Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4
Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8
Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12
Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16
Chapitre 17 Chapitre 18 Chapitre 19 Chapitre 20
Chapitre 23
Le voyage du retour avait été pénible pour Ted. Les deux autres le harcelaient de questions. Alex voulait à tout prix préciser certains points de détail qui ne se trouvaient pas dans le film, mais pour lesquels il avait toute une documentation qu’il lui montrerait s’il le souhaitait. Ted, quant à lui, avait besoin de dormir. De laisser le sommeil décanter toute cette boue.
- Excusez-moi, les amis, je suis dévasté !
- Comment, demanda Alex ?
- En américain, ça veut dire « je suis fracassé », dit Vincent… Laissons le dormir…
Ted savait que, quant à l’énigme, il en avait fini. Deux ou trois points mineurs restaient à élucider, mais sans grande importance. L’important était de mettre Madame Lucas et Madame Ferreira hors de danger, et Camille s’en occupait.
Il fut content de voir que Duchaussoy s’était bien occupé de La Fayette. Et que ce dernier l’accueillait néanmoins sans déplaisir. Peter avait laissé cinq messages sur le répondeur. Il allait falloir faire quelque chose.
Mais au matin, Camille avait rappelé : Madame Lucas était introuvable, ce qui autorisait à craindre le pire. Il avait par contre retrouvé Madame Ferreira, qui était hospitalisée depuis plusieurs semaines, en phase terminale d’un cancer du foie. Il était allé la voir. Trop tard : on lui avait alors appris qu’elle s’était jetée le matin même dans la cage de l’escalier, avec sa perfusion encore attachée à son bras. Elle était morte sur le coup. Une bouteille de whisky vide, dont personne ne s’expliquait la provenance, avait été retrouvée sur sa table de chevet.
Ted avait d’abord pensé proposer à nouveau à « Clara » de prendre un verre rue Daguerre, mais au moment de fixer le rendez-vous, il avait eu une autre idée : il l’attendrait à l’entrée du jardin du Luxembourg, Boulevard Saint-Michel.
Il la vit arriver de loin. Elle avait quelque chose de tendu, le visage un peu crispé. Mais à la seconde même où elle l’aperçut, elle reprit son habituel sourire enjoué. Elle lui fit amicalement la bise :
- Comment va mon compagnon de voyage ? Il s’habitue à Paris ?
- Difficile, difficile. La France est un grand mystère perdu au milieu du monde…
- Ha ha… C’est un peu vrai… Mais vous verrez, on peut très bien finir par s’y plaire !
L’air était doux, le soleil léger. Ils firent quelques pas à l’intérieur du Luxembourg. Ted conduisait insensiblement la jeune femme le long de la rue de Vaugirard. Il s’arrêta un instant, et leva le nez vers une fenêtre de la rue. C’était à son tour d’avoir l’air tendu, le visage crispé.
- Quelque chose qui ne va pas, demanda-t-elle ?
- Ce que j’ai à vous dire n’est pas très facile.
Elle le regarda, l’air étonné. Ted porta sa main à sa poche, et en sortit un étui à cigare, dont il préleva un immense double corona de Partagas, le légendaire Lusitania, qu’il prit tout son temps pour couper et pour allumer.
- Je ne suis pas informaticien, dit-il.
- Ce n’est pas si grave, répondit elle en riant !
- Il y a des choses plus graves, en effet.
Il leva le menton vers l’immeuble d’en face.
- C’est là qu’elle habitait, n’est-ce pas ?
Le visage de la jeune femme se troubla.
- N’est-ce pas, Clara ? Ou plutôt Nora...
Elle pâlit un instant. Sa lèvre trembla légèrement. Puis, elle reprit contenance.
- Que voulez vous dire ?
- Je sais tout, Nora. Je ne suis pas informaticien, je suis détective.
Nora se mit à trembler toute entière. Elle regarda apeurée autour d’elle.
- Nous sommes seuls, dit-il. Vous n’avez rien à craindre. D’ailleurs, je n’ai aucun pouvoir pour vous arrêter, ni d’ailleurs aucune envie. Je ne suis qu’un petit détective privé. Mais je sais tout.
La jeune femme restait interdite. Les larmes lui montèrent aux paupières. Elle sembla vaciller sur ses jambes. Ted s’approcha d’un banc :
- Asseyons nous ici, voulez-vous ?
Nora s’effondra lourdement sur le banc. Elle le regardait sans cesser de trembler. Ted ralluma son cigare.
