affaire de mœurs », une « relation sexuelle » tout juste malséante, et le fait que la fillette de treize ans sodomisée par le cinéaste ait au préalable été neutralisée par un cocktail fatal de champagne et de métaqualone n’est plus qu’un simple détail, qu’on omet souvent de mentionner [1].

À cette occultation de la violence des dominants s’oppose comme en miroir une hyperbolisation de la violence des dominé-e-s, ou une pure et simple diabolisation, ayant pour effet d’une part de disqualifier leur parole, d’autre part de donner à l’oppression le visage plus acceptable de la légitime défense. « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage » :

 de même, les grévistes qui s’opposent aux « réformes » sont pathologisé-e-s (on parle d’ « épidémie », de « fièvre », de « délire » ou de « crispation ») ou criminalisé-e-s (la grève devient une « prise d’otages », et les brèves séquestrations de patrons des « violences », voire des « actes terroristes ») ;

 les sans-papiers sont rebaptisés « irréguliers » ou « clandestins », et systématiquement associés à des « filières maffieuses » (alors que l’immigration dite irrégulière, clandestine ou sauvage n’était, avant la fermeture des frontières, qu’une « immigration libre », dans la langue même des cabinets ministériels) ;

 les foulards deviennent des « voiles islamiques » voire « islamistes », ou des « tchadors », qualifiés aussi de tenues « intégristes » ou « communautaristes » ;

 les victimes de crimes policiers s’avèrent, suivant la formule consacrée, « bien connues des services de police » (y compris lorsque leur casier judiciaire est vierge) ;

 la résistance palestinienne ou irakienne est réduite au rang de « terrorisme », la critique d’Israël devient un « antisémitisme » et celle de la suprématie blanche un « racisme anti-Blancs » ;

 les féministes deviennent des « hystériques » animées par « la haine des hommes » et les militant-e-s homosexuel-le-s des « nantis du Marais », leur résistance à l’ordre hétérosexiste est appelée « tyrannie du politiquement correct », et la dénonciation publique du racisme, du sexisme ou de l’homophobie des dirigeants politiques ou des grands éditorialistes devient un « lynchage médiatique » ou une « police de la pensée » ;

 quant aux alternatives à l’orthodoxie économique ou politique, elles sont systématiquement qualifiées d’ « angéliques », d’ « irréalistes » ou d’ « irresponsables ».

On retrouve ce dispositif de dépolitisation-psychologisation-pathologisation-criminalisation à propos des émeutes des trente dernières années, des Minguettes à Villiers-le-Bel en passant par Vaulx-en-Velin, Mantes-la Jolie ou Clichy-sous-Bois : le contexte général de précarité sociale et de discriminations, comme la violence policière qui les déclenche, passe systématiquement au second plan, l’injustice sociale est euphémisée sous le nom de « malaise » ou de « mal-être », la responsabilité des classes dirigeantes est du même coup dissipée, les quartiers populaires sont rebaptisés « quartiers sensibles » ou « zones de non-droit » – et les révoltes deviennent du même coup de pures et simples « violences urbaines », dès lors justiciables d’un traitement strictement policier et non socio-politique.

Plus généralement, que l’oppression soit strictement économique ou à dimension raciste ou hétérosexiste, toute énonciation du tort subi par l’opprimé-e s’expose à la pathologisation, sous le nom commode de « victimisation » – avec cet effet paradoxal : c’est au moment même où, cessant d’être de pures victimes, passives et muettes, les intéressé-e-s deviennent acteurs et actrices, en prenant la parole et en nomment le tort subi, qu’ils et elles se voient reprocher de se réduire et de se complaire dans un statut de victime [2].

Un paradoxe analogue est à l’œuvre dans une autre invention langagière récente, qui a connu un immense succès dans le débat médiatique, au point de devenir également une catégorie d’analyse spontanée pour les journalistes d’enquête : le « communautarisme ». C’est en effet au moment où des citoyen-ne-s discriminé-e-s et relégué-e-s (banlieusard-e-s, racisé-e-s, femmes, homosexuel-le-s, lycéennes et étudiantes voilées…) s’unissent pour demander à être traités comme les autres, au moment où ils et elles demandent à rejoindre les autres dans des territoires, des univers sociaux ou des modes de vie qui leur sont interdits (les centre-ville, les lieux de loisir, le travail qualifié, le mariage et la parentalité, l’école publique, le monde associatif et politique, les postes de pouvoir), qu’on les accuse de se particulariser, de se replier sur eux-mêmes et de diviser la société française [3].

Le partage des rôles entre « modérés » et « extrémistes » (ou « radicaux », ou encore « intégristes ») obéit lui aussi à une logique binaire et étroitement politique : pour ce qui concerne les musulmans par exemple (mais pas seulement), qu’il s’agisse des individus, des groupes politiques ou des États, les « extrémistes » ne sont pas ceux qui exercent les violences les plus extrêmes ni ceux qui professent les thèses les plus irrationnelles, les plus réactionnaires ou les plus intolérantes, mais ceux qui demeurent les plus indociles face aux décrets des grandes puissances – et à l’inverse un-e musulman-e français-e acquiert son brevet de « modération » en clamant son soutien à la loi anti-foulard, un-e Palestinien-ne en acceptant ou en devançant les directives israéliennes ou étasuniennes, un-e Irakien-ne ou un-e Afghan-e en acclamant l’occupant américain… et l’État Saoudien en demeurant un partenaire économique et diplomatique de « l’Axe du Bien » [4].