- Je vais tout vous raconter, dit-il. Lorsque vous êtes allée étudier aux États-Unis, peu après le conseil de discipline, vous avez voulu prendre un nom qui marque moins vos origines maghrébines, et vous avez adopté le prénom de Clara Kurtz, une femme pour laquelle vous aviez beaucoup d’admiration. Quand nous nous sommes rencontrés, en janvier, vous veniez voir votre père, qui était hospitalisé, à la suite d’un accident du travail. Il s’en était sorti de justesse, après être tombé de huit mètres depuis un échafaudage. Mais son ami Mohand Aït Chegroune, lui, était mort sur le coup.
Nora le regardait, les yeux ronds, le visage fermé, l’air presque absent. Ted tira une bouffée et continua.
- Vous connaissiez bien Aït Chegroune. C’était votre voisin à la cité Politzer. Vous connaissiez bien sa fille aussi, Fatima. Vous aviez souvent joué avec elle lorsque vous étiez enfants, même si elle avait deux ans de moins que vous. Mais lorsqu’elle a eu tous ses ennuis, vous avez pris parti contre elle. Son retour à la religion vous semblait absurde. Vous vous étiez liée d’amitié avec Véronique Landais, qui habitait ici, juste en face. Vous vous rendiez souvent chez elle lorsque vous étiez à la fac à Dauphine. Elle et Jacques-Alain Grosjonc vous ont entraînée dans cette croisade. Vous aviez même eu une aventure avec Jaca Grosjonc, … Croque-Mort…
- Comment savez-vous tout ça, demanda-t-elle en tremblant, des larmes dans les yeux ?
- Tout finit toujours par se savoir.
- Une aventure, une aventure… Il s’est bien servi de moi, oui… J’ai été son objet !
- Après son exclusion, Fatima a disparu sans laisser de traces. Son père ne s’en est jamais remis. Il s’est mis à boire de plus en plus. Son ami Mokrane, votre père, essayait de le retenir. Ils étaient originaires du même village de Kabylie. Ils avaient émigré en France ensemble. Ils travaillaient ensemble. Et puis il y a eu cet accident. Lorsque vous avez vu votre père à l’hôpital, vous vous êtes sentie coupable. Vous avez détesté ceux qui vous avaient manipulée. Aux États-Unis, vous aviez commencé à prendre du recul à l’égard de tout ça. Là-bas, ceux qui tenaient ce genre de discours sur l’Islam, ce n’était pas la gauche, mais les courants protestants les plus réactionnaires. Vous mesuriez tout ce qu’il y avait eu d’artificiel dans votre engagement, et aussi dans celui de vos anciens amis. Vous avez eu honte de vous, et vous les avez haïs. And thus the whirligig of time brings in his revenges.
- Pardon ?
- Shakespeare. « Et c’est ainsi que le tourniquet du temps apporte ses vengeances »... Il fallait venger Mohand Aït Chegroune. Venger Fatima. Vous venger vous-même de ceux qui étaient la cause de tout. Vous avez commencé par des lettres anonymes, des lettres de menace…
- C’étaient des salauds ! Vous n’imaginez pas tout ce qu’ils ont fait !
- Je crois que j’imagine très bien… Le vieux Aït Chegroune était mort d’une chute, parce qu’il avait bu. Vous avez décidé de faire subir le même sort à tous ceux qui avaient exclu sa fille. L’un après l’autre, vous les avez fait boire, et vous les avez aidés à se précipiter dans le vide. Même Madame Ferreira, déjà mourante.
- C’étaient des salauds ! Je vous jure ! Je m’en fous, moi aussi ils m’ont détruite. Je suis finie, la prochaine, c’est moi !
- Ne dites pas de bêtises… Et Madame Lucas ?
- Au fond du canal de l’Ourcq.
- Mon Dieu…
Nora sanglotait sur le banc, pliée en deux. Ted passa sa main derrière son épaule.
- Calmez-vous, calmez-vous…
- Me calmer ? Vous vous rendez compte de ce que j’ai fait ?
- Oui, je me rends compte. Ce qui est fait est fait… Calmez-vous…
Ted laissa la jeune femme pleurer un moment. Quand elle reprit un peu son souffle, il continua :
- Pour Grosjonc et pour Le Bihan, c’est assez simple. Vous les avez fait boire, et puis, une petite promenade nocturne, et au premier pont venu, hop ! C’est bien ça ?
- Oui, c’est ça. En fait, au début, j’ai pris rendez-vous avec Jaca… Je voulais voir l’effet des lettres anonymes. Il n’en a pas dit un mot. Ça ne devait pas le traumatiser… Je lui ai dit que le père Aït Chegroune était mort, et il a rigolé : « Qu’est-ce qu’on y peut ? »… Et puis, il a posé sa main sur moi… Il était déjà pas mal éméché. On était sur le pont quand j’ai vraiment pris ma décision.
- Et vous avez répété le même scénario avec Le Bihan, mais cette fois en sachant bien ce que vous alliez faire.
- Oui.
- Pareil pour Madame Lucas.
- Pareil.
- Mondragon, vous l’avez accompagné à un week-end d’escalade, et… Même chose, sauf
que le mur d’escalade remplace le pont.
- Oui. Ça n’a pas été évident de le faire boire. Mais avec un peu de persuasion…
- Madame Ferreira ?
- De toutes façons, il ne lui restait que quelques jours. Mais ce n’était pas juste qu’elle y échappe.
- Pour Véronique Landais, vous aviez la clé de son studio, n’est-ce pas ?
- Oui, depuis toujours… Depuis l’époque de Ni Putes Ni Soumises…
- Je m’en doutais. À part ça, il y en a deux pour avec qui les choses ne se sont pas passées comme prévu, n’est-ce pas ? Thierry Bouquetin et Maurice Mikoyan…
- Oui… Sinon, il n’y aurait jamais eu d’enquête… Il n’y aurait pas des innocents en prison…
- Faudel Amara a été libéré. Et Solange Mikoyan le sera bientôt.
- Bien sûr, je vais tout dire, je vais tout raconter…
- Racontez-moi à moi, déjà. Que s’est-il passé pour ces deux là ? Bouquetin, pour commencer…
- Boubouc, je l’ai emmené boire un verre ou deux, et puis en rentrant, j’ai proposé qu’on marche dans Villiers. Lui aussi, comme Jaca, il a trouvé le moyen de me reparler de Fatima comme on parlerait d’un fait d’arme… Je voulais l’emmener au pont. J’avais apporté exprès une bouteille de whisky. Il était un peu gris, ça n’a pas été difficile de le saouler complètement. Il tenait à peine debout. À un moment, il a voulu rentrer. On n’était pas allés jusqu’au pont. Je me suis dit que je n’aurais plus d’autre occasion. J’ai voulu l’assommer avec la bouteille, mais j’ai dû frapper trop fort, ou le coup est mal tombé… Quand j’ai voulu le traîner vers le pont, je me suis aperçue qu’il était mort. J’ai craché sur lui et je suis repartie. Je vous jure que j’étais soulagée !
- Et Mikoyan ?
- Pareil. Sauf que lui, il avait vraiment l’air de prendre au sérieux les lettres anonymes. Il m’en a parlé. Il croyait que c’était un parent à lui, à qui il devait de l’argent, et qui voulait lui faire peur, ou quelque chose comme ça… Son explication n’était pas très cohérente. De toutes façons, je n’avais aucune envie de discuter avec lui. Depuis que j’avais vu Jaca s’écraser sur la chaussée et le camion lui passer dessus, je savais ce que j’avais à faire. Je voulais l’emmener au dessus du périph, comme j’avais fait la veille pour Jaca. Mais ce gros con a voulu reprendre sa voiture. J’ai croisé les doigts pour qu’il se plante. Dans l’état où il était, ça n’avait rien d’improbable. Et c’est ce qui s’est passé.
- D’autant plus facilement que ses freins avaient été sabotés !
- Qu’est-ce que vous racontez ?
- Si Miko s’est planté, ce n’est pas parce qu’il était ivre. Il était ivre tout le temps, et il ne se plantait que rarement. C’est parce que ses freins ne fonctionnaient plus. Le conduit du liquide avait été sectionné.
- Vous mentez, je n’ai pas fait ça.
- Je sais que vous ne l’avez pas fait… Mais je ne mens pas. Désolé de vous le dire aussi brutalement, mais ce n’est pas vous qui avez tué Maurice Mikoyan. Quelqu’un d’autre s’en est chargé.
Nora le regardait sans rien comprendre. Il poursuivit :
- Et comme c’est sur la mort de Mikoyan que j’enquête, le reste ne me regarde pas.
- Comment ça ?