Lutte des classes et guerre des mots

Si la structure binaire euphémisation / hyperbolisation est aussi simple, pauvre et immuable, le contenu des discours ne cesse en revanche d’évoluer. Le champ des médias dominants n’est en effet pas un espace homogène et autonome, ni même une simple caisse de résonance du pouvoir dominant. C’est plutôt un champ de luttes, même s’il est loin d’être neutre : bien que structurellement lié aux dominants, ce champ n’est pas une machine toute-puissante capable d’écraser toute parole singulière, déviante ou contestataire. C’est au contraire un appareil contesté, bousculé, qui doit en permanence recomposer ses outils, notamment rhétoriques, en tenant compte des contre-discours qui le prennent d’assaut.

Il arrive en effet que des mouvements sociaux – novembre 1995, le mouvement des sans-papiers, les émeutes de novembre 2005 ou, sous une autre forme, le succès du Non au référendum européen de mai 2005 – bousculent l’agenda gouvernemental sur lequel ces médias calent leur propre agenda, et fassent irruption dans les JT et les débats auxquels ils n’étaient pas conviés, et le rapport de force est parfois tel que la parole contestatrice s’impose – non seulement en tant que parole autorisée à prendre part au débat, mais parfois aussi comme parole vraie, suffisamment pertinente en tout cas pour imposer aux journalistes une réforme de leur vocabulaire :

 c’est ainsi par exemple que des mots comme exploitation ou souffrance au travail réapparaissent parfois ;

 c’est ainsi que les « clandestins » sont redevenus, après le mouvement de Saint Bernard, des « sans-papiers » ;

 c’est ainsi que le concept d’ « intégration » a fini par être disqualifié et que les journalistes les plus soucieux de « coller à leur époque » ont fini par s’intéresser plutôt à la discrimination.

Et à chacune de ces conquêtes linguistiques – comme il y a des conquêtes sociales – répond un contre-feux :

 à la demande d’égalité portée en 1983 par la Marche du même nom (significativement rebaptisée Marche des Beurs) a répondu (au niveau étatique mais aussi, quasi-immédiatement, dans la langue des journalistes) la promotion de l’« intégration », promesse d’une inclusion écartant la question de l’égalité ; et lorsque ce mot intégration s’est avéré usé, lorsque sa critique a fini par le disqualifier partiellement et lorsque la demande d’égalité a recommencé à se faire entendre jusque sur les plateaux de télévision, une nouvelle invention langagière est revenue verrouiller le débat : le « vivre ensemble » et l’ « ouverture à la diversité » ont fait leur apparition ;

 il en va de même pour la thématique du « refus de la repentance », apparue en réaction à la montée en puissance des discours sur le caractère intrinsèquement oppressif et criminel, donc illégitime, de la colonisation, et à l’émergence de collectifs mettant en cause le poids de l’héritage colonial dans la société française contemporaine [5] ;

 il en va de même enfin pour la notion d’ « intégrisme », popularisée essentiellement comme un contre-feu face à la visibilité grandissante d’une génération de musulman-e-s décomplexé-e-s et en demande de respect, ou pour la prétendue « nouvelle judéophobie », ou encore pour le prétendu « choc des civilisations », contre-feux à la montée en puissance d’une contestation de la politique israélienne et américaine…

Médias et pouvoirs

Du travail sur ces différents combats linguistiques s’est dégagé un autre constat important, qui nous distingue de certaines formes de critique des médias, celle par exemple d’ « Arrêt sur images », à nos yeux superficielles ou dépolitisées. Ce constat est le suivant : les médias que nous critiquons sont les médias dominants, et de ce fait, leur langue spontanée n’est au fond pas la leur. La langue première des médias dominants n’est pas la langue des médias mais la langue des dominants : c’est la langue du MEDEF, la langue des préfectures de police ou du ministère de l’Intérieur, la langue de Tsahal ou du Pentagone… C’est dans ces lieux extra-médiatiques que sont inventés les « réformes » et les « modernisations », les « plans sociaux » et les « plans de sauvegarde de l’emploi », les « clandestins » et les « reconduites à la frontière », les « violences urbaines » et les « interventions musclées », les « bavures » et leurs victimes « bien connues des services de police », le « terrorisme » et la « guerre au terrorisme », les incursions, les frappes et autres opérations de défense du territoire…

Nos grands médias portent en somme bien leur nom puisqu’ils ne sont en la matière rien d’autre que des instances de médiation, qui assurent la diffusion massive, au sein de la société civile, d’une langue qui n’est au départ que le jargon d’un tout petit nombre. Une critique des médias conséquente est donc à nos yeux indissociable d’une critique sociale plus fondamentale : la critique de l’ordre dominant – un ordre qui, le plus souvent, se construit et invente sa langue ailleurs que dans les sphères médiatiques.

P.-S.

Ce texte est extrait du recueil Les mots sont importants – 2000 /2010, paru aux éditions Libertalia.

Notes

[2Cf. notamment Christophe Gaudier, « À quoi sert la victimisation ? ».

[3Cf. les textes de Christine Delphy, Laurent Lévy, Philippe Mangeot, Louis-Georges Tin et Sylvie Tissot dans la rubrique « Communautarisme », sur lmsi.net

[4Cf. Thomas Deltombe, « Un islamisme télégénique ».

[5Cf. notamment Pierre Tevanian, « Logique de la haine ».