- La mort des autres, ça ne me regarde pas.
- Qu’est-ce que vous allez faire ?
- Justement : rien. Et vous devriez en faire autant.
La jeune femme recommença à pleurer.
- Vous ne savez pas ce que c’est, ici, d’être une « immigrée », comme ils disent. Il faut toujours leur donner des gages si on veut être regardée comme tout le monde. C’est parce qu’elle a refusé ça qu’ils ont détruit Fatima. C’était une fille intelligente, je vous jure, elle aurait pu faire n’importe quoi. Elle a toujours été la meilleure de sa classe. Mais elle n’a jamais cherché à leur ressembler, alors ils l’ont toujours méprisée. Oh, sans le dire, au contraire. Ils en parlaient en bien, avant qu’elle ne se mette à porter le foulard. Mais on voyait bien toute la condescendance qu’il y avait là derrière. C’est ça qu’elle a voulu fuir. « Puisque je suis une immigrée, une algérienne, une musulmane, vous allez voir ce que vous allez voir ! » Il y avait la religion, bien sûr, mais il y avait aussi ça, je crois. C’est pour ça que ça a été si facile pour ces salauds de me manipuler, moi, et de me monter contre elle. Parce que moi, j’avais suivi le chemin inverse. Moi, j’étais prête à tout pour être « comme eux ». Je vais vous dire une chose affreuse : j’ai été jusqu’à mépriser mes propres parents. Ils ont souffert, vous savez, en me voyant m’éloigner… Ils m’ont toujours poussée dans les études, ils voulaient que je devienne vraiment française, mais ils ne savaient pas ce que ça voulait dire. Française, je l’étais, de papiers ! Mais les autres, il leur faut plus que ça ! Il faut fumer, il faut raffoler du petit salé aux lentilles, il faut avoir des petits copains, bien français de préférence, il faut boire de l’alcool... Ah je peux vous dire que ça n’a pas été difficile de les saouler ! Boire de l’alcool avec la beurette… Comme ils étaient contents ! Ils étaient presque flattés ! Il faut aimer la même musique qu’eux… Il faut donner des prénoms français à ses enfants. Il faut dénigrer la religion musulmane. Et puis, quand tu es une fille, en plus, il faut toujours être la plus drôle, et la plus jolie, et la plus sexy, et la plus souriante, et la plus brillante. Ils t’attendent au tournant à chaque seconde. Moi, j’ai joué ce jeu là. Un jeu épuisant… Si vous saviez comme je voulais être normale, comme je voulais être Française, comme je voulais être comme eux !
Nora regarda vers la fenêtre de l’appartement Landais.
- Comme eux ! Vous ne savez pas, vous, ce que c’est que vivre à Politzer !
- Pas vraiment, non. Mais il y en a qui y vivent.
- Ceux là, on ne les reçoit pas ici ! Il n’y a pas les soirées d’étudiants pétés de fric, avec la vodka qui coule à flots, les petites coucheries, les week-ends au Touquet, où on vous fait bien comprendre qu’il faut encore faire un effort pour en être vraiment. Et vous n’en serez jamais vraiment, jamais. Ils le savent. Ils se foutent de vous. Ils vous méprisent. Vous savez qu’au moindre faux pas, à la moindre grimace, à la moindre colère, à la moindre violence ils diront « chassez le naturel, il revient au galop », ou « la caque sent toujours le hareng »… Ils vous renverront à votre statut de sauvage ou d’indigène, dans votre cité, la cité dont ils vous ont bien fait digérer l’idée qu’elle était le premier pas vers l’enfer, avec ses horribles arabes, ses noirs, ses immigrés, ses musulmans…
Nora s’arrêta un moment, hébétée.
- Qu’est-ce que je vais faire ?
- Je n’ai pas de conseil à vous donner, mais à votre place, je retournerais aux États-Unis, je reprendrais mes études, et je consulterais un bon psy. Il faut quelqu’un pour vous aider à surmonter tout ça. Après, vous ferez ce que vous voudrez. Avouer, ne pas avouer, raconter, ne pas raconter… Mais s’il vous plait, ne tuez plus personne. Ce n’est pas convenable.
Ted la regardait impassible, retenant dans sa bouche une grosse bouffée de fumée, et l’expirant par les narines. Nora esquissa un pauvre sourire.
- Comment pouvez vous plaisanter avec ça ? Je suis un monstre.
- Je ne sais pas qui sont les monstres.